« Cependant, un jour viendra où j’écrirai un vrai roman, qui sera publié par une des grandes maisons d’édition de ce pays. Un jour viendra où je décrocherai le prix Nobel et où ils préciseront dans ma notice biographique que j’ai commencé ma carrière en écrivant des textes érotiques payés trois dollars pièce ».
Dans L’art du roman (1986), Milan Kundera parle de « l’agélaste » (« celui qui ne rit pas, qui n’a pas le sens de l’humour ») comme étant le plus redoutable ennemi du roman. L’auteur de La plaisanterie (1967) pose le rire donc comme le point de départ du roman, un point à partir duquel l’écrivain s’essaie de penser l’existence et le monde dont la vérité ne cesse de lui échapper. Le rire, qui est l’une des sources intarissables de la création romanesque, est cette sagesse incertaine du roman qui se donne pour tâche la critique de la « non-pensée des idées reçues », l’avatar de la bêtise moderne, après le diagnostic de Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues (1913).
Un chien de rue bien entraîné du très prometteur romancier égyptien Muhammad Aladdin est l’œuvre d’un anti-agélaste dont la maîtrise du rire casse les idées reçues sur l’Égypte (celle de l’Homo islamicus par exemple) – et de surcroît sur l’ensemble de l’espace arabophone – avec la force d’un marteau herculéen.
Ahmed, pornographe lettré et écrivain en devenir
Que nous raconte Aladdin dans son roman ? L’incipit annonce le goût et la couleur de l’histoire : « Pénétration. Croupe heurtant le volant. Halètements. Pénétration. Claquements de chairs contre d’autres chairs. Croupe heurtant le volant. Halètements. Pénétration ». Au commencement : le sexe. Dans une voiture, sur le périphérique. On est au Caire. C’est l’histoire d’Ahmed qui va nous décrire en bon agélaste sa société « ‘’immergée dans la fange’’ ».
Licencié en lettres et orphelin de mère dès sa naissance, Ahmed a vécu une grande partie de son enfance chez sa grand-mère maternelle pour aller ensuite s’installer, le moment de l’université venu, chez son oncle dont la femme ne cesse d’éveiller et de susciter ses fantasmes. Peinant à gagner sa vie de son diplôme de lettre, Ahmed, s’adressant respectueusement à son cher « ami lecteur », se présente ainsi : « j’écris des récits érotiques pour un site que je ne connais pas, et qui m’envoie de l’argent en contrepartie ».
Fidèle lecteur des récits pornographiques de ‘’Nadia Lafesse’’– auteur des « Mille et Une Baises » et du premier club littéraire érotique sur internet –, grand passionné des questions sexuelles et doté de « connaissances encyclopédiques » considérables « en matière d’histoire du cinéma porno », Ahmed aspire à devenir un grand écrivain en transmettant « dix récits [érotiques] par jour » à Rusika, probablement l’un des plus importants responsables de ce site obscur. Il rêve d’écrire un jour son chef-d’œuvre à la manière de celui de‘’Nadia Lafesse’’.Quand Ahmed culpabilise sur ce temps perdu à écrire des récits érotiques, il se console en se « disant que Dostoïevski avait écrit ses romans les plus géniaux pour payer ses dettes de jeu ».
Tout compte fait, la carrière d’Ahmed, en tant que pornographe encyclopédiste, a pris son essor avec ce site en envoyant « l’histoire de la femme qui se fait violer sur le périphérique et qui y trouve du plaisir », histoire inspirée de sa récente aventure sexuelle avec Névine, dans sa voiture, sur le périphérique cairote : « …j’étais bien décidé à faire le récit de cette journée pour l’envoyer au site web qui loue mes talents ».
Qui est Névine ?…
Névine est la fille d’un homme riche ayant de l’entregent en Égypte et dans le Golfe. Après la fin de ses études dans le Golfe, elle est revenue s’installer au Caire. Elle s’est mariée avec un certain Tamer, un homme d’apparence opportuniste. Quand Névine parle de son mari avec Ahmed, elle se contentede répéter que ce « Tamer est vraiment un enculé ». Si Névine a épousé Tamer pour multiplier les conquêtes avec d’autres hommes, l’union de Tamer avec cette dernière a pour motivation l’investissement du carnet d’adresses de son beau-père.
Ahmed décrit souvent Névine comme une femme qui « déployait une énergie folle dans l’exercice de son activité corporelle ». Passionnée des questions sexuelles comme l’apprenti écrivain des forums érotiques, et de la pratique sexuelle de surcroît, elle « n’avait pas de type favori, et pour elle, il était facile de se convaincre de coucher avec tel ou tel homme : de jolies lèvres, une belle voix, une façon de fumer la cigarette, un look vestimentaire, une façon de regarder. Par la même occasion, elle faisait la nique à son mari. Par la même occasion, elle prenait une assurance pour l’avenir ». C’est le portrait de Névine vue par Ahmed.
La confiance de Névine en Ahmed est totale. Et elle de reconnaître : « – T’es celui qui m’a le moins harcelée après que je l’ai envoyé paître ».
…et les autres
C’est une « génération de jeunes à la mode » à laquelle appartiennent Ahmed, Névine, et leurs amis Abdallah et Alaa, dit le Loule. Peu soucieux des codes et des conventions, ils transgressent toutes les normes établies, mais avec délicatesse.
