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mercredi 1 octobre 2025
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Amine Kessaci : « Si le narcotrafic prospère, l’État porte une responsabilité immense »

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Dans son livre Marseille, Essuie tes larmes (sortie prévue ce jeudi 2 octobre 2025), Amine Kessaci choisit la forme la plus intime qui soit : une lettre posthume à son frère Brahim, victime du narcotrafic.

Fondateur de l’association Conscience, figure engagée des quartiers nord de Marseille, il transforme une douleur personnelle en plaidoyer collectif. Entre témoignage, dénonciation et appel à l’espérance, il livre un récit qui interpelle autant les habitants des cités que les responsables politiques.

Au fil des pages, c’est toute une introspection qui se déploie : le lecteur suit la trajectoire d’un frère confronté à la perte, mais aussi à la culpabilité, à la colère et à la nécessité de comprendre. Ce livre ne se limite pas au récit d’un drame : il explore la condition des jeunes, les choix imposés par un environnement hostile, et la résilience des familles face à l’injustice. Chaque phrase résonne comme une tentative de donner sens au chaos, de redonner voix à ceux que la société a réduits au silence.

Le Matin d’Algérie : Votre livre commence par une lettre posthume à votre frère Brahim. Pourquoi avoir choisi cette forme intime pour aborder un sujet aussi dur que le narcotrafic ?

Amine Kessaci : Tout le livre est une longue lettre adressée à mon frère. Prendre la plume, c’était une manière de continuer à lui parler, de prolonger ce lien que la mort a brisé trop tôt. J’avais encore des choses à lui dire, des souvenirs à lui confier, mais aussi des questions restées sans réponses. L’écriture est devenue un espace de dialogue posthume, une correspondance impossible mais nécessaire. Ce livre est donc une série de lettres, mais aussi un cri : celui d’un frère qui refuse le silence.

Le Matin d’Algérie : Écrire ce livre a-t-il été avant tout un geste de deuil personnel ou un acte politique ?

Amine Kessaci : Les deux sont inséparables. Bien sûr, l’écriture est née du deuil, d’une douleur intime. Mais dans nos quartiers, le deuil n’est jamais seulement une affaire privée : il est aussi politique, car il dit l’injustice, l’abandon, l’échec des institutions. Mon deuil est devenu une revendication. Écrire, c’était refuser que cette mort soit une fatalité. C’était transformer une blessure personnelle en un plaidoyer collectif.

Le Matin d’Algérie : Vous refusez que votre frère ne soit qu’une statistique. Comment ce refus a-t-il guidé votre écriture ?

Amine Kessaci : Mon frère n’était pas une statistique. Pas plus que ses amis, pas plus que tous les jeunes que le narcotrafic nous arrache. Derrière chaque chiffre, il y a une personne : un fils, un frère, parfois un père, toujours un être humain fait de chair et de rêves. Les statistiques anonymisent, déshumanisent, banalisent. Moi, j’ai voulu redonner des visages, des histoires, une dignité à ces vies fauchées. Les chiffres ne pleurent pas, mais les familles, elles, pleurent chaque jour.

Le Matin d’Algérie : Dans vos pages, vous décrivez une jeunesse happée par l’illusion de l’argent facile. Selon vous, qu’est-ce qui rend ces mirages si puissants dans les quartiers populaires ?

Amine Kessaci : Ce n’est pas seulement l’argent facile. C’est le rêve qu’il promet, l’illusion entretenue par les séries, par la culture dominante, par une société qui glorifie la réussite matérielle sans offrir les moyens d’y accéder légalement. Mais au fond, ce qui piège les jeunes, c’est moins l’appât du gain que la marginalisation. Quand l’école n’ouvre pas de portes, quand le travail est inaccessible, quand les institutions se retirent, alors le narcotrafic devient une voie parallèle, fatale. Et une fois qu’on a mis un pied dedans, il n’y a plus vraiment d’issue, sauf deux : la prison ou le cimetière.

Le Matin d’Algérie : Vous soulignez aussi les résistances quotidiennes des habitants. Pouvez-vous nous donner un exemple qui vous a marqué et qui incarne cette dignité ?

