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Albert Camus, écrivain français d’Algérie (IX)

LITTERATURE

Albert Camus, écrivain français d’Algérie (IX)

Après une relecture de l’oeuvre camusienne, enrichie par son dernier roman inachevé, « Le premier homme », nous constatons que l’univers littéraire de Camus n’a pas bougé, aucune perspective nouvelle ne s’était pas ouverte.

IV Camus et les écrivains algériens de souche

Au début des années cinquante, le monde tremble; l’empire colonial français commence à s’écrouler. L’année 1954 se solde par la défaite à Dien-Bien-Phu en Indochine et par le début de la guerre d’Algérie; en 1956 le Maroc et la Tunisie accèdent à l’indépendance (respectivement le 2 et le 20 mars). En 1959, l’année où Camus a sérieusement travaillé à son nouveau roman, la guerre d’Algérie fait rage, cependant l’auteur manifeste son attachement à une époque révolue, s’enferme dans le cercle endogamique, l’espace maternel pour ne jamais en sortir.

N’ayant pas réussi à faire accepter son appel à la trève civile à Alger en 1956, Camus, face au problème algérien, a choisi les vertus du silence, selon son expression. La situation de la littérature algérienne, présentée par Camus à Stockholm était conforme à sa vision des choses, celle du protecteur de jeunes talents littéraires de la communauté musulmane, qui met en valeur ses mérites de rassembleur. Cependant le projet de créer une communauté unie des écrivains franco-arabes, comme celui de fonder un État algérien sur le même principe, était dès le début condamné à l’échec dont les uns et les autres étaient conscients. Camus, lui, se faisait encore des illusions. La coupure entre les deux communautés d’Algérie, les Français et les indigènes (Arabes) musulmans, s’est faite au début de la conquête et n’a disparue qu’avec l’Indépendance.

La politique d’intégration a été rejetée par les Algériens non seulement sur le plan politique mais aussi en littérature. La preuve en est l’émergence d’une littérature des indigènes, en opposition à la littérature des Français d’Algérie. Au lendemain de l’indépendance, l’algérianité de Camus a été contestée.

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D’après le discours officiel en vigueur dans le temps, le propre de l’écrivain algérien, à côté de ses origines, arabes ou berbères, est son engagement dans la cause de libération, à laquelle Camus était hostile. L’attitude d’Albert Camus vis-à-vis de ses collègues algériens musulmans concorde parfaitement avec la politique culturelle française en Algérie qui a suivi la conquête, ce qui explique le ton un peu paternaliste de son discours. Camus prend conscience de sa vocation et entre en scène littéraire au milieu des années trente du XXe siècle, à l’heure du centenaire de la conquête/du débarquement en Algérie ( 1830) qui vient d’être célèbre avec faste en 1930.

À cette époque glorieuse, la France poursuit sa mission civilisatrice, selon l’expression connue, qui fait partie de la politique dite d’assimilation et d’intégration. Le processus d’acculturation entamé par l’école française de la IIIe République aboutit à la formation d’une élite intellectuelle algérienne à l’issue de la pénétration culturelle de la France en Afrique du Nord.

L’assimilation de la langue française par les autochtones allait fructifier par l’explosion des talents littéraires au Maghreb après la Seconde Guerre mondiale. La naissance spectaculaire autour des années cinquante d’une littérature francophone de qualité produite par les indigènes, profondément enracinée, donc authentiquement algérienne, marocaine et tunisienne, est considérée aujourd’hui comme le seul acquis de la colonisation. De nos jours, la littérature francophone algérienne/maghrébine, qui, depuis les années cinquante, a connu un grand épanouissement et a donne un apport non négligeable au patrimoine universel. Le titre de fondateur de la littérature algérienne revient au poète Jean Amrouche, le précurseur, à Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri et Mohammed Dib, mentionnés par Camus à Stockholm121 romanciers de la génération de 1952 et à Kateb Yacine, poète, romancier et dramaturge.

Parmi ces écrivains, tous colonisés, deux n’ont pas survécu à la guerre d’Algérie: Amrouche, mort le 16 avril 1962, un mois après les accords d’Évian, et avant lui, Mouloud Feraoun, lâchement assassine par un commando de l’O.A.S., le 13 mars 1962 à El Biar/Alger, avec deux autres Algériens et trois Français. Les relations de Camus avec les écrivains algériens passent par des amitiés, des brouilles et des ruptures, évoluant en fonction des theses soutenues dans les écrits et les prises de position idéologiques et politiques respectives.

VI. Camus – Jean Amrouche 

Dans son discours prononcé à la remise du prix Nobel, Camus parie avec amertume de sa solitude et «des retraites de l’amitié». La guerre d’Algérie a brouillé Camus avec Amrouche, engagé dans la cause d’indépendance. Jean Amrouche (1906-1962), poète122 et essayiste, est considéré comme précurseur de la littérature algérienne de langue française.

Kabyle christianise, naturalise Français, Amrouche a opéré la synthèse de sa double culture (berbère et française) partant de son concept du génie africain symbolise par Jugurtha, le Numide révolté contre Rome, revendiqué comme l’Ancêre et le héros national. Se posant en tant que pont entre deux mondes, l’Afrique du Nord natale et la France accueillante, Amrouche est resté cependant déchiré entre ces deux pôles de son Moi profond et éternellement exilé.

