27 avril 2024
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Une difficile laïcité

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Une difficile laïcité

«Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou», F. Nietzsche

La laïcité est plus que jamais un sujet tabou dans le monde dit «arabe ». L’évoquer, aujourd’hui, s’avère une tâche difficile, sinueuse, voire périlleuse. Pourquoi ? Plusieurs suppositions ou hypothèses peuvent être avancées, sans forcément aboutir à une réponse satisfaisante. 

Une laïcité confisquée par la rhétorique sunnite

De prime à bord, nous pouvons dire que le sujet de la laïcité est lourdement chargé par des passions et des affects qui risquent de devenir, sporadiquement, explosifs. Ces passions et affects sont liés à une vision du monde foncièrement binaire et manichéenne : celle de la dichotomie Orient/Occident, Nord/Sud, Croyant/Athée, Vérité/Fausseté, etc.

On peut constater que le débat autour de la laïcité est en premier lieu une guerre de mots et de stratégies de discours : si elle signifie au Nord la séparation du spirituel et du temporel, du religieux et du politique, du privé et du public ; elle signifie en revanche, au Sud, athéisme, apostasie, haine des religions, de l’islam surtout. De cela résulte que le terme laïcité se trouve confisqué par le discours théologico-politique des prédicateurs religieux qui se présentent comme les doux et innocents prêcheurs de la « bonne parole de Dieu ». 

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Bien évidemment, cette acception erronée et dévoyée de la laïcité dans le monde dit « Arabe » n’est pas partagée par tous, mais, en revanche,  la force de frappe des prédicateurs religieux, notamment par la multitude des chaînes satellitaires et la littérature islamiste quasi-gratuite, a énormément pesée sur l’équilibre idéologique entre islamistes et laïcs. Face à la propagation de tels discours rigoristes et dogmatiques, que faire ?

De ma part, j’estime qu’il est nécessaire de nettoyer le mot laïcité de la charge affective et religieuse qui lui est attribuée, à tort, sous la forme d’une fatwa fatale. Il faudrait suivre ainsi le geste de Ludwig Wittgenstein qui, dans sa philosophie du langage ordinaire, préconisait de, dans certains cas,  retirer de la langue une expression et la donner à la critique pour la nettoyer ; une fois ce nettoyage réalisé, elle pourrait être remise en circulation au sein du discours. Bien sûr, le nettoyage ici concerne le déplacement des discussions autour de la laïcité dans le monde dit « Arabe » de la sphère théologico-politique à la sphère critique qui, elle,  envisage la question théologico-politique de diverses manières, afin de contrecarrer l’hégémonie des discours religieux, islamistes en l’occurrence. 

Cette hégémonie est motivée par l’immense solidification et fossilisation d’un dogme, celui du Coran comme « parole incréée de Dieu », laquelle est donc incontestable, donc atemporelle, donc anhistorique, donc intouchable.

L’instauration de ce dogme remonte au dixième calife abbasside, Al-Mutawakkil (847-861), qui combattit et excommunia le mutazilisme et ses adeptes : ce dernier étant  une doctrine islamique qui rejetait l’anthropomorphisme de Dieu, la divinité du Coran, et prônait en contrepartie la combinaison du rationalisme hérité de la philosophie grecque avec la foi musulmane. Le mutazilisme distinguait nettement la foi et la croyance : la croyance est accessoire ; la foi est fondamentale. Cette dernière est assurée et consolidée par l’usage libre de la raison.

 La politique austère que mena Al-Mutawakkil – nommé aussi le « Calife de la sunna » – contre toute velléité de pluralité dans le monde islamique aura pour aboutissement la publication en 1018, sous le règne du calife Al-Qadir (991-1031), de la Risala al-qadiriya, le credo officiel des sunnites et des croyants majoritaires. Cette Risala reconnaît comme seul valable en matière de religion la sacralité du Coran et les « dits » du prophète, excluant ainsi tout recours à l’interprétation et  à la théologie spéculative. 

Elle confirme le contrôle du politique sur le religieux comme fondement de l’orthodoxie sunnite, et se veut un rempart contre toutes les « dissidences » religieuses et intellectuelles. Pour Mohammed Arkoun (1928-2010), ce texte signe la fin de la pensée rationnelle et philosophique en islam, du triomphe de la raison et, malheureusement, acte le début de la soumission au dogme de la « vérité immuable » du message coranique et de la tradition prophétique. Ainsi s’enclenche un long processus de « sacralisation de l’ignorance », selon l’expression  lucide de  Mohammed Arkoun, qui, lui, aliène les sociétés musulmanes, du IXe siècle jusqu’à nos jours. 

Afin de trouver quelques stratégies de lutte contre cette sclérose de la pensée, un détour par la philosophie kantienne serait salutaire.

