Armelle Dupiat Aellen est une écrivaine et poétesse française dont l’œuvre s’ancre dans une démarche profondément engagée, à la croisée de l’intime, du social et du politique.
Son œuvre est traversée par des thèmes récurrents : l’exil, la féminité, la souffrance, la dignité, mais aussi l’émerveillement, la solidarité et la possibilité du lien dans un monde fragmenté. Ce qui caractérise sa poésie et ses récits, c’est une voix à la fois lucide et tendre, un regard frontal sur la violence sociale, mais toujours porté par une quête incessante de réparation.
Elle publie des œuvres marquantes, comme Soleil d’Argent (2020), où une femme et un réfugié kurde se rencontrent dans une histoire d’amour et de mémoire marquée par les blessures de la guerre et du déracinement. Ce roman-poème n’est pas qu’un récit, mais une tentative de restitution de l’humanité, une traversée poétique du monde contemporain à hauteur d’humain.
En 2024, elle publie Soleils de poètes, un ouvrage où elle interroge avec finesse la place de la poésie aujourd’hui, mêlant réflexions de chroniqueuse et de lectrice. Ce livre agit comme un manifeste discret, oscillant entre humour, doutes et convictions, affirmant la nécessité de la poésie dans un monde où la parole semble souvent dévalorisée ou précipitée.
Avec Silhouettes commentryennes, son dernier ouvrage, elle adopte une approche singulière : recueillir les voix des habitants de Commentry et leur restituer leur force narrative. À travers ces portraits anonymes, elle révèle la poésie du quotidien, la complexité humaine et une noblesse populaire rarement mise en lumière avec autant de justesse. Ce projet rappelle les traditions orales et les chroniques sociales à la manière d’un Jean-Pierre Vernant ou d’une Annie Ernaux, mettant en avant ceux que l’on oublie souvent.
Ses influences, nombreuses et implicites, trahissent une proximité avec les poètes militants (René Char, Césaire, Guillevic) et une sensibilité à la littérature féminine contemporaine, engagée et plurielle. Sa poésie, publiée dans des revues exigeantes comme Le Pan Poétique des Muses, aborde la violence faite aux femmes, le désir, le soin et la filiation, dans une écriture dense, parfois incantatoire, toujours incarnée.
L’apport d’Armelle Dupiat Aellen à la littérature contemporaine se mesure à son obstination à donner voix aux oubliés et aux marginalisés, à redonner une dignité poétique à ceux qui restent dans l’ombre. Son œuvre ne se coupe jamais du réel : la beauté qu’elle façonne naît non pas d’une fuite, mais d’une immersion courageuse dans le monde.
Elle participe ainsi à affirmer que la littérature, même dans ses formes les plus sensibles, peut être un acte de résistance et un geste profondément politique. Son impact se ressent aussi bien dans les cercles littéraires qu’auprès de ses lecteurs, touchés par la justesse et l’humanité qui traversent ses textes.
Au cours de cet entretien, Armelle Dupiat Aellen nous partage son regard sur la poésie, son parcours d’écrivaine et les thématiques qui traversent son œuvre. À travers ses réflexions, elle nous plonge dans son univers littéraire, où l’intime se mêle au social et au politique, offrant une écriture à la fois lucide et profondément humaine.
Le Matin d’Algérie : Quels événements ou expériences personnelles ont influencé votre démarche littéraire ?
Armelle Dupiat Aellen : J’étais jeune adolescente lorsque j’ai bravé l’interdiction d’ouvrir le placard au fond du couloir de l’appartement familial. Une avalanche de livres m’est tombée sur les pieds ! Ces livres appartenaient à la sœur de ma grand-mère qui tenait une librairie à Paris. Ces lectures clandestines ont marqué le début de ma passion pour les mots et ma découverte de Françoise Sagan et Léonard Cohen. Déjà dans ces premières lectures, je pressentais que la littérature pouvait être un acte de résistance, une façon de dire le monde autrement.
Cette intuition s’est confirmée des années plus tard lors de ma rencontre avec une microbiologiste à l’Institut Pasteur, pendant un colloque interdisciplinaire sur « Science et conscience au XXe siècle » qui allait bouleverser ma trajectoire intellectuelle et littéraire.
Femme de science rigoureuse tout à la fois méditative, elle me fascina par sa capacité à articuler recherche scientifique et questionnement existentiel. « Chaque bactérie que j’observe au microscope me rappelle que nous sommes tous interconnectés dans le grand mystère du vivant », me confia-t-elle un soir dans son laboratoire.
Cette phrase résonne encore en moi aujourd’hui : elle a nourri ma conviction que la poésie doit témoigner de cette interconnexion universelle, porter la voix de ceux qui n’en ont pas, et rappeler sans cesse notre humanité commune face aux défis de notre époque.
Le Matin d’Algérie : Dans Soleils de poètes, vous explorez la place de la poésie aujourd’hui. Comment percevez-vous son rôle dans une époque où la parole semble souvent précipitée ou dévalorisée ?
