Il est des romans qui vous submergent d’émotions par l’intensité sensible et réaliste des récits qu’ils déroulent sur des époques certes révolues mais encore vives dans la mémoire collective qu’elles ont marqué de blessures et de souffrances indélébiles. Celui de Belaïd Abane en fait partie.
La force des mots que le romancier déploie dans ces cas, atteint même les moins avertis et les plus incrédules.
“La lune à Targa N’Zemmour “ premier roman de Belaïd Abane, publié aux éditions Les Impliqués est à classer dans ce genre d’œuvres qui remuent les entrailles du lecteur et le placent au cœur des vibrations intimes de l’homme confronté à son histoire. L’auteur est connu pour avoir publié plusieurs essais analysant des faits politiques de la guerre de libération.
Cette fois, il nous revient sur la même période par le truchement de la littérature pour nous restituer d’une manière saisissante l’atmosphère oppressante des premiers bruits de la guerre.
Il nous plonge dans la vie d’une famille paysanne de Kabylie malmenée par l’ordre colonial, les contraintes de la vie et l’appel du devoir patriotique qui l’expose à de nouveaux défis. Moult détails significatifs nous sont livrés sur la vie quotidienne de ces ruraux surpris presque dans leur sommeil par le sursaut d’une jeunesse sur le retour d’une assimilation aliénante.
Les premiers signes de la guerre de libération nationale vue et vécue par le petit peuple trouve sans doute sous la plume de Belaïd Abane leur expression la plus aboutie. On s’y croirait. Usant d’une langue française trempée dans la culture locale, il nous dépeint avec justesse une étape douloureuse mais héroïque de la longue marche du peuple algérien vers sa liberté.
Dès l’entame du roman, le décor est planté par d’abondantes descriptions minutieuses qui attestent d’un talent littéraire incontestable chez cet essayiste qui passe ainsi allègrement de l’histoire académique à l’histoire populaire romancée pour nous instruire sur les réalités socio-psychologiques qui sous- tendent les conflits politiques qu’il eut à traiter par ailleurs. Roman exutoire s’il en est, l’auteur qui a subi les affres de la guerre parmi les gens du peuple ne pouvait s’accommoder d’un détachement intellectuel sur des évènements qu’il a vécu dans sa jeunesse et dont sa famille eut à subir les dures épreuves.
L’acuité sensible qui se dégage au fil de sa narration se révèle si profonde et constante que le lecteur serait tenté de soupçonner une œuvre autobiographique, mais le romancier s’en défend et affirme que son œuvre est une création sans lien avec sa propre vie.
La trame du récit se déroule dans un monde rural fermé sur lui-même, à priori paisible où la vie se résume à : « une alternance monotone de jours et de nuit, puis de mois, de saisons (figues et olives) et d’années qui s’empilent dans la vie des hommes. Le temps passait, on n’y pensait pas. On vivait, c’est tout.
Les heures, les minutes ça ne se comptait pas. Ça ne comptait pas. Il y avait le lever et le coucher du soleil. Voilà tout. On naissait, on grandissait dans les venelles poussiéreuses en jouant pour tromper la faim, on émigrait ou on peinait sur place jusqu’à ce que le fils ainé – suprême bénédiction – fût en âge de prendre le relai. Alors, vieux avant l’heure, on s’asseyait dans un coin d’ombre et on causait de tout et de rien, en attendant de retrouver les ancêtres au paradis éternel. Le monde était ainsi fait et il ne servait à rien de le changer ».
Près du village Izra, la famille Azro-Bano occupe un lieu-dit dénommé Targa N’Zemmour (la ravine des oliviers), où elle exploite de père en fils un champ d’olivier et une huilerie. Rythmée par le travail, les peines, les deuils et les joies éphémères, la vie s’écoule dans la résilience jusqu’au jour où Assalas, le fils prodige qui cristallise tous les espoirs de la famille par ses brillantes études commence à intriguer ses proches par ses mystérieuses absences. L’inquiétude s’installe parmi les siens. Ils devinent peu à peu son implication dans les activités subversives qui leur parviennent par la rumeur, les chuchotements et quelques attentats perpétrés par les rebelles dans la région.
Malgré toutes les appréhensions du grand-père qui se ronge les sangs pour la vie de son petit-fils pour lequel il espérait un avenir de réussite sociale, le vent de la révolte gagne tous les membres de la famille et bouleverse la petite communauté villageoise. Femmes et hommes sont entrainés dans le tourbillon de la guerre qui distribue les rôles dans une tragédie dont le dénouement se niche dans les rêves d’un enfant.
Emportés par la fluidité d’une écriture limpide, on se laisse prendre dans les flots d’une intrigue passionnante et habilement composée sur un contexte social en pleine mutation. Par ailleurs, même si le cours de la narration se déploie en marge des affrontements sanglants, nous ne perdons cependant aucun instant du déroulé de cette guerre, tant les personnages, la nature et l’atmosphère ambiante en sont profondément imprégnés. Cette subtilité de l’écrivain a pour effet de nous maintenir dans un suspense haletant tout au long du récit et de nous transmettre toute l’ampleur et l’épaisseur des angoisses qui étreignent ses personnages. Procédé laborieux mais efficace qui accroche le lecteur jusqu’à la dernière ligne du livre.
Plus qu’une œuvre romanesque, plus qu’un témoignage sur l’histoire, le livre de Belaïd Abane est aussi un voyage dans les méandres de l’anthropologie culturelle de la Kabylie.
Mokrane Gacem