Vendredi 9 mars 2018
Algérie : de l’identité d’exclusion à l’identité de cohésion (II)
II- Les caractéristiques de l’idéologie arabo-musulmane érigée au rang de « constante nationale » et ses incidences sur la société algérienne
« Le triomphe des démagogies est passager mais les ruines sont éternelles ». Charles Péguy
Ressassé en permanence dans le discours officiel, omniprésent dans les programmes scolaires, réaffirmé avec force par les différentes constitutions du pays… le mythe de l’Algérie pays exclusivement arabe et musulman a fini par imprégner en profondeur la conscience collective. Pivot des politiques éducatives et culturelles, son influence est loin, comme le prétendent certains, de s’éroder. Il suffit pour infirmer cette vision de se promener dans les rues d’Alger ou de Tizi-Ouzou, de Tunis ou de Sousse, de Casablanca ou de Meknès…pour constater que les signes ostentatoires et surtout ostensibles – le qamis, le voile – constituent, de plus en plus, la nouvelle norme vestimentaire. De plus ne voit-on pas, encore aujourd’hui même dans les pays qui ont connu le fameux printemps « arabe », les urnes légitimer les forces qui militent pour un retour plus rigoureux aux valeurs de l’islam et une généralisation totale et immédiate de la langue arabe du VIIème siècle ? La spécificité de cette double revendication (langue et croyance) met mal à l’aise certaines analyses qui opposent systématiquement le panarabisme à l’islamisme tant la contradiction entre ces deux courants relève plus de la tactique que de la doctrine.
Certes des conflits parfois sanglants ont opposé les deux camps à travers l’histoire passée et actuelle mais sur l’essentiel il y a comme une solidarité d’intérêts où l’un vient au secours de l’autre lorsque ce dernier est en difficulté. De plus les deux camps sont souvent en accord dans leur volonté d’imposer la croyance religieuse comme partie intégrante de l’identité comme ils s’accordent dans leur rejet systématique d’une citoyenneté inclusive et universelle. D’ailleurs cette alliance objective s’est manifestée publiquement à l’occasion de la reconnaissance de Yennayer, en tant que journée chômée et payée, où certains avaient soutenu publiquement que fêter un pharaon berbère serait une forme de bida’a. Ainsi quand l’argument de l’un ne suffit pas, l’autre vient à sa rescousse et s’accordent tous les deux à empêcher l’émergence d’une pensée laïque et universelle.
En ce qui concerne le cas qui nous intéresse, la division du travail idéologique entre les deux courants n’est ni une nouveauté, ni un produit du ciel mais bel et bien le résultat logique et inévitable d’une politique nationale qui a réduit l’identité d’un peuple à une dimension exclusive : l’arabo- musulmane que nous qualifions de funeste pour au moins trois raisons :
– D’abord, l’arabo-islamisme est une aberration géographique
Plus de 5700 km séparent Alger de Ryad alors que Tamanrasset est contiguë de l’Afrique Noire et que la rive nord de la Méditerranée est à une heure de vol à partir d’Alger, voilà que l’Algérie officielle se donne une carte géographique en adéquation avec ses « constantes ». En réalité, cet arrimage au monde arabe repose sur la volonté de couper l’Algérie de ses prolongements naturels qui sont au Nord le bassin méditerranéen et au Sud l’Afrique Noire occultant ainsi la profondeur historique du pays qui atteste d’une diversité culturelle, linguistique, religieuse qu’on lit, aujourd’hui encore, dans le patrimoine archéologique, les us et coutumes des différentes régions, les pratiques religieuses… pour se rallier au mot d’ordre du panarabisme : « un seul peuple, une seule patrie, une seule langue ».
