Samedi 11 juillet 2020
Assassinat de Bennaï Ouali : extrait de l’ouvrage de Belaid Abane
Nous avons vu dans quelles conditions Bennaï a été mis hors du jeu politique en 1949. C’était au moment de l’espérance folle d’en finir avec le colonialisme.
Un grand choc et une immense déception pourrait-on imaginer. Cela expliquerait sans doute pourquoi Si Ouali sort de prison fin 1949, complètement chamboulé, laminé, désorienté. « Ce n’était plus le même homme » . D’autant que des rumeurs habilement distillées par des officines du Parti de Messali, l’avaient accusé d’avoir « donné » ses camarades de la tendance radicale, arrêtés après lui.
Pour les militants et les responsables de la Kabylie qui le connaissent bien, Bennaï Ouali, homme exceptionnel de courage et de droiture, ne peut pas se coucher devant le premier policier venu.
Et puis la situation n’est plus la même. En moins de deux ans d’absence, la Kabylie a changé politiquement. C’est Krim, l’ancien subordonné qu’il ne tenait pas en grande estime, qui le remplace et assure toute la coordination de l’OS en Kabylie. Il est également chargé d’y restaurer l’ordre PPA, selon le credo et les instructions de la haute direction.
Bennaï ne l’admet pas. Aurait-il alors tenté de gêner le nouveau chef du district dans sa « prise du pouvoir » en Kabylie, ne serait-ce que par ses propos ? Certains témoignages n’hésitent pas à en faire état. Ce qui est certain c’est que Bennaï estime que Krim lui a pris sa place dans des conditions troubles, et qu’en plus il n’avait pas le niveau requis pour prendre la tête de la Kabylie. Bennaï n’avait pas une haute idée de Krim, et Krim le savait, et lui en aurait tenu rigueur.
Rappelons également qu’avant et pendant la crise de 1949, les rapports de Krim et Bennaï n’étaient pas bons. Et qu’à l’époque, alors qu’il était sous sa responsabilité, Bennaï l’avait un peu marginalisé. Et était même amené parfois à lui reprocher une certaine agitation provocatrice (témoignage de Sadek Hadjeres). Bennaï qui était déjà en conflit ouvert avec la direction, soupçonnait en effet que derrière le comportement de Krim, il y avait l’aiguillon du Parti dans le but de contrer les berbéristes. Bennaï ne se gênait pas pour le lui dire et aurait même parfois exprimé un certain mépris à son égard. Krim en aurait, semble-t-il, gardé une rancune tenace à son ancien chef.
Au 1er novembre 1954, Krim est désigné comme chef de la zone (future wilaya) III avec comme adjoints Ouamrane, Mohammedi Saïd et Amar Aït Chikh. Abane, lui est encore en prison et n’en sortira qu’en janvier 1955. Il quittera alors Azouza, début mars 1955, pour n’y revenir qu’en septembre 1956, au retour de la Soummam.
En Kabylie la Révolution s’organise et Krim, en parfait homme d’action, s’avère être un chef militaire d’exception. Il a l’ascendant total et naturel sur tous ses adjoints qui sont pour la plupart ses aînés. En Kabylie nul ne songerait à venir lui contester la moindre parcelle de son pré carré qu’il dirige de main de maître. Au surplus, c’est un homme calme, réfléchi, sachant parfaitement maîtriser ses émotions. Ce sont des qualités importantes pour un chef qui veut durer.
L’année 1955 en Kabylie, est plutôt une année d’organisation, contrairement aux Aurès où les armes n’avaient cessé de tonner depuis le 1er novembre 1954.
De Bennaï Ouali durant l’année 1955, on ne sait rien : ni de ses activités politiques, s’il en avait à Alger, ni de ses occupations professionnelles. Il faut dire qu’il s’est fait très discret depuis sa sortie de prison en 1949. Divers témoignages affirment cependant qu’il vivait à Alger mais se rendait régulièrement en Kabylie dans son village natal de Djemaa N’Saharidj. D’autres témoignages avancent qu’il aurait cherché à prendre contact avec Krim pour rejoindre le FLN. Plusieurs tentatives auraient été faites dans ce sens. Et toujours selon les mêmes témoignages, refus de Krim avec toujours la même réponse : « Quand on aura besoin de lui, on lui fera signe ».
Un seul témoignage écrit, celui de Messaoud Oulamara , fait état de cette recherche de contact de la part de Bennaï afin d’intégrer le Front. Oulamara rencontre Bennaï alors complètement à l’écart du mouvement, par hasard, à Tizi-Ouzou, le 18 octobre 1955. Bennaï veut s’engager et sollicite Oulamara pour le mettre en contact avec Krim. Pour Oulamara, Ouali était sincère et « ne manquait ni de courage, ni d’intelligence, ni de sens des responsabilités ». Oulamara se fait un point d’honneur à rapporter la requête de son ancien chef à Krim.
Réponse de ce dernier : « sois prudent, ne le crois pas. Dis lui de se tenir tranquille. Le jour où nous aurons besoin de lui nous l’appellerons. »
Conclusion d’Oulamara : l’affaire de la collecte (argent collecté par Amar Ould hamouda et Mbarek Ait Menguellet à Tizi-Ouzou sans informer Krim) et la réponse méfiante et accusatrice de Krim cachaient des choses .
Selon Abdenour Ali Yahia qui le tiendrait lui-même de Messaoud Oulamara, Bennaï aurait été bien plus loin dans sa démarche vers le Front. Ce témoignage qui consiste en propos rapportés, doit être pris avec la plus extrême prudence tant le sujet est d’une extrême sensibilité, encore aujourd’hui. Bennaï aurait été sollicité par le « Général » messaliste Bellounis, chef de l’armée nationale du peuple algérien (ANPA), bras armé du MNA, pour lui demander de prendre la tête de la Révolution avec Messali, ainsi que la direction de son armée et de son mouvement . « Tu vas redevenir notre chef », aurait dit Bellounis à Bennaï. Car Bennaï était chef de la Kabylie d’Akbou à Bordj Menaël d’où était originaire Bellounis qu’il connaissait donc bien.
Bennai se serait alors mis avec empressement à la recherche de Krim pour lui proposer de ramener au FLN, l’armée messaliste sur un plateau d’argent aux conditions que lui posera Krim. Le message a semble-t-il été transmis à Krim par Messaoud Oulamara. Mais Krim a décliné la proposition de rencontre et a opposé une fin de non recevoir à la proposition de Bennaï », conclut le vieil avocat.
Il est évident que si ce témoignage est fondé, il apporterait un éclairage nouveau à l’affaire Bennaï. