Dimanche 6 décembre 2020
Affaire Harbi-Hachemaoui : controverses intellectuelles et « pentes autoritaires »
Nous avons publié en octobre dernier la réponse de l’historien Mohammed Harbi à la publication de Mohammed Hachemaoui. Par transparence et respect au débat entre ces deux intellectuels, nous publions cette contribution signée par un certain nombre de chercheurs qui soutiennent Mohammed Hachemaoui et s’interrogent.
Mohammed Hachemaoui, enseignant-chercheur non-titulaire, détenteur d’un doctorat de l’IEP de Paris, vacataire dans plusieurs institutions prestigieuses, connu de nombre de politistes pour ses publications dans des revues de référence, est actuellement sous le coup d’une campagne virulente de mise en cause sur les sites de différents médias pour avoir publié un article de recherche dans la revue Sociétés Politiques comparées. Non content de diffuser un courrier de l’historien algérien Mohammed Harbi qui s’estime mis en cause dans ce long article en anglais, ces sites l’attaquent (entre autres) pour « ingratitude », conspirationnisme ou « opportunisme élitiste ».
Cette dernière accusation ferait sourire si elle n’entrait en contraste grinçant avec la situation de M. Hachemaoui : on voit mal quel opportunisme il y a à avoir quitté le journalisme et l’université en Algérie du fait de l’impossibilité de mener ses recherches, et à prendre le risque, chercheur précaire, d’analyser en politiste une situation autoritaire. On peut comprendre que Mohammed Harbi se sente blessé d’être qualifié d’« ancien intellectuel organique » du FLN dans l’article (notons d’ailleurs qu’il y est aussi qualifié d’ « intellectuel public », de « figure de proue de l’intelligentsia algérienne » et d’«authoritative intellectual ») au point d’adresser un mél véhément à la revue, évoquant un texte « diffamatoire » à son encontre.
Il reste que le concept de Gramsci recouvre une notion utile de l’analyse politique : l’intellectuel organique exprime et contribue à fabriquer la pensée dominante, et des dominants, d’une époque alors que l’intellectuel traditionnel exprime la pensée d’une époque passée. En aucun cas cela n’implique que l’intellectuel organique a été « acheté » par un régime.
A lire les reprises et les commentaires complaisants de ce courrier dans tant de médias algériens et certains sites français, on finirait par oublier que Mohammed Harbi n‘est absolument pas au centre du long article de Mohammed Hachemaoui, « From One Revolution to the Other ? The Metamorphosis of the State-Regime Complex ».
Nulle part dans le texte d’Hachemaoui n’est mis en cause le passé militant de Harbi et son apport à l’historiographie politique algérienne après son départ de 1973, quand il reçut l’appui de l’historien Charles-Robert Ageron (qu’Hachemaoui est accusé d’ignorer, ce qui est comique). Hachemaoui note simplement les variations que Harbi fait subir à son récit et en relève les « trous », pour souligner les incertitudes dans l’analyse de « l’islamo-messalisme », la « démocratie sans démocrates » (1989-1992) et la « guerre civile » qui s’en serait suivie depuis, du rôle prêté au « djihad » (pour lequel il n’a aucune sympathie) et de l’appréciation du hirak.
Mais pour le savoir, il fallait lire ce texte de 69 pages en anglais. On doute que cela ait été beaucoup fait… En réalité lesdits « commentaires » reproduisent ce que Harbi dit du texte d’Hachemaoui sans jamais se reporter verbatim ni aux textes d’Harbi ni à celui d’Hachemaoui. Un exemple parmi cent autres : Hachemaoui est taxé de se borner à recopier la thèse du trotskiste « lambertiste » Jacques Simon dans une thèse sur Messali Hadj soutenue sous la direction de l’historien Pierre Broué, ignorant qu’Hachemaoui se situe tout-à-fait en dehors de leur problématique puisqu’il se réfère au « concept d’histoire » de Walter Benjamin et de Reinhardt Koselleck pour analyser le récit des vainqueurs, et aux outils du « néo-institutionnalisme historique » pour saisir les métamorphoses de « l’Etat garnison », toutes références inconnues de nos commentateurs.
Hachemaoui met en cause deux des figures les plus autorisées de la guerre d’indépendance et des débuts de la république algérienne « démocratique et populaire » : i/ celle du « parti-nation » donc unique (Mohammed Bedjaoui), créateur et accoucheur de l’Algérie indépendante, dont le « seul héros » est « le peuple » identifié au parti et qui n’existe que par lui car ce parti en est « le noyau patriotique révolutionnaire ».
Cette vision, à laquelle Ferhat Abbas, fondateur de l’UDMA, puis président du premier Gouvernement provisoire de la République algérienne et président de l’Assemblée constituante, se résigna, ce qui ne lui épargna pas quelques tracas, était dominante en Afrique noire et dans le monde arabe. ii / celle de la guerre comme une « révolution », thèse véhiculée par André Mandouze (La révolution algérienne par les textes) et surtout Franz Fanon (Sociologie d’une révolution), thèse seulement un peu écornée par le livre de Robert Davezies, Le Front.
Pour Harbi, le FLN, « parti-nation », était « l’agent de la Révolution » (Le FLN, Mirage et réalité, Paris, Jeune Afrique, 1980). A ces deux thèses Hachemaoui oppose celle d’une « contre-révolution » amorcée avec l’arrivée de Ramdane Abbane à la tête du FLN en avril 1955. Chacune a ses propres sources documentaires qu’il est nécessaire de contrôler malgré le poids de notre présent, et pour les plus anciens d’entre nous de notre passé, auquel nous répugnons à renoncer car il fut le temple de nos espoirs. Est-ce possible ? Il faut y croire.