– Ensuite, l’arabo-islamisme est une mutilation historique
Ce paragraphe mérite une rétrospective historique pour convaincre que l’arabo-islamisme, loin de constituer un héritage, est une construction politico-idéologique dont l’unique objectif est d’effacer de la conscience collective un héritage culturel, linguistique, religieux bien antérieur au VII siècle, date qui marque l’arrivée des Arabes sur la terre nord-africaine. Dans l’histoire de la terre nord-africaine, cette conquête ne constitue pas un fait nouveau car le pays fut, de tout temps, objet de multiples convoitises comme en témoignent les invasions romaines, vandales… pour ne citer que celles-là bien qu’aucune d’elles n’a réussi à faire disparaître le substrat culturel et linguistique de la terre nord-africaine :
– La puissante machine romaine (1er siècle avant J.C jusqu’au Vème siècle après J.C) bien qu’elle ait provoqué une acculturation profonde des Amazighs (latinisation et christianisation) n’a cependant pas altéré le substrat culturel sur lequel repose le pays : les cultes polythéistes largement pratiqués par les populations locales, le culte judaïque largement répandu dans les montagnes du Haut-Atlas témoignent de cette volonté de résistance culturelle tout en subtilisant à l’ennemi tout ce qui peut enrichir le pays dans les domaines de l’agriculture, de la culture par exemple.
– Les invasions vandales (Vème siècle) et byzantines (VIème siècle), comme la précédente, n’ont nullement marqué l’espace nord-africain: « Les montagnes demeurent des espaces indépendants culturellement » note F. Braudel et les parties occidentales et du sud relevaient exclusivement du pouvoir des royaumes berbères. Seules quelques cohabitations avec quelques rois berbères sont à signaler.
Dans ces confrontations vieilles de plus de 600 ans, il faut surtout éviter de conclure à une culture de passivité de la part des populations locales. En effet, ces populations ont opposé des résistances jusqu’à porter parfois l’affrontement sur le propre sol de l’envahisseur. Aussi dans ce cycle résistance/affrontement, il ne faut pas omettre que les populations locales ont levé quelques « butins de guerre » comme la maîtrise des techniques agropastorales introduites par les Romains ou les techniques de constructions introduites également par les Romains et dont on retrouve trace, aujourd’hui encore, dans les merveilleux sites archéologiques des cités de Timgad, Djemila, Tipasa… que le monde nous envie mais que l’historiographie officielle occulte ostensiblement.
Mais comme le dit si bien, l’humoriste algérien Fellag : « les Phéniciens on les a sortis, les Romains on les a sortis, les Byzantins on les a sortis, les Arabes… on ne les a pas sortis ceux-là… ». En effet, contrairement aux précédentes, la conquête arabe est sans commune mesure car elle s’est enracinée en Afrique du Nord.
Cette présence est d’autant plus forte que la conquête s’est réalisée au moment où la civilisation arabe disposait d’une supériorité militaire, scientifique et culturelle inégalée dans le pourtour méditerranéen et dans l’Occident médiéval (supériorité entre autres choses due à la découverte des textes grecs). Mais il eût fallu quand même mobiliser plus de 5000 guerriers et des raids sanglants entrepris par l’envoyé du khalife Muawiya (le général Okba Ibn Nafaa) pour avoir raison, en 702, de la résistance locale conduite par une femme légendaire : la Kahina.
L’adhésion de cœur et de raison au message religieux importé par les nouveaux conquérants est une vue de l’esprit que l’idéologie officielle tente de créditer dans les consciences. Malgré
la défaite, les populations locales n’ont eu à abdiquer ni linguistiquement, ni culturellement et leur conversion à la nouvelle religion s’est gardée de toute soumission au profit une pratique religieuse certes plus contraignante mais plus indépendante : le kharidjisme.
De même la cohabitation spatiale était loin d’être la règle : les berbères islamisés occupaient les massifs montagneux principalement et les populations arabes cantonnées dans quelques villes comme à Kairouan en Tunisie et Tlemcen en Algérie.
Et ce n’est qu’à partir du VIIIème siècle qu’apparaît la terminologie mystificatrice de » Maghreb arabe » qui laisse croire à une filiation arabe de la terre nord-africaine.
