Mardi 9 février 2021
Albert Camus, écrivain français d’Algérie (VIII)
Pendant la dernière année de sa vie, Camus avait mis en chantier un roman qui devait résumer toute son expérience vitale et littéraire, pour aboutir, à la manière de Tolstoï, à sa Guerre et Paix.
IV. Oeuvre posthume : la quête des racines dans « Le Premier homme »
La partie écrite de ce roman a été retrouvée dans sa sacoche qu’il avait avec lui au moment de son accident mortel. Le Premier homme », roman inachevé, qui ne sera publié que 34 ans après sa mort tragique, survenue le 4 janvier 1960, nous éclaire infiniment sur la personnalité et le drame de l’auteur de ‘L’Étranger’. A notre sens, Albert Camus a vécu, à l’état aigu le drame de l’exil, de la séparation.
Etre étranger parmi les siens, séparé de la mère/mer, des êtres et des lieux aimés, voilà la passion de l’homme. Jean Amrouche109 avait écrit: La grande douleur de l ’homme est d’être — et d’être séparéll0. Cette idée d Amrouche, les douleurs de la séparation imminente, celle d’un peuple d’avec sa patrie, a trouvé une expression particulièrement saisissante dans le dernier roman d Albert Camus. Ce n’est pas une biographie pure et simple mais un appel intérieur ardent qui le pousse à percer le mystère de ses origines, combler le vide qu’il sent en lui et autour de lui.
Dans ce roman attachant, l’auteur évoque, avec une écriture empreinte de mélancolie et de sincérité, sa jeunesse rendue difficile par la pauvreté et la maladie mais illuminée par le soleil et le ciel admirable de l’Algérie, en parallèle avec celle de ses ancêtres paternels. Ceux-ci, c’étaient les premières générations de petits Blancs, venus de France après la révolution de 1848, pour y réaliser leur rêve de la terre promise, sous le regard hostile des Arabes, obliges de s’effacer.
Camus entreprend là une quête de l’identité à un double niveau familial: paternel, français, et maternel, espagnol/ mahónais. La démarche littéraire dans Le Premier homme marquerait un tournant dans l’oeuvre de Camus; l’écrivain naguère hanté par l’homme métaphysique/absurde/révolté, descend sur les tracées historiques pour mettre en scène les masses humaines, parties à la conquête des autres, jusqu’ au moment où elles devaient repartir à leur tour.
« Le Premier homme » découvre les racines d’Albert Camus, qui investit le passe des Français d’Algérie d’un contenu justificatif pour leur présence en Algérie: le mérite d’avoir rendu prospère un pays désertique à Tissue d’un travail acharné et meurtrier des générations entières, vise à déculpabiliser l’histoire. Les premiers hommes (au pluriel) autrement dit, les premiers émigres venus en Algérie et leurs descendants, sont, dans l’optique de Camus, au même titre que les Arabes, les «indigènes».
C’est exact dans un seul cas: les Français d’Algérie sont «indigènes» par rapport aux Français métropolitains, tandis que vis-à-vis des Arabes cette appellation pêche contre les lois de l’ancienneté. Les colons (anciens prisonniers et autres exclus de la société) étaient venus en Algérie pour construire un pays neuf. lis reniaient leurs origines et recommençaient à zéro parmi les Berbères et les Arabes, se considérant comme un peuple neuf, en quête d’une nouvelle civilisation. Camus lui-même avait dit dans « l’Été » : Les Français d ’Algérie sont une race batarde, faite de mélanges imprévus. Espagnols et Alsaciens, Italiens, Maltais, Juifs, grecs enfin s’y sont rencontrés. Ces croisements brutaux ont donné, comme en Amérique, d ’heureux résultats »111.
« Le Premier Homme » c’était donc cette première génération d’Algériens français, c’était le père d’Albert Camus, tué au début de la première guerre mondiale. C’était enfin Albert Camus lui-même, grandissant dans un vide culturel et historique dû à l’analphabétisme de sa famille.
Dans une interview donnée en 1954 à un journaliste, Camus expliquait: J’imagine donc un premier homme qui part de zéro, qui ne sait ni lire ni écrire, qui n ’a ni morale ni religion112. Son dernier livre, envisage comme une sorte d’éducation (à la Rousseau), dans la forme qui nous est parvenue, est une description détaillée des joies et des peines d’une jeunesse en Algérie française, dans l’ombre d’un père mythique auquel se sont substitués successivement: une grand-mère maternelle tyrannique, un onde maternel, un instituteur (Louis Germain).