Amine Kessaci : Oui, et c’est essentiel de le dire : les quartiers ne sont pas que des lieux de sang et de larmes. Ce sont aussi des lieux de dignité et de résistance. Ce sont ces jeunes qui se lèvent à l’aube, traversent toute la ville en bus et en métro pour aller étudier à l’université. Ce sont ces mères qui tiennent leur famille debout malgré les drames, ces pères qui travaillent jusqu’à l’épuisement pour sauver leurs enfants du chaos. Ce sont eux, les véritables résistants. Ils incarnent l’honneur et la force de nos quartiers.

Le Matin d’Algérie : Votre engagement à travers l’association Conscience est déjà très fort. Qu’est-ce que l’écriture permet que l’action militante ne permet pas ?

Amine Kessaci : Le monde associatif, dans les quartiers, est le dernier rempart. Mais il est constamment en bout de souffle, condamné à faire avec des miettes ce que l’État et les institutions n’ont pas su faire. L’action militante est indispensable, mais elle se heurte à ses limites. L’écriture, elle, permet autre chose : elle grave la mémoire, elle libère la parole, elle ouvre un espace poétique et politique où la douleur devient langage. Avec un livre, on ne répond pas seulement à l’urgence : on inscrit une trace qui résiste au temps.

Le Matin d’Algérie : Dans votre regard, quel rôle l’État et les institutions portent-ils dans l’essor du narcotrafic à Marseille ?

Amine Kessaci : L’État porte une responsabilité immense. Quand des gouvernements choisissent de couper Marseille en deux, quand un président comme Nicolas Sarkozy supprime la police de proximité, quand un autre comme Emmanuel Macron détruit les services publics dans nos quartiers, ils fabriquent du vide. Et dans ce vide, le narcotrafic prospère. Ce n’est pas seulement une défaillance : c’est le résultat de choix politiques, de renoncements répétés de la République à protéger ses enfants.

Le Matin d’Algérie : Votre livre sort ce jeudi 2 octobre 2025. À qui souhaitez-vous qu’il s’adresse en priorité : aux habitants des quartiers, aux responsables politiques, ou à l’opinion publique au sens large ?

Amine Kessaci : J’aimerais que ce livre parle à tous. D’abord aux habitants des quartiers, à ces résistants du quotidien, à ces jeunes qui, je l’espère, se reconnaîtront dans ces pages. Mais aussi à la société dans son ensemble, à ceux qui nous observent de loin et qui doivent comprendre ce que nous vivons. Et bien sûr aux décideurs, car un livre peut être une arme douce mais redoutable : il oblige à écouter ce que l’on préfère souvent ignorer.

Le Matin d’Algérie : Le titre Marseille, essuie tes larmes suggère une forme d’espoir. Quelle place gardez-vous pour l’espérance, malgré tout ?

Amine Kessaci : Dans nos quartiers, si l’on perd l’espérance, on perd tout. L’espoir est ce qui nous permet de tenir debout, de survivre au milieu du chaos. Mais attention : l’espoir seul ne suffit pas. Il ne fait pas vivre, il fait survivre. Ce que je veux dire, c’est que l’espérance doit s’accompagner de justice, d’égalité et d’action politique. Sinon, elle se transforme en illusion.

Le Matin d’Algérie : Si vous pouviez adresser un message aux jeunes qui, aujourd’hui, se sentent attirés par le trafic, que leur diriez-vous à travers ce livre ?

Amine Kessaci : Je leur dirais d’abord que personne n’est à l’abri. On pense toujours que ça n’arrive qu’aux autres. Mon frère le pensait. Ses amis aussi. Moi aussi. Et pourtant, la mort est venue frapper à notre porte. Le narcotrafic ne fait pas de distinction : il détruit tout, il prend des vies, il déchire des familles, il arrache des futurs. À travers ce livre, je voudrais leur dire : ne laissez pas le système vous condamner d’avance. Croyez en vos rêves, refusez le piège, et surtout sachez que vous méritez mieux que deux issues : la tombe ou la prison.

Entretien réalisé par Djamal Guettala

Une rencontre avec l’auteur est prévue le 29 octobre à la librairie L’Île aux Mots. Marseille 13003 

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