Algérie, sections armes spéciales : un film face au silence des États

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Projection du film Algérie, sections armes spéciales, réalisé par Claire Billet
Présenté récemment à Varèse en Italie , le film Algérie, sections armes spéciales, réalisé par Claire Billet, a donné lieu à des échanges marquants entre la chercheuse Lina Leyla Abdelaziz et l’historien Christophe Lafaye,

Le documentaire Algérie, sections armes spéciales, réalisé par Claire Billet, s’est imposé comme un révélateur brutal des impensés mémoriels qui continuent de structurer les relations franco-algériennes. Présenté récemment à Varèse en  Italie , le film a donné lieu à des échanges marquants entre la chercheuse Lina Leyla Abdelaziz et l’historien Christophe Lafaye, autour de la question des crimes coloniaux et de leur difficile reconnaissance dans l’espace public français.

Une sortie sous tension diplomatique

Sorti en mars 2025 en France, le film intervient dans un contexte de crise diplomatique sans précédent entre Paris et Alger. Sa déprogrammation sur France 5, officiellement justifiée par la priorité donnée à l’actualité en Ukraine, a suscité de nombreuses interrogations. Pour Lina Leyla Abdelaziz, cette décision s’inscrit dans un climat plus large, marqué par ce qu’elle qualifie de « passé qui ne passe pas ».

Cette déprogrammation fait écho à la polémique déclenchée par les propos du journaliste Jean-Michel Aphatie, qui avait évoqué les crimes de la conquête coloniale en les comparant aux massacres d’Oradour-sur-Glane. Le tollé provoqué par cette comparaison a mis en lumière une hiérarchisation persistante des victimes et une difficulté française à reconnaître pleinement la violence exercée contre les populations algériennes.

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Un travail mémoriel encore entravé en France

Malgré l’existence de travaux historiques solides sur la conquête et la guerre de libération — notamment ceux de Sylvie Thénault ou Raphaëlle Branche —, Lina Leyla Abdelaziz constate que ces recherches peinent à irriguer l’espace public français. Cette absence de transmission freine l’avancée d’un travail mémoriel indispensable entre les deux pays.

À l’inverse, le documentaire a été accueilli avec un vif enthousiasme en Algérie : diffusion sur l’ensemble des chaînes de télévision, nombreux articles de presse, débats publics. Ce décalage de réception entre les deux rives de la Méditerranée révèle la profondeur d’une relation historique faite de violences, mais aussi d’échanges, de métissages et de coopérations culturelles et scientifiques.

Assia Djebar et la mémoire des enfumades

Pour éclairer cette fracture mémorielle, Lina Leyla Abdelaziz s’est appuyée sur L’Amour, la Fantasia d’Assia Djebar, œuvre dans laquelle la romancière et historienne entrecroise son rapport intime à la langue française et l’histoire de la conquête de l’Algérie.

Dans le chapitre consacré aux enfumades du Dahra, Djebar restitue, à partir d’archives et de témoignages, l’extermination de la tribu des Ouled Riah en 1845, asphyxiée dans une grotte sur ordre du général Pélissier. Hommes, femmes, enfants, vieillards et troupeaux y périrent dans une scène d’une violence extrême, consignée jusque dans les rapports militaires.

D’une grotte à l’autre : Dahra et Ghar Ouchettouh

Prenant la parole à son tour, Christophe Lafaye a établi un lien direct entre les enfumades du XIXᵉ siècle et les révélations contemporaines sur Ghar Ouchettouh, où plus de 118 personnes ont trouvé la mort lors d’un épisode lié à l’usage d’armes chimiques pendant la guerre de libération nationale.

Alors que l’enfumade du Dahra avait suscité de vives protestations au Parlement français en 1845, la révélation de Ghar Ouchettouh se heurte aujourd’hui à un mur de silences. « Qui pour s’indigner de ces morts ? Qui pour soutenir celui qui cherche un père ou un frère dans les décombres ? », interroge l’historien, posant une question centrale : la France a-t-elle perdu le sens de son humanité commune ?

Face à ces silences, Christophe Lafaye affirme avoir choisi, en tant qu’historien, « le camp de l’humanité ». Avec la réalisatrice Claire Billet, il multiplie les projections du film, dans de grandes salles comme dans des lieux plus modestes, dans des universités ou des espaces alternatifs, afin d’aller à la rencontre du public français. « La France a besoin de ce miroir », affirme-t-il.

Il évoque également un moment vécu dans les Aurès lors du tournage : interrogé sur ce qu’il attend désormais de la France, un témoin ayant perdu son père répond simplement : « La vérité ». Ce mot, chargé d’émotion, résume à lui seul l’enjeu du film et du travail collectif mené autour de lui.

Dépasser les clivages hérités de la colonisation

Si le documentaire rencontre un tel écho, c’est aussi parce qu’il refuse de rejouer les oppositions figées entre ancien colonisateur et ancien colonisé. Le travail mené s’appuie sur une collaboration transnationale où la nationalité n’est pas au centre du questionnement, mais où prime le respect de la dignité des témoins et la recherche rigoureuse de la vérité historique.

Pour Christophe Lafaye, cette démarche traduit un basculement générationnel. Une génération qui tente de se détacher des stéréotypes et des représentations héritées du conflit colonial, et qui œuvre, des deux côtés de la Méditerranée, à un travail scientifique et citoyen commun.

Cet équilibre reste toutefois fragile, soumis à la politisation des enjeux mémoriels. Pour qu’il puisse perdurer, il exige liberté académique, accès aux archives et espace d’expression. La question demeure ouverte : en France comme en Algérie, les sociétés sont-elles prêtes à laisser œuvrer celles et ceux qui cherchent, simplement, la vérité ?

Djamal Guettala 

1 COMMENTAIRE

  1. On ne connait grand chose de l’histoire de la dernière colonisation sinon les clichés que se renvoient les extrêmes des deux bords. Si les rapports de force à l’époque étaient loin d’être équilibrés, l’usage bassement politicien qu’en font les extrêmes aujourd’hui est de même ampleur. Et c’est toujours aux dépens de la vérité historique, la seule qui compte pour ceux qui ont tellement subit.

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