Lundi 19 octobre 2020
Aksil Azergui: « Matoub Lounès est un étendard brandi par tous les Berbères »
Né en 1975 à Tinejdad dans le Tafilalet (Maroc), le réalisateur Aksil Azergui est journaliste indépendant et consultant. Il est aussi l’auteur d’une dizaine de livres dont cinq en tamazight (quatre romans et une pièce de théâtre). Il vient d’achever le montage du film documentaire « Il était une voix en Kabylie » sur Matoub Lounès.
Le Matin d’Algérie : Comment vous est venue l’idée de réaliser ce documentaire ?
Aksil Azergui : C’est en participant à une nocturne Matoub Lounès organisée en 2017 à Aix-En-Provence dans le but de rendre hommage à l’artiste que j’ai eu l’idée de faire ce documentaire. J’ai croisé, entre autres, mon ami le poète Amajagh (Aïr, Niger) Hawad. Je l’ai entendu parler de Matoub. Il disait que pour lui, il s’agissait d’un agwerram (un devin). Son intervention m’avait marquée. Elle m’avait donné envie de donner la parole à des artistes et à des personnes ayant connu ou pas connu Matoub pour parler de lui et de son engagement poétique. Ces personnes sont de différents pays d’Afrique du Nord.
L’idée que Hawad avait de Matoub avait été exprimée par beaucoup d’amis qui n’ont jamais croisé l’artiste. Un ami de Tafilalet (Maroc), Lahbib Fouad qui avait traduit le livre « Rebelle » en tamazight, m’avait dit par exemple dans un entretien audio que Matoub était pour lui « au rang des prophètes.» C’est ce Matoub, le poète kabyle qui habite l’imaginaire de tous les Imazighen à travers l’Afrique du Nord et qui devient un symbole de leur lutte qui m’intéressait. Matoub Lounès est devenu un étendard brandi par tous les autres Berbères. Il traverse les frontières et marque durablement l’imaginaire collectif.
Avant, j’avais entamé un travail de documentation vidéo sur Lounès Matoub sans avoir l’intention de l’utiliser dans un documentaire. J’ai amassé une dizaine d’heures de témoignages vidéo et audio. Ce travail mené en amont m’a permis d’avoir de la matière nécessaire pour plusieurs documentaires sur cet artiste mythique.
Le Matin d’Algérie : Matoub Lounès était un chanteur engagé, parfois complexe. Comment avez-vous procédé pour la réalisation ?
Aksil Azergui : En essayant d’abord de reconstruire son itinéraire et ses débuts dans la musique (la première fois qu’il monte sur scène lors d’une fête du village). J’ai exploité le témoignage de l’un de ses premiers musiciens ainsi que des archives radio de la chaîne II. J’ai retrouvé l’archive d’une émission radio de 1977 à laquelle il avait participée alors qu’il faisait son service militaire. Ce qui était déjà très risquée à l’époque.
Ces archives ont joué un rôle clef dans la construction de la trame de ce documentaire. Je rappelle que mon but n’était pas de dresser un portrait de l’artiste, mais de mettre l’accent sur son engagement poétique, sur certains événements marquants dans sa carrière et pour finir sur son assassinat et le traumatisme qu’il a provoqué non seulement en Kabylie, mais dans toute l’Afrique du Nord.
Le but est de rendre hommage à cet artiste singulier et légendaire impossible à cerner. Mon souhait est que d’autres personnes réalisent de nouveaux documentaires ou même des fictions sur Matoub Lounès. Nous en avons besoin. Le personnage est tellement complexe et son parcours particulièrement riche et mouvementé qu’il est impossible de tout dire dans un documentaire de 54 minutes.
Le Matin d’Algérie : Quelle est la part du chanteur que laisse l’homme engagé dans ce documentaire ?
Aksil Azergui : Il est très difficile de dissocier les deux (engagement et chanson). Ils s’enchevêtrent. L’engagement se manifeste dans et par la chanson. Cette dernière est l’outil qui véhicule les doutes, les craintes, les aspirations, les engagements et les prises de position du chanteur.
Les intervenants ont traité essentiellement de cet engagement à travers les textes chantés et les positions de Lounès.
Le Matin d’Algérie : Vous êtes un Amazigh du Maroc, que représente la figure de Matoub dans votre pays ?
Aksil Azergui : Matoub Lounès est un symbole. Pour moi, il est juste un Amazigh. Un homme libre, un amazigh « digne de Jugurtha » comme l’avait écrit Medjeber Muhand Ou Smaïl. Au Maroc, Matoub Lounès est célébré et très écouté. Dans les universités et les associations amazighes, ses portraits sont présents. Ses citations ornent des banderoles. Il a été adopté comme l’avait été Mouloud Mammeri, Idir, Aït Menguellet et d’autres visages marquants de la Kabylie. Je rappelle que son livre « Rebelle » avait été traduit en tamazight et en arabe dans ce pays. L’édition en arabe a été publiée, alors que celle en tamazight attend toujours. Des fragments de ses chansons sont souvent repris dans les incipits de romans et autres, tellement ils sont représentatifs et d’actualité.
Matoub est une icône pour tous les Amazigh, pas uniquement au Maroc, mais aussi en Tunisie et en Libye. Des chanteurs d’un peu partout reprennent ses chansons et célèbrent son nom.
Le Matin d’Algérie : Comment sera, selon vous, accueilli votre travail ?
Aksil Azergui : Honnêtement, je ne sais pas. J’ai fait ce que je considère comme ma « mission », celle de rendre hommage à cet artiste qui nous a tant donné et celle de collecter le maximum de témoignages vidéo et audio sur ses engagements. Nous avons besoin de travaux pareils. N’attendons pas que les autres les fassent. Faisons-les nous même.
Le Matin d’Algérie : Comment et quand pourra-t-on voir ce documentaire ?
Aksil Azergui : Le documentaire sera projeté sur vimeo le 24 janvier prochain (anniversaire de la naissance de Lounès Matoub). Les associations qui souhaitent le projeter pourront le faire à partir d’avril prochain. Espérons que les conditions sanitaires s’amélioreront d’ici là.