21 novembre 2024
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Abû Firas, le Menteur, explique au Curieux ce qu’est un Etat fort et démocratique

Illustration d’une Maqâma (Séance) de Hariri (1054-1122) où Abû Zayd parle avec Al-Harith par le calligraphe, l’enlumineur et peintre arabe Al-Wâsitî (XIIIe siècle).

Le café de L’Avenir perdu est peut-être un lieu de bavardage. Mais aussi un endroit où l’on cultive la pensée et le goût du paradoxe, et certainement un refuge pour l’espoir qui, aujourd’hui plus que jamais, ne cesse de prendre ses distances avec la terre ferme.

Le Curieux et ses questions n’ont pas de limite et la patience d’Abû Firas est plus vaste que les terres mythiques du roi Jamshid. Dans le café de L’Avenir perdu, le Curieux et Abû Firas bavardent et pensent la liberté pour nous dire qu’elle n’est pas encore tout-à-fait perdue. Il y a encore de l’espoir, même lointain.

***

Miras ibn al-Kattâb nous a raconté ce qui suit :

« Je marchais hier devant le café de L’Avenir perdu, vers 14h00, l’heure où, chez nous, la terre s’arrête de tourner. J’aperçus Abû Firas al-Kadhâb, alias le Menteur, le sage-farceur de notre ville, en train de répondre au Curieux qui lui brouillait l’esprit avec ses questions. Je m’installai auprès d’eux pour écouter leur dialogue, tel un espion avide d’écouter et de questionner le plus insignifiant des roublards qui passent. Apparemment, ils parlaient de la situation de la presse et des journalistes dans les États forts et démocratiques depuis des heures.

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***

Le Curieux – Qu’est-ce qu’un État fort à ton avis, Abû Firas ?

Abû Firas – C’est essentiellement un État qui s’honore (au point d’en avoir peur, d’en avoir la trouille !) de la liberté de ses citoyens qui, eux, sont élevés au rang  de sujets. Tu le sais mieux que moi, l’amour du citoyen et la dévotion pour la justice consistent à en faire un sujet. En termes simples, on appelle cela l’accomplissement et l’édification de l’homme. Son émancipation totale et définitive.

-C’est quoi cette réponse ! Est-ce que tu peux m’expliquer clairement ce que tu veux dire par liberté ?

-Ne te précipite pas ! Je veux dire par liberté, non pas la capacité de faire ou penser ce que l’on veut, réaliser et assouvir nos passions et désirs, laisser libre cours à nos capacités créatrices, faire la Révolution ou chambouler l’ordre du monde. Non ! Être libre dans un État fort et démocratique, c’est oser à peine avoir les pensées d’un homme libre, ne jamais oser les exprimer, même seul dans une chambre fermée et obscure dont la noirceur est plus forte que les abysses des anciennes mythologies. Si quelqu’un, dans une démocratie forte et sûre d’elle-même,  ose exprimer ses pensées d’homme libre, ce qui est une banalité dans les dictatures et les régimes autoritaires, il aura pour récompense quelques jours, mois, ou même années, de vacances dans une maison de liberté conviviale, parfumée au musc et au jasmin.

-Comment çà…ne pas faire, ne pas penser,  ce que l’on veut ! C’est çà être libre réellement ?

-Toi, les gauchistes et les occidentalisés qui te ressemblent, je dirais même le Parti de l’Ennemi, c’est toujours avec hystérie que vous réagissez à la Vraie pensée, profonde et raisonnable, mesurée aussi. Oui, être libre dans un État fort, sûr de lui et démocratique, c’est avoir les pensées d’un homme mort-né, s’occupant seulement de la question : comment végéter et rester Bon citoyen…euh…sujet je voulais dire ! Le reste, ce n’est  qu’hérésie, complot contre la Nation, outrage envers les valeurs de l’État et la sacralité de son Roi, occidentalisme servile, islamophobie, etc. Pour le dire en un mot, la haine des forts et des maîtres, l’épure de l’humanité. Les gens sont libres ! Il faut arrêter de pleurnicher mon ami. Tiens, les journalistes par exemple, ils écrivent n’importent quoi…que des foutaises au nom de quelque chose qu’ils appellent « démocratie ». C’est du n’importe quoi…ils mettent la sécurité de l’État en danger. Ils se permettent beaucoup de choses illicites.

-Lesquelles, Abû Firas ?

-Dire la vérité, être fidèle aux faits, être juste et impartial dans les analyses. Pis encore, ne pas commencer son article avec des prières et des éloges dithyrambiques à sa Majesté le Roi de la République de droit humain divinisé…tu vois, trop d’excès…trop c’est trop !

-Tu penses à une personne particulière ?

