Un jour de juillet de l’année 1943, à Relizane, dans l’ouest algérien, un adolescent de 15 ans réussit à pénétrer dans un camp militaire américain et y vola une grenade dont il ne savait que faire. Il se mit à manipuler l’engin tant et si bien qu’il lui explosa au visage, tuant deux de ses sœurs ainsi qu’un neveu et l’envoyait, lui, à l’hôpital pour deux ans au cours desquels on l’amputa du bras gauche.
Dix ans plus tard, l’ancien adolescent passait avec succès le concours d’entrée à la prestigieuse Ecole nationale supérieure des Beaux-arts de Paris. Il y est admis le 30 juin 1953, avec cette précision ajoutée sur son dossier : « Candidat victime civile de la guerre, amputé du bras gauche ».
C’est cette histoire, «un portrait à l’encre », prévient Benamar, pas une biographie, l’histoire d’une fugue d’adolescent et d’un destin inattendu que nous propose Benamar Médiène dans un ouvrage remarquable de tendresse et de rigueur, M’hamed Issiakhem, ma main au feu, aux éditions Casbah.
Tout le long des 350 pages d’une écriture fine et roborative, l’auteur, qui maîtrise son sujet pour avoir partagé 23 années d’amitié avec Issiakhem, nous fait revisiter ce siècle de déchirures et de joies, au-delà, des humains qui espèrent et qui font battre le cœur de la Terre.
L’artiste à l’unique bras a laissé des centaines de créations aujourd’hui disséminées à travers l’Algérie et le monde. Impossible d’échapper à Issiakhem. Il fut partout. Il est partout. Pour très longtemps. Pour l’éternité, peut-être.
Il tient, du reste, à toujours rappeler qu’il a l’âge des figuiers de son enfance, « 150 ans », plaisantait Kateb Yacine. Boutade d’écrivain. Peut-être. Mais une boutade non dénuée de sens pour qui sait l’interpréter.
Assia Djebbar, de son vrai nom Fatma-Zohra Imalayène, a dit d’Issiakhem qu’il a peint avec la main qu’il avait perdue. Sans doute l’écrivaine n’use-t-elle pas de la métaphore par seul souci d’esthétisme. Elle rétablit, à sa façon, la généalogie de tribu Algérie. La fille de Cherchell, devenue membre de l’Académie française, rappelle qu’elle est née au milieu des vestiges du royaume berbère de Maurétanie (Maroc et Algérie actuels) de Juba II, au premier siècle avant J.-C, et désignait Issiakhem comme frère de lignée. Va donc réclamer ta berbérité ! C’est dans la pleine possession de ses attributs identitaires, dans la liberté de dire, que s’épanouit l’artiste.
La création ne tolère aucune tutelle. On y vient naturellement, par les ingrédients constitutifs de notre personnalité. Issiakhem avait tant de choses à créer, il a dû se résigner à certaines seulement.
Le livre de Benamar aura au moins servi à nous expliquer pourquoi Nedjma n’enfante plus.
M. B.
M’hamed Issiakhem, ma main au feu, portrait à l’encre, de Benamar Médiène aux éditions Casbah.
En réalité, son nom de famille aurait dû être Issiakhen. Chez les Aït Jennad, d’où sa famille est originaire, ainsi que le âarch voisin des Iflissen (tous deux pas loin d’Azeffoun,) quand le gouvernement français a institué l’état-civil dans cette région en 1892, un grand nombre de familles ont choisi le nom d’une propriété à eux comme nom de famille. Ainsi, par exemple Iger B’ouchene, le prés du chacal (Iguetbouchene, le musicien.) J’en connais personnellement une bonne demi-douzaine qui ont fait ça. Donc, je parie que la famille du célèbre peintre a ou avait un terrain, jardin ou autre propriété foncière appelée Issiakhen, car sinon Issiakhem ne fait aucun sens.
Correction: Iguerbouchene.