Les Lumières et le courage de savoir

Dans l’un de ses textes qui a marqué l’histoire de la philosophie, Kant répondait en décembre 1784 dans un périodique allemand, la Berlinische Monatsschrift, à une question qui avait jusqu’à lors peu de réponses satisfaisantes : Qu’est-ce que Les Lumières ? Dans ce texte, Kant explique que le but primordial des Lumières est d’émanciper les hommes du joug religieux auquel ils sont soumis, par l’entremise des directeurs de conscience et des prédicateurs religieux. Dans son texte, Kant définit les Lumières comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute, en raison de son incapacité à se servir de son propre entendement sans être dirigé par un autre. L’état de minorité résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de courage et de résolution pour s’en servir sans la médiation d’un autre, de son propre entendement. Kant avance ainsi la devise des Lumières : « Saper aude ! » Aies le courage de savoir, aies l’audace de brandir tes pensées en te servant librement de ton entendement. 

Le but de Kant est très clair derrière cette devise, celui de supprimer tout intermédiaire qui sert de lieu tenant entre l’homme et ce qui le transcende. Cette exhortation du courage, du vouloir vers le savoir et de l’émancipation implique chez Kant la dénonciation de la lâcheté et de la paresse dans lesquelles l’état de minorité conforte chaque homme, car il est si commode de demeurer mineur : l’état de minorité stipule qu’il ne faut pas penser en la présence d’un Livre qui nous tient de lieu d’entendement, d’un directeur qui nous tient de lieu de conscience ou d’un médecin qui juge notre régime à notre place. Fatiguer son être n’est plus nécessaire, nous dira-t-on, car penser est une besogne fastidieuse. 

Dans cette lassitude extrême, le pas qui pourrait mener les hommes à marcher vers la majorité serait si pénible, si dangereux, pour les tuteurs de consciences, ainsi que pour leurs ouailles. Il est évident qu’il deviendrait si abrupt d’entreprendre le moindre pas en dehors du parc dans lequel les précepteurs bien intentionnés ont enfermé leurs fidèles, soigneusement domestiqués. Kant signale aussi qu’il est difficile de s’émanciper de la minorité de manière individuelle et qu’il faudrait un public éclairé, capable de faire un usage public de la raison, c’est-à-dire mettre de la raison dans tous les domaines de la vie afin d’assurer l’exercice de la pratique publique de la liberté. Kant insiste sur le fait que tout usage public de la raison devrait être libre et aucunement soumis à une quelconque  contrainte. Il appelle à un usage savant de la raison devant un public avide de lecture et de savoir. 

Le savoir, seul chemin de la délivrance de l’obscurantisme 

Cependant, Kant admet que la propagation des Lumières demeure une tâche difficile à laquelle il faudrait procéder avec prudence et parcimonie. Il considère que des changements politiques ou économiques inattendus peuvent catalyser la marche vers la majorité. Il évoque ainsi dans son texte la figure du prince éclairé qui pourrait ouvrir la voie pour acquérir une capacité d’agir et de penser librement, par le travail sur soi, sans qu’un seul ne s’oppose au mouvement général vers les Lumières et la sortie des hommes hors de l’état de minorité où ils se maintiennent par leur propre faute. Un prince éclairé est celui « qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu’il tient pour un devoir de ne rien prescrire aux hommes en matière de religion, mais de leur laisser en cela pleine liberté, qui décline par conséquent jusqu’à l’attribut hautain de tolérance, est lui-même éclairé ; il mérite d’être célébré avec reconnaissance par ses contemporains et par la postérité comme le premier à avoir affranchi le genre humain de la minorité, du moins pour ce qui relève du gouvernement, le premier à avoir laissé chacun libre de se servir de sa propre raison dans toutes les questions touchant la conscience.» 

Une telle volonté et aspiration pour la liberté serait le véritable début de la marche vers la majorité, visant ainsi à installer un régime de liberté où il n’y rien à craindre pour la paix publique ni pour l’unité de la communauté, si on fait un usage libre et critique de notre entendement. Le prédicateur religieux n’aura pour tâche que de gérer son ministère, sans pouvoir aucunement s’immiscer dans le contrôle et l’orientation des consciences.

Pour Kant, savoir c’est pouvoir et pouvoir signifie battre en brèche les fantômes de l’ignorance et de la paresse qui maintiennent les hommes dans une minorité chronique. L’expression : « Caesar non est supra grammaticos », autrement dit, « César n’est pas au-dessus des grammairiens », manifeste l’ardente volonté d’accéder à la majorité : César en tant que souverain suprême trouve les limites de son pouvoir face aux savants, face aux gens de lettres. 

