« Quand je me propose de faire de grands efforts et que je trouve sur mon chemin une trop grande résistance, je fais de long voyages à travers l’Algérie avec l’espoir de comprendre comment un peuple si compliqué arrive à vivre » (1).
Ces phrases retrouvées au verso d’une lettre que Kateb Yacine adressa le 26/4/1948 à Gabriel Audisio alors directeur du Service algérien d’information et de presse auprès du Gouverneur général d’Algérie (GGA). Des phrases dactylographiés et barrées par celui qui avait remis pour publication, un recueil de nouvelles, intitulé Nouvelles d’outremer qui ne versa jamais le jour et qui a été tout simplement de texte qui « semble traduire une complète impuissance à adapter et à conserver un ton, à composer, à donner au livre une architecture ». Les remarques émanent d’Emmanuel Roblès dans une réponse faite à Audisio, avant de conclure qu’il ne reste que peu de mérite à ce manuscrit.
Quinze ans après cette correspondance, Kateb Yacine est à Paris venant d’Alger pour assister dans la salle du théâtre Le Récamier, aux répétitions de sa pièce La Femme sauvage que la compagnie théâtrale de Jean-Marie Serreau allait monter. Nous sommes le 10 janvier 1963 et Alain Célerier le rencontre pour l’occasion et lui propose une interview qui paraîtra sur le journal Combat, dont le poète-dramaturge était lui-même un collaborateur assidu durant 1948. C’est à cette mémorable rencontre que nous empruntons notre titre d’article qui fut celui de l’organe de l’ex-résistance gaulliste, entendre Jean Moulin, durant l’occupation nazie.
C’est à la question de si le grand véhément qu’il était dès l’âge de 15 ans Kateb répondra par : « On a le tempérament qu’on peut. Je continuerai à lutter contre tout ce qui menace l’épanouissement de la culture populaire. Il faut craindre un certain penchant pour le totalitarisme ». Lorsqu’il abordera la nécessité des grands moyens au service de « complexe culturel » qui s’imposera aux Algériens, après avoir résolu les grands problèmes économiques, il n’omettra pas d’inclure le besoin de la libre expression dans la culture, après qu’Alain Célerier le prenait au mot par « Vous l’avez ? ».
Mais le poète de Condé-Smendou est pour cette dramaturgie tragique grecque qui assemble autour d’elle quelques 30000 spectateurs, en un théâtre de masse dont il a trouvé l’essence algérienne à travers la parcours nomadique de Si Mohand dont « il n’est pas un Kabyle qui n’est sur les lèvres trois, six, neuf vers d’un poème » de lui.
Nous sommes en l’An 1 de cette indépendance politique qui traça les pourtours d’un Etat pris d’assaut par une « caste » petite-bourgeoise nationaliste et finit par reproduire les institutions politique et idéologiques du GGA. Avec le poète-conférencier qu’est Kateb Yacine à ses débuts, nous ne pouvons être réducteur. Il ne l’a jamais été le long de sa production littéraire et artistique, comment peut-on se dérober de son action culturelle et politique, en le réduisant au seul « homme de Nedjma ». Nous disloquons la dialectique de son parcours en existence fragmentaires, distincte l’une de l’autre, le poète éloigné du journaliste, le romancier du dramaturge et l’homme d’esprit de son parcours militant. Ne sommes-nous pas transformés en veilleurs d’inconscience au point de reproduire le trauma eurocentriste du colonisateur ?
Kateb Yacine fragmenté
Dans L’œuvre en fragments (Sindbad, 2012) et Minuit passé de douze heures. Ecrits journalistiques, 1947-1989, (Seuil, 1999), la technique de l’assemblage, de l’empaquetage et du collage a battu son plein. Il n’y a pas lieu de s’interroger après plus de 30 ans de sa disparition, l’homme et l’œuvre demeurent diamétralement perçus par le prisme de « l’école » de Lyon-2 ou de celle des « répétiteurs » de l’université algérienne qui, sous la parabole de « tout à été dit » sur les écrivains et les écrivaines d’avant 1962 s’envasent dans les clichés et les frustrations des maîtres à penser.
Pourquoi a-t-on détaché Kateb Yacine de Mohammed Dib ? Eloigner Mammeri de Amrouche, dont Kateb Yacine s’est uni dans un même combat culturel et politique ? Mouloud Mammeri, universitaire-chercheur en ethno-anthropologie ne s’unissait-il pas suffisamment avec Assia Djebar, l’historienne et universitaire ? Autant d’ateliers de cette histoire littéraire algérienne qui s’annoncent à notre nouvelle perspective de voir et revoir les nôtres, que dans l’oculaire de celui qui nous regarde avec ondulation dégradante.
Kateb Yacine est une machine à ouvrir des ateliers d’écritures totalement imbriquer à des ateliers de réflexions. De sa conférence sur l’émir Abdelkader à Nedjma, il y a tout un monde, le nôtre, qui a été diamétralement façonné. Ecrire pour la paix contre la prolifération de l’arme nucléaire en plein « Guerre froide », c’est aussi le cri de Nedjma à Nagasaki et à Hiroshima. Le cri anéantit de toutes les Nedjma du Japon meurtri.
La rencontre de Kateb et de Abderrahmane Bouchama au sein du Comité algérien pour la paix, n’a-t-elle pas suscitée quelques discussions sur la physique quantique pour retrouver ces traces dans les cinq éléments-hommes en rotations autour de Nedjma-le noyau ? Nous ignorons presque tout de Kateb le lecteur, le grand consommateur de livres et du grand abonné dans des revues littéraires et scientifiques.
Le long des deux quinquennats, bien disparates de la vie de Kateb Yacine, quelle relation ou rencontre avait-il avec une des premières plûmes et pas des moindres, de la presse algérienne : Mohamed El-Aziz Kessous ? Ou encore avec celle d’El-Boudali Safir ?
Echapper à la facilité en se proposant de faire de grands efforts face à la résistance, pour paraphraser les propos même de l’interview de Kateb, nous interroge sur ce « premier » Kateb parmi d’autres. Etions-nous réellement face à une multiplicité d’interprétations dramatiques à travers un même personnage ? A 15 ans, on est teinté par sa condition sociale, tatouer par cette année 1944 qui nous interroge sur nous-mêmes par le malaise généralisé, d’une guerre que nous avons subi par sa mondialité. Qu’est-ce le monde pour cet adolescent de Constantine subissant la décantation des classes au sein même de sa famille. Entre une branche aisée et celle par qui le malheur arrive. Le jeune Yacine n’est-il pas voué à déserter sa condition pour émerger comme sujet d’une Histoire qu’il n’a nullement choisie. Tout porte à croire qu’elle s’imposait à lui, à son devenir.
Le « ridicule de conférencier » comme s’est-il qualifié dans l’interview de 1963 et après 60 ans d’existence, Kateb nous interroge encore, soixante-quinze ans après sa conférence sur « l’indépendance algérienne ». Sommes-nous retourné sur les manuscrits, les rajouts et les ratures pour reconstituer la texture de ce premier texte-programmatique que le jeune Keblouti nous l’avez annoncé ? Du tout, nous sévissons encore dans notre insignifiante luxure dans la seule attente d’une généreuse écriture qui puisse un jour, nous parvenir d’Outre-rive.
Mohamed-Karim Assouane, Universitaire
Notes :
1) – Guy Dugas. Kateb Yacine entre en littérature : (1946-1952). Fouad Laroui et Sabine Van Wesemael. Editions Zellige, pp.73-102, 2014.