Isiyaxem ne veut rien dire en kabyle. Ce ne peut être, en effet, qu’une déformation d’Isiyaxen, dérivé d’un nom de lieu (terrains glissants = isiyaxen ou isuyax), à l’instar d’Igerbwucen (champ de blé du chacal = iger bwucen). Cela fait partie des fantaisies des agents recenseurs des bureaux arabes, lors des attributions de noms patronymiques en Kabylie dans les années 1880. Le bureau arabe de Larbɛa Nat Iraten, dont relève mon village, fit un choix différent : chaque chef de famille s’était vu souvent attribuer le prénom du grand-père à titre de nouveau nom patronymique. De sorte que mon grand-père s’est vu attribuer un nom patronymique officiel différent de celui de ses arrières cousins, alors même qu’ils continuaient, tous, pour la société kabyle, d’être réunis au sein d’Adrum n At Dahman. Dans mon village, je ne suis, à ce jour, connu que sous le patronyme de Ferhat At Dahman. Une anecdote croustillante : interrogé sur le prénom de son grand-père, un chef de famille de mon village répondit fièrement : « Ǧeddi d mis llaṣel ». Sa descendance, depuis, porte le nom de Lassalle!
HA HA HA!!! Lasalle ! Prénom typiquement kabyle, n’est-pas, surtout épelé comme ça. De votre côté du pays, je crois que cette opération a lieu, ou du moins a commencé, en 1872. Du côté de la Kabylie maritime c’était 20 ans plus tard, en 1892. La raison du décalage est probablement la population très éparse de la région des ivehriyen.
Dans mon propre 3arc, ça s’est passé comme chez vous. Chaque “adroum” a envoyé son/ses “tamen/temman le jour de cette opération pour déclarer le nom choisi. Evidemment, chaque nom aurait commencé par Aït si on le leur avait permis, mais on ne leur pas pas permis ça, alors il y a eu toutes sortes de situations et de noms donnés arbitrairement ou au hasard. Beaucoup des responsables de famille ne se sont même pas présentés ce jour-là alors les interprètes kabyles leur en ont choisi un, et le choix pouvait être moins que neutre selon le genre de relation que l’interprète avait avec la famille.
Par contre, chez les Aït Jennad et les Iflissen, ces deux aârach se sont concertés et ont décidé de presque tous se donner des noms de propriété foncière ou lieux-dits du village. Ainsi la famille Bouzegza, du torrent Ighzer ou-vouzegza, Tizza, un endroit du village Abizar, Immemaï (un petit arbuste qui a donné son nom à un endroit,) etc. J’ai donné l’exemple de Iguerbouchene, un autre est le nom de la grande H’nifa, des Aït Jennad. Son nom était Ighil L’arbaa, encore un lieu-dit.
Je n’ai appris mon nom de famille “nouveau” qu’à l’âge de sept, parce qu’il fallait l’utiliser à l’école, mais beaucoup de vieux et surtout de vieilles ne connaissaient pas le leur encore aux premières années de l’indépendance. Je me rappelle avoir lu la carte d’identié d’une vieille tante en 1962 ou 1963 et quand je lui ai lu son nom, Meziani, elle a dit que ce n’était pas son nom. Elle n’en avait aucune idée. Il a fallu que mon père lui explique que c’était la “kounya” (mot d’origine latine, soit dit en pasant) donnée par l’administration française 70 ans plus tôt.
A propos de » lkounya » d’où vient ce mot ? Chez nous à iflissen umellil : on dit lkkounya.Et aussi kardintiti pour les plus francophones parmi nous. Mais dans certains coins de Kabylie on dit nekwa. Que certain ont interprété Par une contraction de d’ Nek-wa. C’est moua celui-là. Mais elkoun-ya ?
Salut, Dda Hend. Eh bien, figure-toi que kounya vient du latin. Il faut que je cherche exactement la chaîne d’évolution du mot, mais il a une relation avec “cognition” connaissance, c’est à dire le nom par lequel tu es “connu”.
Quand à nekwa, je ne sais pas exactement, mais ça ne me surprendrait pas que ce soit une déformation de kounya.