Si la conquête arabe s’est effectuée en rupture avec les précédentes au sens où elle a conduit, sous le règne des Almoravides au XIème siècle et des Almohades au XIIème siècle à une modification des modèles culturels par une islamisation en profondeur du pays et l’usage de la langue arabe car il était inconcevable que le sacré soit dit dans une autre langue. En revanche, les conquêtes qui vont suivre, et c’est sans doute là une particularité qu’il convient de noter, se contenteront de ne point heurter l’empreinte arabo-musulmane. En effet, les deux dominations turque (en 1530) et française (1830) qui se sont superposées à l’arabisation de l’Afrique du Nord, n’ont pas imprégné avec la même profondeur le territoire. Linguistiquement, culturellement, patrimonialement certes il y a eu des legs, mais pas au point de remettre en cause l’arabisation du territoire.
Cela pour des raisons simples, les Ottomans soumettaient des territoires de l’Islam qui devenaient de fait des territoires vassalisés. Le contrôle opéré étant léger dans la vie quotidienne, on peut y voir une forme de soft-impérialisme.
Lire la 1re partie ici : Algérie : de l’identité d’exclusion à l’identité de cohésion (I)
Le rapport à la France est encore d’un autre ordre : le système colonial a entériné lui-même le fait que les algériens étaient et devaient rester des arabes. Tout le prouve, de la séparation des juifs d’Algérie lors de leur intégration dans la citoyenneté française à la réduction des non européens à la catégorie électorale de français musulmans. Ironie de l’histoire, lorsque la loi de 1905 séparant les églises de l’Etat fut votée, elle s’appliqua à tout le territoire français sauf les trois départements d’Algérie. Une délégation d’oulémas s’était alors rendue à Paris afin de rencontrer le président de la République. Ils souhaitaient que la loi s’applique à l’Algérie, l’intérêt étant alors d’introduire l’égalité politique. La présence française n’a eu une volonté inclusive qu’à partir du moment où la perspective d’indépendance est devenue sérieuse. N’est-ce pas à ce moment précis qu’ont débuté les grandes programmes d’instruction, de vaccination et de distribution du blé dans les territoires les plus pauvres ? Mais il était trop tard pour cet ordre colonial.
Et pour les dirigeants algériens l’Algérie ne serait qu’un pays arabo-musulman, dont la trajectoire nationale propre se résumerait à la guerre d’indépendance et la manœuvre politique à effacer des consciences :
– l’héritage berbéro-romain(les sites archéologiques déjà cités) ;
– les patronymes berbères (les Ait, Zemmour, Oufella) et juifs les Ada, Illouz, Khaddouch, Kessous) ;
– les idiomes locaux (Chawi, Kabyle, Rifain, Touareg…)
– la diversité cultuelle (chrétiens, juifs, musulmans).
S’agissant de ce dernier point et bien que son poids démographique soit faible (entre 20 000 et 100 000 chrétiens et 200 juifs soit 1% de la population algérienne : données à prendre avec beaucoup de précaution tant il est difficile d’émettre un chiffre exact), cette mosaïque de religions atteste bien d’une identité religieuse plurielle dont nous ne comprenons pas, aujourd’hui encore, la volonté d’occultation que prêchent certains. Nonobstant les difficultés d’exercice, des exemples comme le pèlerinage de la Ghiba à Djerba qui voit chaque année des juifs d’Afrique du Nord converger vers cette localité pour honorer la mémoire de leurs rabbins, la volonté exaucée de Roger Hanin d’être enterré en Algérie ; l’existence de 4 diocèses pour le culte chrétien ; l’enthousiasme actuel, certes circonscrit à la Kabylie et de faible densité, pour le culte protestant … ne suffisent-ils pas à attester de la pluralité cultuelle de la terre nord-africaine ? S’agissant de l’intérêt que certains jeunes surtout vouent au dernier culte cité, gardons-nous de croire que les conversions sont créés en nihilo tant les premières datent déjà de l’époque romaine. Nous ne discutons pas ici des motivations à l’origine de ces conversions (répondent-elles à un besoin de spiritualité ? à une crise d’identité ?) contentons-nous seulement de signaler leur existence dans le paysage du pays et leur antériorité.