La revendication de Jean Amrouche était celle du nom et de l’Ancêtre fondateur pour l’Algérie en guerre de libération. Amrouche, dénonciateur du système colonial et militant par la plume pour la cause algérienne, est entré en littérature maghrébine en tant que voix appelant l’Algérien à la prise de conscience et au combat libérateur. Le 11 janvier 1958 parait dans «Le Monde», un article d’Amrouche refuse par «l’Express»: La France comme mythe et comme réalité. De quelques vérités amères.

Pour Amrouche, les Français rêvent la France comme porteuse de mission universelle. Ils oublient le système colonial, faille d’une France mythique et universaliste. Les Algériens musulmans font maintenant «l’amalgame(…) entre la France de la liberté et la France impérialiste». Amrouche dénonce la France coloniale «raciste, avide, oppressive, inhumaine, destructrice» et ne voit d’autre issue que l’indépendance. Pour Camus Amrouche, un ami de longue date, est maintenant un dangereux sophiste123 

VII. Camus – Kateb Yacine

En 1948, Camus, lecteur chez Gallimard, fait la connaissance de la poésie de Kateb Yacine. Dans une lettre à Kateb, à l’époque reporter dans «Alger-Républicain», il écrit : « J’ai été intéressé par vos poèmes que je trouve quelquefois trop concertés, mais le cri perce (…) et c’est là ce qui me touche. L’Algérie rapproche à travers la poésie : Vous et moi, écrit le Pied-Noir à l’Algérien, sommes nés sur la même terre. Par-dessus toutes les querelles du moment, cela fait une ressemblance…»124

Effectivement, les deux écrivains sont très proches par la naissance dans le Constantinois, Camus à Mondovi, aujourd’hui Dréan près de Bóne/Annaba et Kateb à Constantine même, bien qu’il soit inscrit à l’état civil de Condé-Smendou (Zirout Youcef actuellement). Par la suite, un fosse s’est creusé entre eux. Kateb Yacine (1929-1989), se trouve aux antipodes d’Albert Camus. Poète, romancier et dramaturge universellement connu, Kateb jouit d’un prestige énorme dans l’espace francophone en tant que symbole de l’algérianité. Conformément à son projet, il a réussi à écrire une oeuvre totale sur le destin de l’Algérie, symbolisé par Nedjma/étoile, où il a merveilleusement pénétré et traduit l’inconscient collectif de son peuple.

En ressuscitant l’ancêtre dans Nedjma125, Le Cercle des représailles126 et Le Polygone étoilé127, l’écrivain réanime les forces vives de la nation à naître. Aussi bien dans le roman que dans le théâtre, imprégnés d’une poésie profonde, l’auteur met en jeu des images évoquant 1’Algérie de la réalité historique et celle de l’imaginaire. Nedjma a été saluée comme épopée mythique d’une nation en gestation. C’est dans l’oeuvre de Kateb Yacine que se trouve la réplique la plus radicale à l’algérianité d’Albert Camus. Sur sa négation de la nation algérienne pèse le poids des visions de Kateb Yacine, le grand chantre de Nedjma/étoile/Algérie.

Aux descriptions des villes algériennes sans passe dans « L’été » de Camus, pleines de charme, et de beauté de style mais véhiculant des thèses injustes sur Oran et Alger, Kateb oppose une profonde et poétique plongée dans le passe prestigieux de Constantine et de Bône/Annaba, évoquant passionnément la marche dramatique de l’homme algérien aux prises avec son destin.

« La Providence avait voulu que les deux villes de ma passion aient leurs ruines près d’elles, dans le même crépuscule d ’été, à si peu de distance de Carthage; nulle part n’existent deux villes pareilles, soeurs de splendeur et de désolation qui virent saccager Carthage et ma Salammbò disparaître, entre Constantine, la nuit de juin, le collier de jasmin noirci sous ma chemise, et Bône ou je perdis le som m eil, pour avoir sacrifié le gouffre du Rhummel à une autre ville et un autre fleuve.

Peu importe qu’Hippone soit en disgrâce, Carthage ensevelie, Cirta en pénitence et Nédjma déflorée … La cité ne fleurit, le sang ne s ’évapore apaisé qu’au moment de la chute: Carthage évanouie, Hippone ressuscitée, Cirta entre et ciel, la triple épave revenue au soleil couchant, la terre du Maghreb » 128. (A suivre)

Maria Stepniak

Notes

121 -Cité, p. 5.

122- J. Amrouche , Cendres, Tunis, Mirages, 1934, réédit. L’Harmattan, coll. Écritures arabes, Paris 1983, « Étoile secrète », Tunis, Mirages, coll. Les Cahiers de Barbarie, 1937, L’Harmattan, Paris 1983.

123- Cité par O. Todd , in: Albert Camus, une vie, Gallimard, Paris pp. 710-711.

124 Cité par O. Todd , op. cit., chap. 37, note 19, p. 808 (Lettre à Kateb Yacine, le 24 octobre 1948). 125- K. Yacine, Nedjma, Le Seuil, Paris 1956, roman.

126- K. Yacine, Le Cercle des représailles, Le Seuil, Paris 1959, théâtre : Le Cadavre encerclé, La Poudre d’intelligence et Les Ancêtres redoublent de férocité, sui vi du poème Le Vautour.

127- Le Seuil, Paris 1966.

128- K. Yacine, Nedjm a, Le Seuil, Paris 1956, p. 182. 

Auteur
Maria Stepniak

 




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