A propos des registres municipaux. Sais-tu que la nouvelle administration a refait le coup des registres coloniaux quand elle a procédé à l’a3ravisation des registres municipaux. Tous ceux dont les noms ont été écrits en français ont été transcrits en arabe sous d’autres formes. Ni le même nom de mère. Idem en ce qui concerne tadjadarmit enni qui s’est trouvée exclue de l’ héritage pour les mêmes raisons. Je t’assure que certains transcripteurs ont eu encore plus d’imagination que les employés municipaux de l’administration coloniale.
Le curseur de ma poufiasse de tablette a fait encore des siennes. Fallait lire : »je n’ai plus le même nom de père que mon frère biologique et utérin », ni…. »
Je suis d’avis que nnekwa dérive bien de kunya.
Heuheueu ! N’étant pas un expert en dérivation ,j’ai comme l’impression que ce le chemin de dérivation de lkunya à nekwa est tiré par les cheveux. Comme dirait Mohamed Kiprouve : pourquoi pas l’inverse?
Je dis « peut-être » que nekwa est inversion de kounia, comme, par exemple, on dit ritla au lieu de litra dans certaines régions d’Algérie. Est-ce que je sais que c’est un fait? Non, pas du tout, juste une intuition.
Il y a en effet ce phénomène de renversement de syllabes dans certains emprunts en kabyle.
Pourquoi pas l’inverse ?
Je tiens de mon père, que mon grand-père fut convoqué en compagnie des chefs de famille de mon village, à une réunion qui s’est déroulée sur plusieurs jours deg u sqif n taddart, en 1882. Pour rappel, lɛarc n At Iraten fut l’un des grands foyers de l’insurrection de 1871, ce qui a probablement différé ce type d’opération.
C’est certainement ton père qui a le dernier mot ici, et pas moi. Je n’irais pas prétendre le contraire. Je suppose alors que l’opération a commencé en 1871 mais pas partout en même temps. Je sais que dans la région des Iverhriyen c’était en 1892.
Petite anecdote: Dans mon quartier de Tizi Ouzou, dans les années 70, il y avait deux très vieux hommes, tous deux prétendant avoir dans les 100 ans, plus ou moins. L’un était des Ath Abbas et l’autre des At Yiraten. Comme ils ne savaient pas réellement quel âge ils avaient, ils se sont adonnés à un petit jeu: Te souviens-tu de tel ou tel évenement? par exemple, la première guerre mondiale, et bien évidemment, ils avaient tous deux des enfants adultes à l’époque. L’une des questions que l’un d’eux a posée à l’autre est s’il se rappelait quand les noms de famille ont été établis, et tous deux se rappelaient très bien. Ils ont continué aisni jusqu’à ce que l’un d’eux a été obligé d’avouer à son jubilant « adversaire » qu’il était trop jeune à l’époque pour se rappeler un certain événement. C’était comme un concours entre eux, ou un jeu de cartes, et un beau petit spectacle pour nous les jeunes du quartier. Nerwa l’ferdja, comme on dit.
Je voyulais dire « … l’opération a commencé en 1872… »
Un exemple bien connu, similaire à celui du sieur Lassalle est le nom d’El-Anka, le grand chanteur. Quand il est né, en 1907, c’est son oncle maternel qui est allé inscrire sa naissance à l’état-civil. L’employé français au bureau lui a demandé le nom de l’enfant. L’oncle a dit Muhend U Yidir Nath wa3rav. L’employé n’y comprenait rien. Il a insisté pour avoir le nom patronymique de l’enfant, ce nom « officiel » qui en 1907 était déjà tout nouveau pour la famille, puisqu’il ne leur avait été donné qu’en 1892. L’oncle, ne comprenant pas très bien les questions qu’on lui posait en français, croyait qu’on lui demandait s’il était le père, ce à quoi il a répondu en arabe « Lala, ana khalou !… khalou, khlaou ! » L’employé français a cru comprendre que c’était le nom de famille du petit, alors il a mis comme nom de famille: Halo. Sur les fiches d’état-civil, El Hadj M’hamed El Anka, de son vrai nom Muhend U Yidir Nath Wa3rav, est donc officiellement Mohamed Halo.