– enfin l’arabo-islamisme est une idéologie au secours des régimes politiques à déficit démocratique
A l’observation sur une longue période, il est difficile de repérer un régime politique de la sphère arabo-musulmane qui soit l’émanation du suffrage universel. Du Maroc à Oman, du Yémen au Soudan, les régimes politiques relèvent soit du droit divin soit de coups de forces militaires et se singularisent par des modes de gestion politique autoritariste justifiés soit par la nécessité de se conformer à la loi divine, soit par la nécessité de construire un Etat fort. Mais quelle que soit la motivation avancée la référence au religieux et à la langue arabe est puissamment présente et sert de source de légitimation dans l’exercice du pouvoir. Quasiment tous ces pays (excepté le Liban) ont constitutionnalisé et ou étatisé le facteur religieux et la langue arabe comme source de légitimation politique. Le paradoxe est ce que ces facteurs de légitimation ne servent pas uniquement à l’exercice du pouvoir mais aussi à sa contestation par les forces politiques d’opposition qui également mobilisent sur les mêmes valeurs. C’est au nom de la norme religieuse et de la langue sacrée que l’on exerce le pouvoir et c’est au nom de ces mêmes valeurs que l’on aspire à le détenir. A ce titre, l’idéologie arabo-islamique remplit une double fonction : outil de légitimation pour les tenants du pouvoir et outil de conquête de ce pouvoir pour son opposition d’où cette confusion sémantique entre islam modéré et islam radical par exemple, ou arabe coranique et arabe progressiste qu’entretiennent certains acteurs en vue d’obscurcir la réalité et d’empêcher l’émergence d’un projet alternatif démocratique et moderne.
Pourquoi ? Parce-que la référence au divin comme facteur de légitimation rend impossible la confrontation entre la raison religieuse et la raison humaine.
Fonder un mode de gouvernance ou se le disputer avec des mots d’ordre puisés dans une doctrine où :
– la polygamie est autorisée ;
– la femme est maintenue dans un statut d’infériorité ;
– l’apostasie est punie de mort ;
– et où les politiques scientifiques et culturelles sont portées par une langue marquée par l’invariance de sa morphologie et de sa syntaxe et par son orientation passéiste (36% des textes des manuels en langue arabe sont consacrés à l’enseignement des 7 premiers siècles de l’hégire en Jordanie et en Algérie) ;
est tout simplement antinomique d’une vie démocratique et moderne.
Au total les constantes nationales (la langue arabe et la religion musulmane) sont :
– présentes en force dans Les textes constitutionnels : « La diffusion des informations, des idées, des images et des opinions en toute liberté est garantie dans le cadre de la loi et du respect des constantes et des valeurs religieuses, morales et culturelles de la Nation » article 50) ;
– assises des politiques scolaires et culturelles (« la réécriture des programmes scolaires ne concernera d’aucune manière les constantes nationales » : déclaration de la ministre de l’éducation nationale pourtant cible favorite des milieux conservateurs) ;
– ressassées à satiété dans le discours officiel…
Ces « constantes » ont fini par convaincre l’Algérien (et il bombe le torse) qu’il ne relève que d’une seule appartenance faisant fi des diversités culturelles, cultuelles, linguistiques qui sautent pourtant aux yeux à chaque coin de rue. « Il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut point voir » dit pourtant la sagesse populaire. Alors quand on mutile l’histoire, il ne faut pas s’étonner que la société enfante « des massacreurs » pour reprendre l’expression d’Amin Maalouf. Aussi nous ne pensons pas être dans le tort quand nous qualifions ce mode de gouvernance de mortifère tant il repose sur une construction purement idéologique et mystificatrice.
L’identité officielle binaire et populiste dans son expression (« nous » et « eux » entendre par « eux » tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans les « constantes nationales ») fait violence à l’histoire, angoisse le présent et compromet le futur. Il est temps de réconcilier l’Algérien avec son histoire, ses cultures, ses croyances … il est peut-être temps qu’il retrouve son âme. (A suivre)