À 85 ans, Areski Belkacem signe Long Courrier, un album discret et bouleversant, qui surgit comme une confidence chuchotée au creux de l’oreille. Ce n’est que son troisième disque solo, en plus de cinquante ans de création. L’artiste, resté longtemps dans l’ombre poétique et sonore de Brigitte Fontaine, prend ici la lumière sans fracas, dans un geste d’une grande délicatesse. Avec lui, on entre dans un monde où tout est nuance, murmure, retenue. Il ne s’agit pas de briller, mais de continuer à dire, avec douceur, tendresse et fidélité à soi-même.
Areski Belkacem a toujours échappé aux cases. Né à Versailles en 1940, de parents kabyles, il a grandi entre deux mondes, deux langues, deux héritages. Très tôt, il absorbe les sonorités de l’Afrique du Nord — le chaâbi, les percussions berbères, la tradition orale — mais aussi la chanson française, le théâtre, la poésie surréaliste, le jazz libre. Ce mélange fondateur, jamais figé, irrigue toute sa trajectoire. Sa musique est celle d’un passeur, d’un artisan du sensible, d’un homme qui n’a cessé d’explorer les interstices : entre les genres, entre les mots, entre les cultures.
Sa rencontre avec Brigitte Fontaine, au tournant des années 1970, marque le début d’un compagnonnage artistique hors norme. Ensemble, ils inventent une autre manière de faire de la chanson : un théâtre musical fou, libre, drôle, mélancolique, souvent inclassable. Areski y est tour à tour compositeur, arrangeur, instrumentiste, chanteur ; un homme de l’ombre indispensable à l’éclat de leur œuvre commune. Leur album Comme à la radio, avec le Art Ensemble of Chicago, reste aujourd’hui encore une référence majeure de l’avant-garde musicale francophone.
Mais Long Courrier est autre chose : une traversée solitaire. Ici, Areski se présente seul, dans un format dépouillé, presque minimal. La voix est grave, posée, presque chuchotée. Les chansons évoquent l’amour, la mémoire qui vacille, les errances dans les gares, les silences entre deux décisions. Il chante Mon amie, Et j’en oublie, Dans les gares… autant de fragments de vie suspendus.
L’album est feutré, baigné d’un climat de fin de voyage, sans nostalgie lourde, mais avec une tendresse poignante. Les arrangements mêlent guitare chaâbi, clarinette, percussions douces, piano, accordéon. L’ambiance rappelle par moments les veillées nord-africaines, les mélopées de la Kabylie, les souvenirs d’un ailleurs réinventé.
Et pourtant, malgré cette texture sonore profondément marquée par ses origines, aucune chanson n’est chantée en kabyle. Ce silence surprend. À 85 ans, on aurait pu imaginer un retour plus explicite à sa langue maternelle. Est-ce une pudeur, un refus des assignations identitaires, ou une fidélité à cette liberté formelle qu’il a toujours défendue ? Peut-être un peu des trois. Car chez Areski, tout est affaire de mesure, de nuance, de gestes contenus. Il n’a jamais revendiqué, il a simplement fait entendre. Et dans Long Courrier, la langue kabyle est là sans être dite : dans un accord, une percussion, un souffle.
Il y a plusieurs années, le duo Ula d Nek, « Moi aussi », où Brigitte Fontaine donne la réplique à Areski en kabyle, offrait un clin d’œil à ses origines. Un dialogue constant entre deux voix, entre deux rives, entre mémoire et identité. Ula d Nek rend hommage à la diversité, à la langue kabyle, berbère millénaire, à cette liberté formelle et à cette façon d’être, de chanter l’intime sans pathos. Le couple Fontaine/Belkacem a ouvert comme champ possible : faire de la musique un lieu de résistance douce et de poésie vive.
Son apport à la musique française est immense, bien que trop peu reconnu à sa juste valeur. Il a ouvert des brèches. Il a montré qu’on pouvait écrire en français sans obéir à la chanson française classique, qu’on pouvait improviser, mêler les langues, les timbres, les structures. Il a participé à faire émerger une autre idée de la chanson : moins linéaire, plus sensorielle, plus aventureuse. Sans Areski, sans son travail au long cours avec Fontaine, une part entière de l’expérimentation musicale en France — de Bashung à Arlt, de Moodoïd à Pomme — serait peut-être restée en friche.
Et s’il fallait retenir une chose de Long Courrier, ce serait justement cette fidélité : à une certaine idée de la musique comme lieu de liberté, de tendresse, d’écoute. À contretemps du monde, Areski continue de chanter doucement, comme on parle à un ami de longue date qu’on n’a pas envie de quitter. Dans ce monde saturé de bruit, d’images et de slogans, sa voix est un refuge. Elle ne réclame rien. Elle existe.
Ce disque n’est pas un testament. Ce n’est pas non plus une clôture, ni un dernier mot. Long Courrier est une respiration. Une pause dans le tumulte, un souffle laissé à celles et ceux qui savent encore écouter. Il rappelle, avec une simplicité bouleversante, qu’on peut, à 85 ans, créer quelque chose de neuf, de libre, de suspendu — loin de l’agitation, loin des injonctions de modernité ou de performance.
Il y a là une leçon d’élégance et de persévérance. Areski ne cherche ni à surprendre, ni à revenir, ni à plaire. Il poursuit simplement, avec la même douceur obstinée, un chemin déjà tracé depuis longtemps : celui de la musique comme lieu d’écoute, de murmure, de vérité intérieure. Rien n’est démonstratif, tout est essentiel. Chaque morceau est un geste précis, une esquisse de souvenir ou d’émotion, laissée telle quelle, sans fard.
Et si les mots kabyles n’y figurent pas, leur esprit, lui, s’y trouve — intact. Ils sont là, invisibles mais vibrants, dans le grain d’une voix, dans le balancement d’un rythme, dans les intervalles entre deux accords. Ils habitent la musique sans la nommer. Dans le rythme d’un tambour discret, dans la vibration d’une guitare, dans l’espace entre deux phrases, on entend l’écho d’une langue ancestrale, transmise autrement — par le souffle, par la mémoire du corps.
Ce n’est donc pas un album de plus. C’est un acte rare. Une offrande silencieuse. Une preuve qu’il est encore possible de faire de la musique sans bruit, sans vanité, sans stratégie — simplement par fidélité à une certaine idée du beau, du vrai, de l’intime. Long Courrier touche parce qu’il ne prétend rien. Il laisse place. Il ouvre.
Areski Belkacem reste cet homme rare : discret, mais essentiel. Invisible, mais incontournable. Libre, toujours. À contre-courant, à contre-voix, il continue d’incarner ce que la musique peut encore être : un art du lien, du secret, de la transmission sans ostentation. Une présence humble mais indélébile.
Brahim Saci
ARESKI BELKACEM – Long Courrier, Label, Kuroneko, 2025.
Ula d nek