-Des personnes à proprement parler. Il y a même des femmes, tu t’en rends compte ! Des femmes qui blasphèment le Nom de Dieu, la personne sacralisée du Roi de l’Etat, menacent l’ordre public et l’intégrité organique de la Nation par les informations qu’elles diffusent. Quelle infamante hérésie ! D’ailleurs, la femme hystérique dont tout le monde parle en ce moment, et qui se dit journaliste (journaliste de l’égarement, bien sûr !), elle est accusée de tous ce que je viens d’énumérer. Je ne veux rien savoir et je n’ai que faire de la présomption d’innocence : cette mesure est l’apanage des dictatures et des régimes autoritaires. Cette femme, dont les liaisons dangereuses avec le Parti de l’Ennemi sont connues de tous, est coupable. Elle doit payer au nom du peuple, du Roi et de l’Etat que la gloire de Dieu protège.

-J’aime bien ton discours solennel qui part dans tous les sens, mais dis-moi, où est-elle en ce moment, cette hystérique qui pratique le journalisme de l’égarement ?

-Reprenons ! Je crois que l’un de ses complices, qui est peut-être son patron, est déjà dans l’une de nos maisons de vacances. Il a quelques belles années de congé avec solde devant lui à passer dans ces havres de paix ! J’ai lu quelque part qu’il était fatigué et que la Profonde Autorité, qui apprécie énormément son travail,  lui a proposé de prendre congé de son activité journalistique – de l’égarement évidemment. Quant à la femme hystérique, elle a refusé la proposition de vacances faite par la Profonde Autorité. Pis encore, elle a quitté le pays illégalement, en brûlant les frontières. Ordinairement, celles-ci sont brûlées quotidiennement par les contrebandiers et leurs complices. Mais cela ne pose aucun problème. Ces brûleurs sont des gens honnêtes qui œuvrent pour le Bien suprême de l’Etat. La corruption qu’ils pratiquent est synonyme pour moi de transparence. Je dirai même un signe infaillible du caractère démocratique de l’Etat. Mais s’agissant des journalistes de l’égarement, le danger est mortel, mon cher ami ! Aujourd’hui, la femme hystérique a trouvé refuge dans le pays de nos Ennemis. Pis encore, elle a pris leur passeport maudit, sans que sa face ne rougisse de cette infamante humiliation. Le comble dans cette histoire, ce sont nos Frères, nos Voisins qui ont refusé son séquestre, lui ont étalé le tapis rouge afin qu’elle puisse rejoindre le pays de l’Ennemi. Aujourd’hui, elle est loin de nous, mais je sais qu’elle ne va pas cesser de comploter contre l’Etat et son Roi. Cela est pour te dire que nous sommes menacés de toute part, par nos Ennemis, ce qui est une évidence, et par nos Frères, ce qui est la ruine de notre Identité millénaire plongeant ses racines, comme tu le sais, dans le Désert arabéen. Mon ami, ma philosophie est simple, ma parole claire, mon enseignement éternel. Ouvre tes yeux et ferme ton cœur : parce qu’ils résistent, le courage, la révolte,  la liberté, la justice, le droit, l’honneur et la vertu sont criminels. Voilà le fond de ma pensée.

-La liberté de conscience n’existe pas donc…

-Bien sûr que si ! La liberté de conscience n’est que l’absence de toute conscience. Dans un Etat fort, sûr de lui et démocratique, la liberté de conscience se dicte depuis la chaire inatteignable de la Profonde Autorité. Puisque cette dernière veille nuit et jour sur l’accomplissement et l’édification du genre humain sous son joug, elle impose les règles extrêmement tolérantes du pensable et de l’impensable, du dicible et de l’indicible. Certains acculturés disent que la liberté consiste à poser des limites. Non et mille fois non ! La liberté consiste à enchaîner le corps mais surtout l’esprit. Faire table rase de tout ce qui peut faire germer la révolte et le blasphème.

-Qu’en est-il du Bien et du Mal ?

-Ils se définissent selon les humeurs du Roi de l’État, selon les obstacles qu’il rencontre devant ces deux notions. En vérité, elles sont interchangeables. Ce qui n’est pas en mouvement se sclérose. Il ne faut pas aller à l’encontre des règles de la nature. Mais restons avec nos journalistes !

-Selon ta clairvoyance donc, Abû Firas, Un État fort est un État qui a peur d’un article de presse par exemple, ou même de quelques mots sur Facebook ?

-Oui. Exactement ! J’aime célébrer ces rares occasions où ton esprit fluide s’approche de la vraie intelligence de ces choses ! L’exemple de la presse est très illustratif du baromètre de la puissance d’un Etat. La paranoïa – la bonne santé je veux dire ! – de chaque État se mesure par son rapport à sa presse – et aux femmes aussi. Dans les pays démocratiques et libres, on a beaucoup plus  peur d’une idée et d’un mot justes que des chars et des missiles transcontinentaux. De plus, et tu le sais mieux que moi, les ingrats qui travaillent dans la presse et les médias sont des faussaires d’informations, des comploteurs. Tout le monde le sait. La répression à leur encontre est un devoir démocratique – démocratique et fort !- et patriote.

-Donc on est tous libres…

-Oui, selon la constitution et les lois de la Profonde Autorité.

