Avec Rassa Morra, son premier roman, Ania Mezaguer livre un récit d’autofiction percutant, nourri de son expérience de directrice des ressources humaines. À travers le personnage d’Aziyadé, elle dénonce le harcèlement moral, les jeux de pouvoir et l’hypocrisie managériale qui gangrènent le monde du travail. Ania Mezaguer a accepté cet entretien pour revenir sur les enjeux de son roman et les expériences qui l’ont nourri.
Dans cet échange exclusif, elle raconte comment son vécu professionnel a inspiré son écriture et pourquoi elle a choisi la forme romanesque pour porter un message universel. Elle revient sur le choix du titre, les violences professionnelles qu’elle souhaite exposer et la place des femmes dans le monde du travail.
Rassa Morra sera disponible au SILA, où l’écrivaine fera des séances de dédicaces le vendredi 31 octobre au niveau de l’AARC (Agence Algérienne pour le Rayonnement Culturel), et le 4 novembre au stand Sedía Éditions. Le roman Rassa Morra est également disponible à la librairie L’Arbre à Dires à Alger, La Habana à Tlemcen, Le Tiers Mythe à Paris, ainsi que sur www.leslibraires.fr.
Le Matin d’Algérie : Pourquoi avoir choisi de publier Rassa Morra parmi tous les romans que vous avez écrits ? Qu’est-ce qui vous a poussée à le faire maintenant ?
Ania Mezaguer : Faire paraître Rassa Morra était pour moi une nécessité. J’avais le sentiment que le sujet qu’il explore n’avait jamais été réellement mis en lumière. À travers ce roman, j’ai voulu dénoncer les dérives du monde professionnel, mais surtout éveiller les consciences face à ce que beaucoup vivent en silence.
Le Matin d’Algérie : Votre héroïne, Aziyadé, DRH dans une multinationale, est-elle une projection directe de vous-même ? Ou une synthèse de plusieurs expériences ?
Ania Mezaguer : Mon héroïne, Aziyadé, directrice des ressources humaines, est à la fois le reflet de moi-même et celui de toutes mes consœurs DRH à travers l’Afrique, qui m’ont généreusement autorisée à citer leur nom. J’ai tenu à le faire, à la fois dans l’incipit et au fil du roman, en hommage à leur parcours et à leur courage.
Dans la trame de Rassa Morra, j’ai voulu consolider des faits réels, des vécus multiples, pour en faire une seule épopée, portée par une seule héroïne : Aziyadé, symbole de toutes ces femmes fortes, résilientes et souvent incomprises du monde professionnel.
Le Matin d’Algérie : Comment décririez-vous le climat professionnel que traverse Aziyadé dans le roman ? Est-ce une réalité généralisée dans les grandes entreprises ?
Ania Mezaguer : Le climat professionnel dans lequel évolue mon héroïne est particulièrement tendu. Animée par une réelle volonté de favoriser le bien-être au travail et d’instaurer un environnement harmonieux, elle déploie toutes les méthodes possibles pour y parvenir. Pourtant, le clanisme et les manœuvres de certains collègues malveillants viennent constamment briser cette dynamique positive. Cette situation illustre une réalité universelle, présente dans de nombreuses organisations — qu’elles soient publiques, privées, nationales ou multinationales, même si, bien sûr, toutes n’en sont pas le reflet.
Le Matin d’Algérie : Le titre Rassa Morra est fort, abrupt. Pourquoi ce choix ? Et quel sens exact donnez-vous à cette expression ?
Ania Mezaguer : Le titre Rassa Morra n’est pas de moi à l’origine. Mon titre initial était Nursery pour adultes, ou, en français, Crèche pour adultes. Mais un jour, en discutant avec mon père des magouilles et des jeux de pouvoir qui se tramaient au sein de l’entreprise, il s’est exclamé : « Ce sont des Rassa Morra ! », une expression familière et pleine de sens. Il m’a alors suggéré d’en faire le titre du roman.
