29 mars 2024
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Abdellatif Laâbi : De « L’Exproprié » aux « Vigiles » de Tahar Djaout

ECRITURE

Abdellatif Laâbi : De « L’Exproprié » aux « Vigiles » de Tahar Djaout

Tahar Djaout a pris un risque en publiant en même temps deux romans que dix ans d’expérience d’écriture séparent. Le premier, L’Exproprié**, avait été publié en 1981 en Algérie. Il nous est livré aujourd’hui dans sa version définitive. Le deuxième, Les Vigiles**, est la dernière œuvre de l’auteur. Il vient après Les Chercheurs d’os (1984) et L’Invention du désert (1987).

Que s’est-il passé entre le premier roman de Djaout et le dernier ? Peut-on parler de rupture ? De maturation ? Inutile d’enfermer le cheminement de l’auteur dans l’une ou l’autre de ces catégories. Je crois plutôt que ces livres appartiennent à deux époques d’écriture dont les enjeux doivent être situés historiquement si l’on veut éviter un jugement de valeur.

L’Exproprié relève d’une démarche commune à plusieurs écrivains maghrébins au cours des années soixante-dix. Pour eux, il y avait comme un devoir d’insoumission au dogmatisme des formes littéraires. Le roman était désiré dans la mesure où il restait un terrain d’aventure, un domaine non circonscrit par la convention. Tahar Djaout va s’inscrire lui aussi dans ce qu’il faut bien appeler un mouvement. Il s’empare du récit avec la méfiance et la violence de l’insoumis, avec la boulimie et l’indiscipline du poète, avec le talent facétieux du conteur peu soucieux de faire rêver ou de bercer son auditoire.

La liberté qu’il prend avec l’espace et le temps, l’univers mental et ses projections dans la réalité, est la condition d’une écriture en quête de sa propre genèse. Elle est acte de libération et affirmation d’existence. Elle est productrice d’un texte orphelin de références et brise ce qui peut rappeler de près ou de loin l’autorité.

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L’Exproprié est bien l’histoire de la naissance d’un écrivain. Entre enfance et âge de raison, espoir et désarroi, faiblesse et volonté de puissance, une voix prend forme, douce-acérée, enjouée-blasphématoire. Son paradoxe, c’est qu’elle semble provenir en même temps de nulle part et d’une mémoire collective. Elle parle dans une langue hantée par des langues souterraines. Elle psalmodie une histoire qui ne se raconte que dans les rêves. Elle dépoussière le roman et l’étend au soleil.

Les Vigiles nous transportent sûrement dans une autre époque. La transition peut sembler brutale pour ceux qui n’ont pas lu les romans précédents de Tahar Djaout. Dans Les Chercheurs d’os et L’Invention du désert, l’écrivain a patiemment délimité son territoire, fait ses repérages historiques et philosophiques. Il a amené son écriture au point où elle ne peut se permettre que les dérapages autorisés par l’auteur.

Entre-temps, l’Algérie a considérablement changé. Point n’est besoin de rappeler le meilleur et le pire de ces changements. Le roman de Tahar Djaout le fait mieux que beaucoup d’analyses savantes ou paniquées. Et il le fait avec le détachement feint d’un moraliste qui n’ignore rien des zones troubles de l’âme humaine ni des combats troublants qui s’y déroulent. Pour cela, il recourt à des personnages en chair et en os, représentatifs des principales catégories de la société politique et civile. En dehors de deux passages qui font encore la part belle au rêve et à la divagation poétique, la trame du roman est plutôt linéaire, mais elle enserre rigoureusement les personnages, les fait évoluer dans le concret des différents enjeux de leurs relations.

Le journaliste qu’est Tahar Djaout vient à la rescousse du romancier pour croquer des portraits, saisir au vif des situations conflictuelles où les protagonistes animent le tableau d’une société. Un tableau sombre, certes, mais bien éloigné de l’image apocalyptique qui en est donnée par les spécialistes et les médias à l’extérieur. Car les maux que dénonce Djaout ne se limitent pas à la montée de l’extrémisme religieux. Et même dans ce cas-là, l’analyse de l’auteur est plus fine. Il en indique des dangers qui sont plus rarement perçus.

Par exemple la suspicion où sont tenues la création et l’invention, considérées comme des hérésies mettant en cause la foi et l’ordre dominants. Cette conception ne pouvait déboucher que sur la combine et le bricolage. Un des personnages l’explicite ainsi : « Vous savez… que nous constituons aujourd’hui un peuple de consommateurs effrénés et de farceurs à la petite semaine.

Des combinards, oui, il en existe, des bricoleurs aussi qui font dans le trompe-l’œil et l’immédiatement utilitaire. Mais l’inventeur — auquel se rattachent des notions aussi payantes que l’effort, la patience, le génie, le désintéressement — relève encore d’une race inconnue chez nous. Vous venez perturber notre paysage familier d’hommes qui quêtent des pensions de guerre, des fonds de commerce, des licences de taxi, des lots de terrain, des matériaux de construction ; qui usent toute leur énergie à traquer des produits introuvables comme le beurre, les ananas, les légumes secs et les pneus. Comment voulez-vous que je classe votre invention dans cet univers œsophagique ? »

L’un des thèmes récurrents du livre est justement cette transformation du rêve de culture en une kermesse sinistre de la consommation stomacale. Tahar Djaout n’a pas de mots assez durs pour dénoncer « la dégringolade de l’intelligence vers l’estomac ». Mais il ne s’en tient pas là. Toutes les tares de la société algérienne défilent : la conversion de l’école en « institution militaro-religieuse », la mainmise sur l’appareil d’État par des hommes « sans personnalité et sans conviction », l’impossibilité pour qui ne fait pas partie de cette caste d’avoir ne serait-ce qu’un chez-soi, «un lieu intime, un territoire», la toute-puissance et la morgue de l’appareil policier, l’esprit de délation qu’il encourage et généralise, le manque de motivation et la gabegie du corps administratif. Une telle organisation de la société fait du rêve une déviation. Elle crée un véritable effet de serre. « C’est fou, ce désir de partir qui hante les hommes de ce pays », s’écrie l’auteur.

Ce qui frappe, malgré tout, dans Les Vigiles, c’est la retenue avec laquelle l’auteur orchestre ce procès. Sa voix ne s’élève pas au-dessus de ce que la réalité dénonce elle-même. Comme si un surcroît de laideur finissait par appeler et réinstaurer la beauté. L’Algérie d’aujourd’hui est ainsi mieux saisie dans son ambiguïté. Les ouvertures y sont aussi puissantes que les fermetures.

Le réveil de la société civile libère à la fois des démons et des merveilles. C’est dire que le règne de la peur, du silence et de l’unanimisme a vécu. N’est-il pas symptomatique que les gardiens de l’ordre soient en fin de compte les perdants de cette histoire ?

Ainsi ce livre vient-il tempérer le pessimisme dominant. La création opère son travail invisible d’érosion. Elle arme d’espérance les mains qui feront s’écrouler la muraille d’immobilisme. Tahar Djaout répugne au tapage. Il se contente de désigner cette muraille, avec cette discrétion naturelle d’homme et d’écrivain à laquelle il nous a habitués.

Abdellatif Laâbi, texte publié dans Jeune Afrique, juin 1991.

Grand merci à Abdellatif Laâbi pour avoir transmis au rédacteur Tawfiq Belfadel ce texte et en avoir autorisé la publication. 

Note : il est interdit de reprendre ce texte sur un autre média ; tous les droits sont réservés à l’auteur. 

 

Auteur
Abdellatif  Laâbi

 




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