Mon patronyme kabyle est de cette forme qui commence par Iger….
Sauf que dans ce cas, on portaient sont nom depuis toujours comme on dit et c’est ce nom que. aujourd’hui, utilisent dans la vie réelle. Depuis 1892, dans l’état civil algérien, rien que dans mon village, on porte trois noms de familles. C’est à peu à près pareil pour certaines autres familles.
A une échelle plus vaste, le aarc auquel appartient mon village a été détaché de la confédération – taqvilt – par l’administration algérienne en 1985 pour le rattacher à une une autre « daira » comme ils disent, juste pour étendre la wilaya de Setif dans les babors
La famille de ma mère est aussi divisée en trois différents noms de famille depuis 1892, comme At Dahman le dit de la sienne, alors que c’est la même famille. Je ne sais pas pourquoi ça s’est passé comme ça. Peut-être que les responsables de la famille qui ont été convoqués pour donner leur nom ne s’entendaient pas et ne voulaient pas porter le même nom, ou peut-être qu’ils ont été convoqués à des dates ou des endroits différents… Je n’en ai aucune idée.
Quant au rattachement à une autre daïra, on sait tous très bien que le pouvoir d’Alger a toujours voulu diviser la Kabylie et lui enlever sa kabylité. Comme quand ils ont décidé que les clubs de football ne peuvent pas porter le nom d’une région et doivent changer leur nom en arabe, alors que tout le monde sait que c’était uniquement pour changer la JSK.
C’est comme ça quand c’est à une tierce partie, tuteur, colonialiste, etc … qu’échoit la responsabilité sur les affaires de quelqu’un. O n’est mieux servi que par soi même.
Merci M.B pour ce vibrant hommage rendu à M’hamed Issiakhem et son à œuvre, à la fois tragique et d’une indicible sensibilité. Je lirai ce livre. Issiakhem et son binôme Kateb Yacine, furent ces deux larrons de génie qui ont illuminé la culture algérienne durant ces brèves années inoubliables, par leur impertinence, les facéties du « chameau prolétaires » et le riche théâtre populaire de Kateb. Une époque, hélas, révolue!
Je suis bien fier de M’hamed Issiakhem, pour le personnage qu’il fut, mais sur le plan strictement artistique, je dois avouer que je ne comprends pas Issiakem ou n’importe quel autre peintre moderne. Je ne ressens tout simplement rien devant un tableau de Degas, Picasso, Césanne, ou Van Gogh. Pourtant je ne suis pas insensible à la beauté de la peinture. Un ami possède un tableau peint par un prisonnier noir totalement inconnu dans le monde de la peinture, représentant une fillette noire du Sud des USA jouant à la corde devant son taudis. Chaque fois que je visite mon ami je reste pendant de longues minutes fasciné devant ce tableau. Je le lui volerai un de ces jours.
En tout cas il n’y a rien dans la peinture qui me mette en trance comme peut le faire la musique ou la poésie.
Un jour peut-être aurai-je la chance d’en découvrir la magie…si elle est là.
Même pas « Guernica » de Picasso ou « Le jugement dernier » de Bosch?
Honnêtement, wellah ar walou. Il y en a qui me « plaisent bien », mais rien qui me transporte dans un autre monde comme le fait la musique, la poésie ou la littérature. Je me rends compte que c’est probablement en moi qu’il y a une absence de sensibilité à ça et non une absence d’intérêt intrinsèque à la peinture.
Pourquoi pas. Après tout, il y a toujours une exception qui confirme toute règle. Iflissen et At Djennad ont fourni tant d’artistes de talent à la Kabylie et à l’Algérie toute entière. Il est vrai aussi qu’Iflissen et la confédération des At Jennad ont de tout servi de verrou à toute pénétration étrangère en Haute Kabylie. Leurs guerriers, dit-on, avaient pour devise, l’expression suivante : «Seule la crainte de gaspiller la balle engagée dans mon fusil retient mon envie de te tirer dessus!» (« Lukan ur iyi tɣaḍ ara teṛṣast agi di lfuci, akin utaɣ-yis »).