Les Lumières selon Foucault : une ontologie critique de nous-mêmes 

Dans son commentaire sur le texte de Kant, intitulé aussi Qu’est-ce que les Lumières, Michel Foucault met le point sur l’originalité avec laquelle Kant traitait de la question des Lumières ; il ne parlait pas d’un âge du monde auquel on appartient, ni d’un événement dont on perçoit les signes, mais, en revanche, d’une sortie, d’une issue, d’une différence, celle qui pourrait reconstruire le pont ruiné, détruit,  entre la minorité et la majorité. Cette sortie doit aussi demeurer comme un processus dynamique et un devoir moral : tout homme est en mesure de se libérer de toute contrainte s’il dispose librement de son entendement. 

La profonde exégèse qu’effectua Michel Foucault sur le texte de Kant le conduit à envisager la modernité, non comme une période de l’histoire, mais plutôt comme une attitude.

Par attitude, il voulait dire un mode de relation à l’égard de l’actualité qui impliquerait une manière singulière d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche. Une sorte d’êthos, à la manière des anciens grecs, qui adopte une attitude « moderne » pour se trouver en lutte avec des attitudes « contre-modernes ». Par attitude moderne, Michel Foucault entend une volonté d’héroïser le présent, un engouement pour le sentiment de nouveauté, pour le vertige que provoque les choses qui nous entourent ; il se réfère ici à Charles Baudelaire qui, dans Le Peintre de la vie moderne, définissait la modernité par « le transitoire, le fugitif, le contingent ». 

Michel Foucault concluait son commentaire en disant que les Lumières sont un événement historique majeur dans l’histoire de la pensée, un événement qui a rendu possible l’émergence d’un dispositif de lutte, une nouvelle façon de philosopher qui a pour but de dresser « l’ontologie critique de nous-mêmes ». « Il faut la considérer non certes comme une théorie, une doctrine, ni même un corps permanent de savoir qui s’accumule : il faut la concevoir comme une attitude, un êthos, une vie philosophique où la critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur franchissement possible.».

Une fois les Lumières et la modernité définies, demandons-nous comment peut-on nous servir d’elles, comme mode d’emploi, pour gagner la bataille contre l’obscurantisme et la minorité religieuse ?

Pour une marche vers les Lumières : se servir des leçons des anciens.

Comme nous l’avons bien indiqué plus haut, une bonne partie des musulmans se trouve en état de minorité par rapport au Coran et aux dogmes que la tradition islamique impose. L’état de minorité s’accentue par l’imposition d’une seule lecture et interprétation du Livre « sacré », garantie uniquement par les docteurs de la Loi. On retrouve dans cette situation les éléments qui, chez Kant, aliènent et déshonorent l’homme. Pis encore, le Coran n’a jamais été lu, depuis quatorze siècles, mais récité. Les prédicateurs nous expliqueront qu’il n’y a rien à comprendre ou à lire, car tout est clair, et si ambiguïté il y a, nous allons nous en charger de la dissiper, selon notre doxa, notre « vérité ». 

Accéder à la majorité signifie avoir le courage, avoir une attitude héroïque quant à la réclamation du droit de lire et de comprendre librement le Coran – historiquement et philologiquement – et la religion islamique sans aucune pression ou recommandation de la doxa sunnite qui dessine les contours du bien et du mal, de ce qu’il faut comprendre et ne pas comprendre, du comment il faudrait croire, du comment faire habiller sa femme et ses filles, etc. 

Être moderne, c’est dire je n’appartiens pas au Livre, mais, au contraire, c’est le Livre qui m’appartient, avec tous les autres Livres « sacrés »  qui existent ; être moderne, c’est trouver une ligne de fuite par laquelle la raison pourrait s’introduire dans un immense océan de déraison. Et c’est là que la religion sera sauvée par la laïcité, car celui qui se dirigera vers elle sera motivé par une foi bonne et pure, ni contrainte, ni craignant « les feux de l’enfer », ni en quête de légitimation politique et sociale. 

Kant a bien distingué dans La religion dans les limites de la simple raison, entre le vrai culte et le faux culte de Dieu : le vrai culte de Dieu consiste pour lui en la bonne et pure intention morale de faire progresser la cause du bien dans le monde ; le faux culte de Dieu serait alors toute manifestation religieuse qui n’améliore pas, en nous, notre moralité : les cérémonies religieuses, les dogmes, toutes les prescriptions superstitieuses qui ne font pas augmenter la moralité de l’homme et dont Dieu n’a aucunement besoin. Cette distinction fondamentale ne sera assurée (et assumée) que si le temporel et le spirituel se sépareront dans le monde dit « Arabe » : seule la laïcité pourrait accomplir cette tâche, si nécessaire, si périlleuse de nos jours. 

 

Auteur
Faris Lounis

 




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