Surtout, est-il encore permis aujourd’hui de faire de la recherche en sciences sociales sur une situation autoritaire en en tirant toutes les conséquences ? La question n’a rien de rhétorique.
On sait depuis longtemps que la légitimation d’un Etat autoritaire n’a pas seulement à voir avec la répression, mais avec la capacité du régime à enrôler nombre d’acteurs qui, tout en ne se reconnaissant pas forcément dans son exercice du pouvoir, souhaitent tout simplement mener une vie correcte, exercer sans trop de problèmes leurs activités professionnelles, se consacrer à leur quotidien etc. Cela suppose des accommodements, des façons de fermer les yeux sur ce qui fait problème ou fait violence.
En témoigne le quasi abandon de l’histoire générale du pays, jadis illustrée par Charles-André Julien (jusqu’en 1914) puis Charles-Robert Ageron (jusqu’en 1954), et l’avènement du récit canonique du « régime opaque, aux « services » affaiblis, dont le départ forcé de l’inamovible président Bouteflika serait la preuve.
Cette situation est aujourd’hui démultipliée par la transformation des rapports de force globaux, les coopérations internationales en matière scientifique, et l’augmentation de la circulation des informations à l’échelle mondiale. Un article publié il y a quelques semaines soulignait déjà combien évoquer, en tant qu’universitaire, les pratiques de tel grand pays à l’égard de ses minorités peut vous valoir une convocation à son ambassade pour « prendre le thé »… et se voir proposer des invités de futures conférences pour parler de la « réalité objective » du même pays. Qui a un peu voyagé se rappelle vite que la possibilité d’une recherche libre en science politique ne va pas de soi, et que questionner le pouvoir suscite fréquemment le courroux… dans les dictatures comme dans des démocraties en crise où se déploient d’inquiétantes pentes autoritaires.
Or le rôle des intellectuels et de la presse n’est évidemment pas anodin dans les situations autoritaires : parce que les autoritarismes contemporains passent par des chaines d’interdépendance entre acteurs économiques, intellectuels, ou militaires, mettre à plat ces systèmes collusifs, cela signifie examiner à qui appartiennent les journaux, quel est le rôle économique de l’armée, qui finance quoi, qui bénéficie des privatisations… ou comment des intellectuels peuvent fermer les yeux sur tel aspect du régime (et c‘est humain à titre individuel, assurément, car on ne peut pas se condamner toute sa vie à l’ostracisme ou à la prison… mais faut-il s’interdire de l’écrire quand cela permet de renseigner précisément ces systèmes collusifs ?).
Ce qui est triste dans l’offensive dont fait l’objet Mohammed Hachemaoui, c’est la façon dont la réaction de Mohammed Harbi, face à des développements qui sont tout à fait mineurs dans la logique générale du texte, est utilisée pour pilonner le chercheur.
Que l’historien et ancien haut fonctionnaire algérien, qui a connu les geôles algériennes, se sente blessé d’être désigné parmi d’autres comme un ancien intellectuel organique du FLN, c’est compréhensible (et quiconque a déjà été « objectivé », comme on dit dans le jargon des sciences sociales, dans un texte, sait que c’est loin d’être agréable).
Mais la reprise ad nauseam de l’argument du texte diffamatoire dans la presse algérienne, et certains sites français, pour attaquer un chercheur qui ose dire un certain nombre de vérités sur le régime politique algérien devrait faire comprendre que l’enjeu de cette campagne à l’intensité troublante ne concerne pas l’honneur de M. Harbi mais autre chose, et devrait inciter à se poser la question : va-t-il-être encore possible bien longtemps de seulement oser écrire, en scientifique, ce que l’on tient pour vrai sur une situation autoritaire ?
Et, pour ce qui concerne la France, peut-on espérer qu’un chercheur précaire soit défendu aussi bien qu’aurait pu l’être un chercheur titulaire, ou la concurrence effrénée pour les postes aboutira-t-elle à le laisser livré aux attaques, dans un mouvement darwinien général qui en laissera un de moins dans la course ?
A un moment où l’on voit se multiplier les procès contre les chercheurs en sciences sociales, où les tensions accrues sur le recrutement de ces derniers poussent plutôt au conformisme qu’à oser s’exposer, et où enfin la mise en crise de la recherche aboutit à voir exploser des statuts moins protégés de chercheurs précaires forcés d’arbitrer entre la vérité scientifique et le confort du conformisme, va-t-il être encore possible de dire le vrai sur le politique contemporain, au sud comme au nord ?
Les signataires
Jean-François Bayart, IHEID, Genève, Chaire Yves Oltramare, ancien directeur du CERI
Irene Bono, Université de Turin, directrice de publication de Sociétés Politiques Comparées
Clément Henry Moore, Université du Texas à Austin
Béatrice Hibou, CNRS, CERI, Sciences-po, Paris, co-rédactrice en chef de Sociétés Politiques Comparées.
Christophe Jaffrelot, CNRS, Sciences-po, Paris, ancien directeur du CERI, président de l’Association Française de Science politique
Jean Leca, Sciences-po, Paris.
Ahmed Mahiou, ancien doyen de la Faculté de droit d’Alger, ancien directeur de l’IREMAM (Université d’Aix-Marseille).
Françoise Mengin, CERI, Sciences-po, Paris, co-rédactrice en chef de Sociétés Politiques Comparées
Johanna Siméant-Germanos, Ecole Normale Supérieure, Paris.
Meriem Vergès-Habboub, New York et Alger
William Zartman, Université Johns Hopkins, Washington