Encore un éclat de rire à gorge déployée !… Ça me rappelle une autre petite blague de la Kabylie ancienne. Avant la conquête française, il y avait de tout temps une rivalité entre les Aït Jennad et les Igawawen. Chacun des deux racontait des blagues sur l’autre. Une des blagues que racontaient les Igawawen sur les Aït Jennad concernait leur fierté et leur belliquosité démesurées – du point de vue des Igawawen de l’époque, bien sûr. Ils racontent donc qu’un homme des At Jennad essayait de traverser la rivière de Boubhir quand il a été entrainé par le très fort courant. Enragé, notre homme tire son épée et commence à donner des coups de toutes ses forces dans l’eau en criant : « Aţ-ččeḍ ajennad a-y-asif ?? » (c’est toi qui vas noyer un ajennad, rivière ?)
Naturellement, les Aït jennad aussi avaient leurs propres blagues sur les Igawawen.
Si j’admets que la devise prêtée aux vaillants guerriers n At Jennad, relève ,comme vous dites, de cette guéguerre humoristique qu’auraient entretenues nos deux Confédérations de tribus respectives; en revanche, le rôle de verrou protecteur que furent At Jennad en fermant l’accès des envahisseurs étrangers à la Haute Kabylie est attesté par l’histoire. Raison pour laquelle Igawawen tiennent At Jennad et Sidi Mansour en très haute considération.
Oh, bien évidemment, tout ce que vous dites est vrai. D’ailleurs il faut ajouter l’autre tribu des Iflissen, ceux de Oumellil, comme rempart contre les turcs. Les Iflissen Oumellil étaient peut-être le bouclier principal contre eux, car étant plus proches des turcs d’Alger, et ayant des terres beaucoup plus arables à défendre contre eux.
Et puis, partout dans le monde entier, d’une région ou d’une ville à l’autre il y a toujours eu ce genre de plaisanterie. Aux USA, par exemple, jusqu’à nos jours, il y a un genre de blague appelé « Aggie joke », une blague Aggie. Aggie est l’abréviation du mot « agriculture, » contenu dans le nom de l’université Texas A&M (Texas Agricultural and Mechanical College.) Des dizaines de milliers de blagues circulent sur les étudiants Aggies et leur supposée stupidité, alors qu’en réalité ils sont parmi les plus hautement qualifiés au monde.
Mon père connaissait toute Kabylie comme sa poche car son boulot le menait dans à peu près tous les villages à un moment ou un autre de sa vie. Il a passé plusieurs séjours à Timizar N’Sidi Mansour comme travailleur volontaire dans sa jeunesse, car il était Soufi, membre de la Rahmania. Il me parlait aussi avec une énorme admiration et révérence des Ath Yirathen, où il compatait beaucoup d’amis. Je me rappelle avoir appris de lui le mot « iɣuraf, » pluriel d’aɣaraf (j’espère que c’est bien le mot correct après plus de 60 ans) quand il nous racontait comment les At Yiraten lâchaient de gros rochers sur les attaquants français et comment ils ne s’étaient admis vaincus que lorsqu’ils ne pouvaient absolument plus rien faire pour repousser les attaques.
J’ai en ma possession une « Carte de l’organisation tribale et confédérale de la Grande Kabylie », datant du début du XIXème siècle, avant la colonisation française. On y voit les pourtours du territoire des Iflissen Umlil, pays de Lḥaǧ Muhend At Zaɛmum et de son illustre descendance, mais, plus tard, aussi de Krim Belkacem, de Tasaɛdit Yasin, et de bien d’autres grands personnages. Je vais tenter de la publier ici.
Aɣaraf (pluriel iɣuraf) désigne la grande meule en pierre, utilisée pour triturer les olives dans les moulins à huile kabyles. Ils furent en effet amplement utilisés comme rouleaux compresseurs, contre laɛsker n Bubriṭ (Beauprêtre), Randon et Bicuḥ (Bugeaud).