Abdallah est « l’homme au casque » qui ne possédait pas de moto. Son père est un « marchand de roulements à billes de la rue Champollion et d’une mère parente de ce dernier ». Fils unique, Abdallah est le seul membre de la bande d’amis d’Ahmed qui « s’est vu octroyer le plus d’affection et le plus d’argent de poche ». En dépit du fait qu’il « était l’un des rares à posséder un magnétoscope de marque Qaryounes », il a viré par la suite à la drogue sous l’influence de son « cousin débauché » qui, « en plein mois de Ramadan », lui proposait des joints – du bango (une drogue bon marché un peu similaire au crack) – lors du repas de rupture de jeûne.
Alaa ou le Loule est un chrétien originaire de Mansoura, un vieil ami d’Ahmed qui « travaillait comme réalisateur pour une chaîne de télévision privée » et qui, « pour des raisons inavouables », s’est trouvé dans l’obligation « de donner sa démission ». Se débrouillant avec les moyens du bord, le Loule rêve faire un film sur « l’histoire d’un jeune homme romantique amoureux d’une fille dont il s’avérait qu’elle était atteinte d’un mal incurable » qui « va tout casser ». En attendant l’enfantement de chef-d’œuvre, il projette de réaliser des émissions sur la danse orientale pour diffuser ensuite sur Youtube. Homme bien différent des autres et caractérisé par son ironie mordante, le Loule fait des raids nocturnes pour « ramasser » des danseuses de l’enfer des cabarets.
Ali l’Amande et Névine : le point de bascule
Ali l’Amande est celui qui va faire basculer le récit. Fils d’un restaurateur, il avait pour vice les femmes ; « il avait une véritable passion pour tous les spécimens de l’espèce Homo sapiens pourvus d’une chatte ». Mais cette passion sexuelle s’accompagnait souvent de violences physiques, de chantage sexuel et d’extorsion d’argent et de bien. Un jour, l’apercevant dans le restaurant paternel avec son « hijab noué à l’espagnol », ses lèvres rouges et sa voiture luxueuse attirent son attention ; il ne l’a pas lâchée des yeux depuis ses marmites. Et comme elle était sur le point de partir, il a réussi à lui glisser son numéro de téléphone écrit dans un petit bout de papier plié en quatre, tout en lui disant : « – J’espère que tout s’est bien passé, belle dame ! », lui, qui se croit supérieur à ses clients.
Après un premier contact, Névine et Ali l’Amande ont pris l’habitude de se voir et ont fait l’amour ensemble. Fonctionnant selon l’adage« après le viol, le vol », Ali l’Amande, après avoir filmé son coït avec Névine, l’a rouée de coups, volé sa voiture et son argent. Racontant à Ahmed ses déboires, Névinelui confie : « J’ai fait la connaissance d’un gars qui s’est révélé un vrai fumier, on a fait notre affaire et c’est ensuite que c’est arrivé ». Elle avait des bleus à l’œil droit et portait des lunettes pour cacher ce large cerne.
En riposte au chantage et aux menaces d’Ali l’Amande, Névine organise sa revanche et tend un piège à ce dernier en étroite collaboration avec Ahmed, Abdallah, le Loule et ses danseuses des cabarets nocturnes. Après l’échec du premier piège tendu à Ali l’Amande, le deuxième sera le bon : Névine récupère sa voiture et Ahmed prend la fuite avec une somme d’argent considérable, prévue préalablement pour Ali l’Amande.
Du début du roman jusqu’à sa fin, Ahmed n’aura pas arrêté de courir, comme « un chien de rue bien entraîné ».
La politique est bien présente dans le roman de Muhammad Alladin, mais à l’exception de quelques références directes, elle ne se manifeste qu’à travers un style sarcastique et ô combien mordant.
Les fous furieux islamistes accusant Nadia Lafesse« de diffuser la débauche sur [leur] terre d’Islam» ignorent que cette même terre occupe « la troisième position mondiale »en matière de consultation de sites pornographiques; le major Mustapha, incarnation de l’État militaire, prend du bango avec Ahmed et Abdallah, au nom de la sécurité du peuple égyptien ; et, enfin, le chauffeur de taxi qui, s’adressant à Ahmed en lui disant que nous vivons « une période noire, mon bey… », diagnostique en quelque sorte le malaise d’une jeunesse vivant entre le processus révolutionnaire égyptien et la dictature militaire qui tente d’étouffer son essor par tous les moyens.
Il est difficile pour une personne provenant de l’espèce arabophone de ne pas être sensible aux mots et au style de Muhammed Aladdin et, aussi, à sa franchise. D’Ahmed, le héros des chiens de rue bien entraînés, je retiens cette sagesse, que je livre à l’usage de nous autres qui vivons avec ceux qui prétendent détenir la Vérité absolue : « la meilleure des vertus était la lâcheté, et que meilleure encore que cette vertu-là était celle qui consistait à avouer franchement la sienne ».
Faris Lounis
[1]Muhammad Aladdin, Un chien de rue bien entraîné (Kalb baladî mudarrab, 2014), trad. Khaled Osman, Arles, Actes Sud/Sindbad, 2022, 123 p., 15 €.