Armelle Dupiat Aellen : La poésie est le poème en nous qui nous fait libre, qui nous fait homme, qui me fait être le monde même et grandir.
La poésie constitue un véritable antidote à cette précipitation de la parole qui caractérise notre époque. Face à cette accélération généralisée, je conçois la poésie comme ayant plusieurs fonctions essentielles : apaiser l’autre, lui faire découvrir sa part de sensible, révéler le tempo de sa propre musicalité. Elle devient ainsi un espace vital de ralentissement, un lieu de reconnexion avec notre intériorité.
Toutefois, la poésie ne doit pas pour autant se couper du monde contemporain. C’est pourquoi, dans mes chroniques pour l’Étrave, la revue d’Arts et de Lettres de Poètes sans Frontières, je m’attache à montrer comment la poésie peut « coller à l’actualité » sans perdre sa dimension esthétique. Qu’il s’agisse de « Poésie et Jeux Olympiques », « Poésie Iranienne », « Poésie et tuerie de masse » ou encore « Poésie et transports en commun », ces chroniques révèlent une poésie qui ne fuit pas le monde contemporain, au contraire, qui l’accompagne.
Cette approche réconcilie l’intemporel poétique avec l’urgence du présent. Pour moi, la poésie n’est ni un refuge nostalgique ni un divertissement, mais un mode d’être au monde qui nous permet d’habiter en sagesse notre époque, même dans ses aspects les plus prosaïques ou dramatiques. Elle nous offre cette capacité unique de transformer le quotidien en révélation, de ralentir le temps pour retrouver notre humanité profonde, notre réflexion.
Le Matin d’Algérie : Pourquoi avez-vous choisi de donner la parole à un poète inconnu Ihab Delaram, dans votre recueil Soleil d’Escale ?
Armelle Dupiat Aellen : Ihab Delaram, pro-kurde réfractaire au pouvoir central, m’a confié son journal intime après la perte de son fils Kemal, tombé à Afrin lors de l’opération Rameau d’olivier en 2018. Sous couvert d’anonymat, je me suis engagée à retranscrire fidèlement ces tourments intimes sous forme de prose poétique – seule manière qui me semblait juste – afin de le libérer de son enfermement et de faire vivre la mémoire de son fils.
Le Matin d’Algérie : Dans Soleil d’Argent, vous avez choisi une forme hybride entre roman et poésie pour explorer l’amour, la mémoire et le déracinement. Qu’est-ce qui vous a conduit à adopter cette écriture poétique pour raconter cette histoire ?
Armelle Dupiat Aellen : Cette forme hybride s’est imposée comme une nécessité intime. Quand on aborde des thèmes aussi profonds que l’amour, la mémoire et le déracinement, le langage romanesque traditionnel peut parfois sembler insuffisant, trop linéaire pour saisir la complexité des émotions et des souvenirs fragmentés.
Ce qui est particulier dans Soleil d’Argent, c’est que chaque poème est circonstancié. Je ne me contente pas de livrer des vers isolés. Chaque texte poétique restitue l’événement précis, l’atmosphère du moment, ce qui a déclenché son écriture. C’est cette approche narrative qui crée le pont avec le romanesque : le lecteur comprend dans quel contexte émotionnel, dans quelle situation concrète le poème a jailli et pourquoi.
Le déracinement ne se raconte pas chronologiquement. Il se vit par flashs, par réminiscences soudaines, par des détails qui ressurgissent sans prévenir. En ancrant chaque poème dans sa circonstance d’origine, je recrée cette authenticité de l’instant vécu par le protagoniste.
Cette écriture poétique m’a aussi permis de jouer avec la musicalité des mots, importante lorsque j’évoque la nostalgie et la terre natale. Il y a quelque chose de l’ordre de la berceuse ou de la complainte dans cette prose poétique qui épouse mieux, je crois, l’émotion pure que je voulais transmettre, surtout lorsque j’évoque le tir de la kalachnikov…
Le Matin d’Algérie : Votre œuvre aborde des thèmes comme l’exil et la dignité. Comment ces sujets résonnent-ils avec votre propre parcours ?
Armelle Dupiat Aellen : Ces thèmes de l’exil et de la dignité sont profondément ancrés dans mon expérience personnelle. D’origine franco-suisse j’ai été élevée par une famille franco-maghrébine. J’ai très tôt compris que je pouvais naviguer d’un monde à l’autre, que cette richesse culturelle était une force. Cette capacité de passage entre les cultures m’a donné une perspective particulière sur les questions d’appartenance et d’identité.
Mon travail à l’Institut Pasteur sur le paludisme a donné une dimension concrète à ces questionnements. Mes déplacements en Afrique subsaharienne m’ont confrontée à une réalité saisissante : voir des populations confrontées à cette maladie tout en préservant une dignité extraordinaire face à la mort.