La mise en lumière des racines paternelles et maternelles à titre personnel et collectif, embrassant son groupe ethnique, présente une partielle vision des choses, l’enfermement dans un cercle endogamique, la pratique séparatiste, face à l’Autre hostile, conformément à la réalité socio-historique.
Camus y relève cette évidence: dès le début de l’implantation de la population européenne sur le sol algérien il y avait un fosse infranchissable entre les uns et les autres, les deux communautés vivaient compartimentées, chacune sur ses gardes, à plusieurs reprises dressées l’une contre l’autre dans des conflits sanglants, des sursauts révolutionnaires des «indigènes», jusqu’au dénouement final à l’issue de la guerre d’Algérie : le recouvrement de l’indépendance.
« Le Premier homme », que l’auteur envisageait comme roman réaliste, restitue cette réalité historique algérienne, témoigne de l’Algérie à l’époque coloniale, avec toute la probité de l’auteur qui, pour la première fois, emploie son talent d’écrivain pour pénétrer dans les profondeurs de la terre algérienne, son passe récent et saisir l’inconscient collectif de ses habitants. C’est un roman des origines, roman familial d’Albert Camus en même temps que celui de son peuple.
Certains des pionniers du sol se transformèrent au fil des ans en pionniers de l’esprit; c’étaient les écrivains de l’Ecole d’Alger dont Camus, qui se sont attelés à la tache d’y créer une culture, propre aux rivages méditerranéens. Les premiers émigrants marchaient «sous le regard hostile des Arabes groupés de loin en loin et se tenant à distance, accompagnés presque continuellement par la meute hurlante des chiens kabyles», pour rencontrer «rien qu’un espace nu et désert, ce qui était pour eux l’extrémité du monde»113.
Dans l’esprit du narrateur les malheurs des nouveaux débarqués (la mort, le cholera, les razzias des Arabes et aussi des leurs) se confondent avec les actes du terrorisme qui font des victimes innocentes à l’heure actuelle, celle de la guerre d’Algérie, le temps de l’écriture: En revoyant ce char embourbé sur la route de Bône, où les colons avaient laissé une femme enceinte pour aller chercher de l’aide et où ils retrouveraient la femme le ventre ouvert et les seins coupés 114.
Cependant, sa conscience du juste fait répliquer son interlocuteur: – Soyons justes, ajoutait le vieux docteur, on les avaient enfermés dans des grottes avec toute la smalah, (…) et ils avaient coupé les couilles des premiers Berbères, qui eux-mêmes… et alors on remonte au premier criminel, vous savez, il s’appelait Caïn, et depuis c ’est la guerre, les hommes sont affreux, surtout sous le soleil féroce115. L’évocation des origines par Albert Camus est une expérience douloureuse, ses racines ne sont pas profondes et risquent d’etre coupées et c’est cela qui le fait souffrir et se lamenter. Le ton de la narration devient élégiaque: Des foules entières étaient venues ici depuis plus d’un siècle, avaient labouré, creusé des sillons …, et ils avaient procréé puis disparaît.(…) Et ainsi de leurs fils.
Et les fils et les petits-fils de ceux-ci s ’étaient trouvés sur cette terre comme lui-même s ’y était trouvé, sans passe, sans morale, sans leçon, sans religion mais heureux de l’être et de l’être dans la lumière, angoissés devant la nuit et la mort. Toutes ces générations, tous ses hommes venus de tant de pays différents, sous ce ciel admirable où montait déjà l’annonce du crépuscule, avaient disparu sans laisser- de traces, refermés sur eux-mêmes116.
Au cours de ses dernières années, Albert Camus, toujours hostile au FLN, de plus en plus solitaire dans son refus d’adhérer à la cause de l’indépendance algérienne, dans Le premier homme manifeste ses illusions sur l’entente franco-arabe au sein d’un État fédéral, tout en envisageant le départ définitif des siens dans la dignité. L’évocation du départ d’un vieux colon inspire le respect pour les uns et les autres et permet d’être solidaire de l’écrivain, par-delà les controverses.