RASSA MORRA est en effet un titre fort et volontairement percutant. Dans le dialecte nord-africain, il signifie « race amère » ou « race maudite », et traduit à la fois la dureté du monde professionnel, l’amertume des luttes internes et le cri intérieur de celles et ceux qui en souffrent en silence.
Le Matin d’Algérie : Vous affirmez que tout ce qui est raconté est réel. Pourquoi avoir choisi la forme du roman plutôt que le témoignage ou l’essai ?
Ania Mezaguer : Oui, tout ce que je raconte est vrai. J’ai choisi de l’écrire sous la forme d’un roman d’autofiction, car je suis profondément attachée à ce genre littéraire. Je voulais que les lecteurs puissent vivre aux côtés de chaque personnage, ressentir leurs émotions, suivre leurs péripéties et s’imprégner pleinement de l’histoire. Même si les faits sont réels, leur dimension romanesque les rend universels et plus vibrants.
Le Matin d’Algérie : Quels types de violences professionnelles souhaitiez-vous rendre visibles à travers ce livre ?
Ania Mezaguer : Dans ce livre, j’ai voulu exposer des réalités souvent passées sous silence : le harcèlement moral, le mépris que certains dirigeants affichent envers la fonction RH, les jeux de clans, les calomnies, mais surtout le manque de maturité professionnelle qui gangrène parfois le monde du travail.
Le Matin d’Algérie : Comment votre expérience de DRH a-t-elle nourri votre regard littéraire ? Et inversement, l’écriture vous a-t-elle permis de prendre de la distance ?
Ania Mezaguer : Mon expérience de DRH a profondément nourri mon regard littéraire, car le monde de l’entreprise est un véritable théâtre humain, où se jouent les passions, les rivalités, les ambitions, mais aussi la solidarité et la résilience. En observant les comportements, les silences, les non-dits, j’ai trouvé une matière romanesque inépuisable. L’écriture m’a permis de prendre de la distance, de transformer la colère ou la déception en mots, et de donner du sens à ce que j’avais vécu. Elle est devenue un espace de libération, mais aussi un moyen d’analyse lucide sur la nature humaine et sur la complexité des rapports professionnels.
Le Matin d’Algérie : Le thème de l’expatriation occupe une place importante. Que dénoncez-vous à travers ce motif ?
Ania Mezaguer : À travers le thème de l’expatriation, je souhaitais dénoncer une réalité souvent passée sous silence dans le monde professionnel africain. Certains expatriés, censés venir pour transmettre leur savoir, contribuer à la gestion de la relève ou à la valorisation des compétences locales, se contentent en réalité de gérer leurs propres intérêts. Leur présence n’apporte pas toujours la valeur ajoutée attendue : ils occupent des postes clés sans réelle volonté de former, de partager ou de construire une continuité durable. Leur priorité devient souvent le transfert de leur salaire vers leur pays d’origine plutôt que la transmission du savoir ou le développement du capital humain local. J’ai voulu mettre en avant cette hypocrisie managériale qui freine la croissance et la professionnalisation de nombreux talents africains. À travers ce thème, je questionne le sens du mot “expatrié” : est-il encore synonyme de mission ou simplement d’intérêt personnel déguisé ?
Le Matin d’Algérie : À qui s’adresse ce roman, selon vous ? Aux femmes cadres ? Aux managers ? Au grand public ?
Ania Mezaguer : Ce roman s’adresse à l’ensemble des professionnels, toutes catégories confondues, pour rappeler que le monde du travail devrait être un espace sain, éthique et épanouissant. Il s’adresse également à toutes les femmes, pour leur dire de rester fortes, dignes et debout face à l’adversité.
Le Matin d’Algérie : Ce premier roman publié en appelle-t-il d’autres ? Travaillez-vous déjà sur un nouveau projet littéraire ?
Ania Mezaguer : Je poursuis l’aventure de l’écriture à travers un nouveau projet littéraire, que je dévoilerai au moment opportun, lorsque le temps et l’inspiration auront pleinement accompli leur œuvre.
Entretien réalisé par Djamal Guettala

