Réalisateur, Mehdi Lalaoui est président de l’association Au nom de la mémoire, qui se bat pour une reconnaissance officielle de la répression de la manifestation pacifique auquelle a appelé le Front de libération nationale (FLN) et qui fit de 50 à 200 morts algériens le 17 octobre 1961 à Paris.
Mehdi Lalaoui nous raconte l’épopée du héros oublié Boumezrag El Mokrani. L’information sera tenue secrète pour ne pas démoraliser les troupes, mais son frère Boumezrag prend aussitôt le relais à la tête de la révolte populaire.
Avec une poignée d’irréductibles, il continuera la lutte même après la soumission de la plupart des tribus kabyles intervenues après la reddition de cheikh Aheddad le 13 juillet 1871. De tous les leaders de cette insurrection, le téméraire Boumezrag est le seul à continuer le combat contre les troupes coloniales et leurs goums lancés à ses trousses.
Pour l’acculer, celles-ci pratiquent intensément la politique de la terre brûlée, séquestrant biens et bétails, brûlant les villages et les cultures. Boumezrag se jette alors dans un combat qu’il sait perdu d’avance, mais il refuse de capituler.
Le 8 octobre 1871, le général Saussier tombe sur la caravane des Mokrani, en route vers le Sud, près des ruines de Qalaâ des Beni Hammad dans le Hodna.
Boumezrag arrive, au milieu des bombardements, à faire fuir femmes et enfants, près de 160 personnes environ, en direction du Sahara. Protégés par Boumezrag, ses lieutenants et quelques groupes de fidèles marchent de jour comme de nuit en essayant de gagner la Tunisie. Le 20 janvier 1872, à l’aube, Boumezrag et un de ses compagnons sont retrouvés mourants de fatigue et d’inanition dans une oasis ; ironie du sort, tout près d’un point d’eau.
La caravane des Mokrani arrive néanmoins à franchir les frontières tunisiennes, mais c’est la fin de l’épopée Boumezrag. S’il n’a pu sauver son pays, il aura néanmoins sauvé sa famille. Au printemps de l’année 1873, Boumezrag comparaît devant une flopée de juges à Constantine. C’est le procès des grands chefs de l’insurrection de 1871.
Les 213 accusés, dont 149 détenus, sont partagés en 10 groupes. Boumezrag forme un groupe à lui tout seul. Essayant à tout prix de les rabaisser, les magistrats français les font passer pour de vulgaires voleurs, des pillards mus par l’appât du gain et de la rapine. Aziz Aheddad proteste avec véhémence, mais les protestations des chefs algériens, pour faire valoir leur statut de prisonniers politiques, resteront vaines. Boumezrag, comme beaucoup d’autres, sera condamné à la peine capitale, mais sa peine, comme pour les autres, sera commuée en déportation en Nouvelle Calédonie.Tous les biens de la grande famille Mokrani seront sous séquestre.
Leurs terres seront spoliées et distribuées aux colons français.Après une escale de trois mois dans la prison de Nantes, Boumezrag et ses compagnons, tels que Aziz Aheddad, partent enchaînés dans les cales du Calvados.
Ils arrivent à destination après cinq mois en haute mer, les fers aux pieds. Beaucoup de prisonniers mourront en cours de route et seront jetés par-dessus bord. Ils passeront de très longues années en Nouvelle Calédonie.
Boumezrag sera exclu de toutes les lois d’amnistie : celle d’avril 1879, de 1880 et enfin celle de février 1895. On craignait qu’une fois rentré en Algérie, il ne vienne réclamer ses biens. De plus, trente ans après l’insurrection de 1871, il était toujours perçu comme un danger pour la colonie.
Un courrier du gouverneur général de l’Algérie datant d’octobre 1900 le stipulait clairement : «Boumezrag a joué un rôle trop important dans la formidable soulèvement de la Kabylie qu’il dirigea après la mort de son frère, le bachagha de la Medjana, pour que, même après 30 années, son retour ne constitue un danger pour la colonie…» Ce n’est qu’en 1904, par décision présidentielle du 23 janvier, que Boumezrag fut gracié.
Le 18 mai, il s’embarque à bord du paquebot Le Pacifique pour Marseille et arrive le 22 juillet avant de regagner Alger dans le courant du même mois. Il est alors âgé de 75 ans. Dans une lettre à l’un de ses amis français, il écrit : «Je suis enfin arrivé sur ce sol algérien que j’aime encore, malgré toutes les souffrances, et je me trouve au milieu de femmes et d’hommes qui me sont proches et que j’avais laissés à peine nés ou en bas âge.
Me voilà obligé de me faire une nouvelle affection pour ceux que je n’ai jamais connus, tandis que les autres dont les traits, le visage, me sont restés dans la mémoire, ils sont morts, hélas ! Moi-même je n’ai plus de foyer. Sur trois épouses, aucune ne m’est restée…» Décédé au mois de juillet 1905 à Alger, Boumezrag El Mokrani sera enterré au cimetière de Sidi M’hamed.
Dr A. Boumezrag
Sources : Mehdi Laloui Les Algériens du Pacifique