Dans ce temps fort du roman, la parole est confiée au le fils du personnage: «Et on voit que vous ne connaissez pas mon père. (…) C ’est un vieux colon. (…) Quand l’ordre d’évacuation est arrive … Ses vendanges étaient terminées, et le vin en cuve. Il a ouvert les cuves, puis … (…) il a arraché les vignes sur toute l’étendue de la propriété117. Le vieux colon a donné une explication à son acte disant aux Arabes: … puisque ce que nous avons fait ici est un crime, il faut l’effacer. – Si j ’étais à votre place … j ’irais au maquis. Ils vont gagner. Les Français et les Arabes sont sur le point de se comprendre mutuellement: (…) – Les Arabes.
– On est fait pour s ’entendre. Aussi bêtes et brutes que nous, mais le même sang d’homme. On va encore un peu se tuer, se couper les couilles et se torturer un brin. Et puis on recommencera à vivre entre hommes. C ’est le pays qui veut ça 118. Le drame de Camus, homme et écrivain, est d’avoir vécu et agi dans l’esprit de la séparation, tandis que toute la littérature francophone moderne du Maghreb est fondée sur l’esprit de l’unification, celle de deux cultures et ethnies, l’oeuvre des écrivains bilingues et interculturels.
Dans « Le premier homme », qui est aussi une sorte de confession, l’auteur avoue: La Méditerranée séparait en moi deux univers, l’un où dans les espaces mesures les souvenirs et les noms étaient conservés, l’autre où le vent de sable effaçait les traces des hommes sur de grands 119 espaces. « Le Premier homme » s’arrête au moment où le narrateur quadragénaire évoque l’adolescent «obscur à soi-mème»120 qu’il fut et témoin d’une bagarre entre un Français et un Arabe, qui lui donnait l’avant-goût d’une confrontation meurtrière.
Pour conclure sur ce chapitre disons que les écrits de Camus sur l’Algérie étaient inspires par l’amour de sa patrie. Le jeune Camus chantait l’Algérie en fonction de sa beauté naturelle: le soleil, la mer, la plage, le ciel, tout le paysage était source d’un enchantement perpétue] et du bonheur de vivre.
Cependant l’homme qui habite cet univers enchanté est un être déraciné, sans nom et sans passe. Les villes dont Alger, particulièrement chère à Camus, sont des villes sans passe. Et c’est son drame. Un imaginaire né de l’exaltation anime les visions camusiennes de l’Algérie des « Noces » (1939) et de « L’Été » (1954). Rien de pareil dans Le premier homme; ce livre profond et sincère nous dévoile un homme désespéré puisque exilé: le drame du vieux colon est également celui de l’auteur lui-même.
L’oeuvre posthume de Camus nous fait saisir son amour profond et humain pour l’Algérie souffrante, déchirée dans sa chair, autrement belle que celle des Noces. Le premier homme c’est aussi un sincère hommage rendu par le grand Pied-Noir à l’Arabe. (A suivre)
Maria Stepniak
Notes
105- L’Hôte, p. 1623.
106- Ibid. 107- Ibid.
108- A. Camus , Le premier homme, Gallimard, Paris 1994, oeuvre posthume.
109- Jean Amrouche, Kabyle de souche et Français naturalise et chrétien, poète quasi mystique devenu le militant pour la cause algérienne, ami de Camus.
110- J. Amrouche , Introduction aux Chants berbères de Kabylie, Monomotapa, Tunis 1939, p. 23.
111- A. Camus, L’Été, «Petit guide p o u r des villes sans passe», Gallimard, Paris 1965, Bibliothèque de la Pléiade, p. 848.
112- Interview à Franck Jotterand, dans la «Gazette de Lausanne», 2 7 -2 8 mars 1954. Cité par H. R. Lottman, in: Albert Camus, Le Seuil, Paris 1978, p. 19.
113- A. Camus, Le premier homme, p. 174.
114- A. Camus , op. cit., p. 177.
115- Ibid.
116- Ibid., pp. 178-179. C’est nous qui soulignons.
117- Ibid., pp. 167-168.
118- Ibid., pp. 168-169. -C’est nous qui soulignons.
119- Op. cit., p. 181. 120 Ibid., p. 255.