Mardi 8 mai 2018
A la recherche de l’identité perdue
« Je reviens de très loin, de la lande de l’exil. Pendant longtemps, je suis passé à côté de liberté. Nos rêves… le plus grand drame
est de ne pouvoir se hisser à leur hauteur. Pendant des années, impuissante, je n’ai fait qu’assister au spectacle de ma servitude.
Nul sursaut de dignité pour m’en libérer. » Sema Kiliçkaya
Après un quart de siècle passé aux Etats-Unis entre Californie, Oklahoma et des virées sur New York, Fatma revient dans sa cité HLM dans une petite ville française pour revoir son père grièvement malade. Elle ne reconnait ni son monde ni l’environnement de ce monde qu’elle a toujours pourtant connu. Tout a changé. De son adolescence, elle a gardé ce goût prononcé pour «l’intégration» dans la culture du pays qui a accueilli ses parents qui n’ont jamais pu se faire à cette langue si difficile à assimiler.
Fatma se retrouve dans cette transplantation de la Turquie, de ses coutumes, de ses codes et de ses rites. Tanguant entre le pays natal, le pays où elle a forgé sa personnalité et le pays où elle a décidé de s’établir, la narratrice ne peut que constater que sa propre identité est hétéroclite. Sur fond des problèmes visibles (maladie des parents, soumission de la sœur Elif aux dictats de son mari… ), de la banalité du quotidien jusqu’à l’écœurement, de la platitude des lieux jusqu’à l’épuisement, d’un monde de non-dits, de promenades médiocres sur des sentiers forestiers à la recherche de champignons, du passé forcément présent du pays des ancêtres, l’héroïne se focalise sur le sens des mots et des formules.
«Les toponymes pénétraient mon imaginaire, ils y bourdonnaient comme dans une ruche, pollinisant nos rêves, et j’en récoltais des émerveillements, des aspirations, des interrogations. » Aucun ornement superflu, des phrases courtes, directes, une mélancolie continue. Fatma, l’héroïne, se meut dans cet univers en s’accrochant à cet ami d’enfance installé depuis dans le sud et qui l’aidait à vivre.
Dans une succession de courts chapitres, dans lesquels se posent la voix poétique d’un vieil homme à la fin de son voyage terrestre et à celle, plus tourmentée, d’une mère malade « de la tête », Sema Kiliçkaya nous offre un roman prenant dont on sort troublé et enivré. L’auteure file le parfait amour avec cette langue qui lui appartient au-delà de tout acte de propriété et fait des mots qu’elle emploie le prolongement de son aptitude à s’en servir.
Fatma réunira enfin les pans de cette identité lorsque les femmes de la famille prennent conscience de leur valeur : « A cet instant, je sais précisément qui nous sommes. Nous les bâtisseuses d’un nouveau monde. Contre celle des titans, nous forgeons notre propre langue. »
K. B.
La langue de personne de Sema Kiliçkaya, Editions Emmanuelle Collas, 2018. A l’évidence, un très beau roman à lire.