Ma famille appartient également à la Rahmaniya, depuis au moins cinq générations. Aussi, ai-je été bercé dans cette tradition, nourri des épopées de Ccix Ṣeddiq Aɛrab, ccix de la Zawiya d’Icraɛwen et l’un des chefs de la Résistance. Icraɛwen, village natal de Si Muhend u M’hend, auquel était rattaché Ssuq Larbɛa, qui donna, plus tard, son nom au Chef lieu de Laṛbɛa n At Iraten, fut rasé par la soldatesque coloniale, ses habitants tués, déportés ou éparpillés. Il n’en reste plus que quelques vestiges, dont le Mausolée de Sidi Hend Awanu. Sans oublier, bien entendu, la geste de Lalla Faḍma n Summer et des martyrs d’Icceṛṛiḍen, chantés par Muḥend u Idir At Arman :
A nzer isaffen
Ad n ẓur Icceṛṛiḍen
Din ay muten
Ccefut fellasen
Izmawen igawawen
Cuden si murar ar idurar
Ccefut fellassen.
Merci pour cette mise au point sur aɣaraf/iɣuraf. Je savais qu’on appelle l’énorme meule en pierre aɣaraf, mais je pensais que c’était un sens dérivé de « grosse pierre » et non un sens exclusif. Il faut dire que ça fait longtemps que je suis isolé du kabyle. Mais si je ne l’entends plus autour de moi, je le porte dans ma tête et dans mon âme, et à la mention de Si Muh-U-Mhend, j’ai un pincement au cœur. Si Muh-U-Mhend est mon idole. Je l’ai découvert en lisant le livre de Mammeri. J’étais adolescent à l’époque. C’était un choc pour moi, un séisme. Dans ses poèmes j’étais, et suis toujours, transporté dans un autre monde. C’est comme l’ébriété ou la zetla: celui qui n’a pas ressenti ce genre d’émotion ne peut pas la comprendre, on ne peut pas la décrire.
La grosse pierre ou le rocher se disent aẓru. J’ai appris auprès de ma mère de nombreux poèmes « décents » de Si Muh, dont celui-ci, que j’affectionne particulièrement:
Ɣliɣ ar lbir meqqar
Ay hubaɣ nenṭar
Tafaf ur ttid n ttewali
Telt miya lmitra neɣ ketar
Lqay d leqhar
Yebɛad wensi d nettali
Aqli a min icca lbḥar
A Ǧebrayel nnɛar
Hubaɣ iṭṭij-iw yeɣli
Ar tufat di talwit
Merci pour ce beau poème, que je ne connaissais pas. Venant de votre mère, il doit être authentiquement de Si Muhend. D’ailleurs il y a des signes que j’y vois, même s’il peut avoir été corrompu en partie par le temps et la mémoire humaine. Je dis ça parce qu’il y a un grand nombre de poèmes qui lui sont attribués à tort, même de son vivant. Mammeri a consulté des compagnons encore vivants du poète pour son recueil. Il a dit qu’il a rejeté un grand nombre d’autres poèmes qui lui ont été rapportés, car n’y voyant pas la marque de Si-Muhend. Cette « marque » ce n’est tout le monde qui peut la détecter. Il y a même quelqu’un qui a écrit un soi-disant recueil il y a quelques années. J’attendais fébrilement de recevoir une copie de la part de mon frère, mais dès les premières pages j’étais ahuri ! Comment peut-on prendre ces vers d’un amateurisme à faire pleurer pour du Si Muh-U-M’hend ? J’ai – littéralement – jeté le livre contre un mur de déception avant de le jeter à la poubelle.
Beaucoup trop de griffonnages ont, en effet, été, abusivement, prêtés à Si Muh, mais ceux qui sont familiers de sa poésie savent la reconnaitre, à sa marque, comme vous dites, c’est à dire sa métrique, sa rythmique et, par dessus tout, l’élégance de son verbe. N’est pas Si Muhend u M’hend n At Hmaduc qui veut!