-De quelle Profonde Autorité tu parles ? Tes paroles deviennent un peu mystiques…

-Chaque Etat fort, sûr de lui et démocratique a sa Profonde Autorité. C’est elle qui décide de tout, qui gère tout. Le parlement, le jeu soit disant démocratique et les partis politiques, ce n’est que comédie et illusion. Dans une Vraie démocratie, il n’y a qu’un seul parti : la Profonde Autorité. Elle est au-delà de l’être, méconnaissable, innommable, insaisissable. Elle est partout et nulle part. Son modus operandi, tu me demandes ? Deus ex machina, je te réponds ! L’oracle de la Profonde Autorité est bien connu : la Montagne sacrée est ma Maison, la verticalité pacifique est mon mode d’action.

-Je pense que je suis prêt à être convaincu par ta démonstration implacable, Abû Firas ! Je pense qu’on est tous libres…

-On est tous libres, oui, bien sûr ! Libres de mâcher, remâcher et puis ruminer la Vérité telle qu’elle a été prêchée du haut de la Montagne sacrée de la Profonde Autorité, pour ensuite la vomir sur l’humanité entière, mais d’abord sur nous-mêmes.

-Et les coupables, chez nous, qui sont-ils ?

-Naturellement, ce sont ceux qu’on a baptisé les traîtres. Ceux que je viens d’évoquer, les faussaires d’informations, ceux qui veulent effrayer et détruire leurs Etats forts, sûrs d’eux-mêmes et justes en faisant simplement leur métier. Leur métier de désinformation et de ruine de la Vérité. Ne l’oublie jamais : un verbe juste et vrai est plus destructeur que l’éruption volcanique du Vésuve.

-Et les traîtres qui passent d’agréables vacances dans les maisons de liberté, est-ce qu’ils sont vraiment traîtres ?

-Oui. Ils le sont. Ingrats aussi. Ils sont en concurrence avec la première source de la Vérité. Ils veulent la dévoyer, et in fine la transfigurer. Ils veulent imposer la leur pour détruire l’État et faire régner le chaos. Tu le sais très bien, chaque État juste et fort a besoin d’inventer son ennemi intérieur, le fabriquer pièce par pièce. L’ennemi intérieur est consubstantiel à l’être de chaque État fort. Et chez nous, par la grâce et la gloire de Dieu, nos ennemis s’inventent et se fabriquent d’eux-mêmes. Après, les mains de l’ingérence extérieure adviennent, les fameuses ayadî-l-kharijiyya.  Tu sais, j’aime beaucoup la figure du glorieux Ponce Pilate !

-Pourquoi ?

-A mon humble avis, c’est le seul homme sur terre qui a posé la bonne question : « Qu’est-ce que la vérité ». Il posa cette question au Fils de Marie, le Christ, dans un dialogue des plus remarquables dans l’Évangile de Jean. Et je pense qu’à cette question, les États démocratiques et forts comme le nôtre sont ceux qui ont le mieux définit la Vérité et les lois selon lesquelles seront jugés ceux qui s’écartent du droit chemin qu’elle propose.

-Que dire de plus ! Tout un terme dans la vie. Même ma curiosité. L’océan de mes interrogations ruisselantes est asséché. A partir d’aujourd’hui, mon cogito est le suivant : je crois Abû Firas, je suis.

-Buvons à notre santé !

***

     C’est sur ces mots qu’Abû Firas al-Kadhâb conclut ses propos. Le ciel commençait à pleurer, comme nous tous. J’allumai une cigarette et pris la route vers chez moi. Seul, je continuai le dialogue de notre Menteur avec la fumée de ma cigarette.

Autour de moi le néant. Il est le dernier de mes interlocuteurs.

En arrivant en bas de ma maison, qui se trouve à côté du Ministère des Archives de la Vérité, je vis des personnes, qu’Abû Firas appellerait certainement « ingrates », manifester et chanter leur colère tout autour du Ministère. Ils chantaient une poésie qui me rappela les quatrains vinifiés du sage Omar al-Khayyâm (v. 1048- v. 1131) :

L’injustice est un désert sans oasis

La justice est une prairie aux fleurs de lys

O toi, le hargneux haineux, rejoins ce majlîs[1]

Bois du vin et ôte le masque de ta malice

T’y trouveras des hommes qui rêvent

Que la terreur des potentats se police

J’allais finir ma journée sur un « Vive le Néant ! », mais je compris, en savourant le chant poétique de ces « ingrats », qu’il ne faut jamais cesser d’espérer, même au fond d’un puits insondable.

Dans un État fort, démocratique et sûr de lui-même, la liberté d’expression et le débat raisonné sont partout et surtout nulle part. Je suspendis l’absence de dialogue en échangeant avec la poésie de ces « ingrats » ‘’.

Faris Lounis, journaliste indépendant.

[1]Terme arabe signifiant  « assemblée » et dans certains contextes (philosophique et poétique) « banquet ».

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