Lorsque, par moments, il risquait un œil à l’intérieur du compartiment, il observait que ses compagnons de voyage dormaient souvent à poings fermés. La plupart d’entre eux appartenaient à une génération habituée à vivre sous la férule des coutumes sans se soucier un tant soit peu du devenir de la société.
Il détourna son attention de tout jugement et se réfugia dans un livre pour l’occasion. Et de se rappeler cette phrase de Gorki : « Comme si on l’avait écorché, mon cœur devint maladivement sensible à toute douleur, à toute offense qu’il s’agisse de moi ou des autres »...
Une autre gare…
Si au moins elle était là celle qui fut pour lui plus qu’un été. Sur son visage se lisait le bonheur ; ses yeux pareils à des étoiles flamboyantes lui donnaient un regard qui perçait les secrets. Ces souvenirs incarnaient pour moi l’espoir et la vie.
Son rire ruisselant de candeur et de béatitude serait à même de me sauver de sa mélancolie. Laps de temps des retrouvailles, l’été s’évanouit dans l’espace. Son image s’évapora à l’horizon des pluies d’automne. Ses illusions ne résistèrent pas longtemps sous l’étau de la séparation. Ses rêves étaient broyés sous le pas pesant de la solitude, sous les crocs aiguisés des souvenirs. A ses côtés, sa douleur aurait été un fardeau dont le poids se serait estompé.
La lumière d’un lampadaire annonça une autre gare…
Il arriva toujours au terme de ses nombreux voyages à la tombée de la nuit. L’ère du TGV était encore loin… Sourde à l’égard du temps, muette vis-à-vis de l’espace, sa douleur demeurait immuable.
Les voyageurs descendaient sur le quai. Le jour s’était incliné devant la nuit. L’obscurité était aussi pesante que sa séparation avec Selma. Aussi pesante que devait l’être la Terre pour Atlas. Son esprit, au contact du froid incisif des Hauts Plateaux, se revigorait. Engourdis par la permanence de la position assise, ses membres se déployaient pour se préparer à parcourir le chemin qui le séparait du berceau les ayant vus naître. Le cadre familial, refoulé par l’absence, rejaillissait ; ça et là, les gens s’empressaient de rejoindre la chaleur de leurs foyers.
Quant il arriva aux alentours du domicile, une appréhension le paralysa. Ses pensées étaient sclérosées par le bruit infernal du train et les lumières des gares. Elles étaient prêtes à bondir de la boîte crânienne pour se déverser en haine sur le destin. Pourtant, le courage dans une main et l’espoir dans l’autre, il se dirigea d’un pas affermi par la volonté de survivre au poignant chagrin pressenti à chaque fois et qui menaçait de s’ajouter au calepin du néant. Une foule d’idées existentialistes fécondait en lui la patience nécessaire en ces moments douloureux.
Le silence régnait. Aucun cri, aucun signe de mort, aucune note de pleurs. Donc sa mère était encore de ce monde. Elle répondait encore présente au soleil quotidien. Lorsqu’il franchit le seuil de la porte, il se rendit compte que tout était en ordre. Il s’attendait souvent à rencontrer les voisins assis au chevet de sa mère, en train de commémorer les morts et évoquant, en pareilles circonstances, les vertus des défunts et les superstitions héritées depuis la nuit des temps.
La commotion éprouvée durant le trajet cédait la place à un faible sourire et à un long soupir. Sa mère était de plus en plus dans un état qui ne prêtait guère à l’optimisme. Il l’embrassa pieusement, s’asseya auprès d’elle et la regarda longtemps. Elle déclina à une vitesse vertigineuse. Le sommeil agité de sa mère se mua en sommeil serein à son apparition. Un sourire enfantin sur ses lèvres. Il lui prit les mains déshydratées par les longues nuits de souffrance. Elles étaient souvent sèches et froides. L’instant fatidique, longtemps redouté, était hélas proche. Le visage exsangue était moulé dans une expression indicible. La poitrine osseuse se soulevait à un faible rythme… (A suivre)
Ammar Koroghli-Ayadi, auteur-avocat
Email : akoroghli@yahoo.fr