Cette facilité que j’ai à passer d’un univers à l’autre – de la recherche à la littérature, de la France au Maghreb, nourrit ma compréhension des personnages en exil. C’est peut-être pour cela que je fais tout en double : cette multiplicité me permet d’habiter pleinement les contradictions et les entre-deux qui caractérisent l’expérience migratoire. Je m’intéresse à ceux qui trouvent dans le mouvement et la multiplicité des appartenances, une richesse plutôt qu’une perte.
Le Matin d’Algérie : Pouvez-vous nous parler de votre processus créatif pour recueillir les voix dans Silhouettes commentryennes ?
Armelle Dupiat Aellen : Voici un autre exemple de la singularité hybride de mon processus créatif tourné à la fois vers l’intérieur et l’extérieur.
Dans Silhouettes Commentryennes, d’une part, je suis allée à la rencontre de ces voix, j’ai enregistré leurs témoignages puis je les ai retranscrits.
J’ai instauré une relation de confiance. En tant qu’auteur-éditeur j’ai dû développer une écoute particulière, presque ethnographique, pour recueillir ces témoignages. Il y a souvent un travail de maïeutique pour aider les gens à accoucher de leur parole, à structurer leur pensée sans la dénaturer. C’est un équilibre délicat entre guidage et respect de l’authenticité.
Et d’autre part, j’ai révélé des talents cachés en offrant une légitimité éditoriale à des personnes de mon atelier d’écriture Des mots, des livres et vous, qui ne se considéraient pas comme des auteurs. Cette légitimation a transformé leur rapport à l’écriture et à leur propre parole car les contributeurs ont découvert qu’ils avaient quelque chose d’unique à dire.
J’ai dû apprendre à harmoniser sans uniformiser, cherchant les échos et les contrepoints entre les différentes contributions et m’assurer que chacun garde la propriété de leur parole. Cette forme éditoriale me semble pertinente car elle démocratise l’accès à la publication tout en enrichissant notre compréhension du monde par la multiplicité des perspectives.
J’ouvre là un nouveau genre littéraire, celui de citoyens qui vont au rendez-vous d’eux-mêmes.
Le Matin d’Algérie : Quels auteurs ou poètes ont marqué votre vision de l’écriture et de la poésie ?
Armelle Dupiat Aellen : Les écrivains qui ont forgé mon écriture et ma réflexion sont : Michel Le Bris, Emmanuel Bove, Henri Calet pour sa description de la condition populaire, Marie Curie, Alberto Manguel, Charles Dantzig, Gaston Bachelard, Boualem Sansal, Jacques Bonnet, Georges Sand, Roger Lenglet, Jean-Paul Sartre, Pierre Bayard, Gilles Deleuze, Amin Maalouf, Roland Barthes, Carlos Maria Dominguez, Virginia Lwoff, Léon Tolstoï, Chateaubriand, Elisabeth Badinter…
En poésie : le subversif Ben Lerner qui a écrit « Le problème fatal de la poésie, les poèmes ». Jean-Pierre Siméon, Andrée Chédid et son questionnement continuel sur la condition humaine. Giacomo Leopardi à travers son œuvre Zibaldone. Farid-ud-Din et Khalil Gibran pour leur sagesse spirituelle. Et, l’inégalé et emblématique Victor-Hugo, que je ne cesse de redécouvrir. Et ce dernier, le poète émérite feu Vital Heurtebize qui disait : « On ne bâillonne pas la parole des poètes ! »
Le Matin d’Algérie : Avez-vous des projets en cours ou des œuvres à venir dont vous aimeriez parler ?
Armelle Dupiat Aellen : J’ai terminé l’écriture d’un essai sociologique sur la poésie : Caractère, en recherche d’éditeur, où je m’interroge, entre autres, sur la place de la poésie dans l’espace médiatique, de son dialogue potentiel avec l’intelligence numérique et de sa quête de paix dans le monde.
Des tout petits riens, un roman co-écrit qui s’articule autour de ces éclats éphémères du quotidien. Ceux qui surgissent sans crier gare et illuminent nos vies d’une douceur discrète, pourtant menacés de disparaître dans le tumulte de nos routines modernes, ensevelis sous le poids des habitudes ou des urgences.
Une échappée salutaire avant d’entreprendre Terres de fronde, cette exploration des violences faites aux femmes où s’entremêlent regard sociologique et témoignages intimes, projet qui chemine en moi depuis trois ans et martèle désormais mon esprit au regard de l’actualité.
Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?
Armelle Dupiat Aellen : Oui un dernier mot sur la poésie humaniste qui se dresse en messagère du renouveau, brasse les langues dans leur riche diversité et célèbre leurs nuances. Stoïque, elle ne verse pas de larmes, mais transpire une rage pure d’exister. Séductrice, elle provoque avec une acuité qui dérange, secoue les consciences. Elle déplore le temps évanoui, rendant hommage à des figures inégalées, gravées dans la mémoire. Elle transforme le passé en une scène vibrante de vie. Elle tisse un présent où tout s’entrelace et insuffle l’essence même de la vivacité.
Entretien réalisé par Brahim Saci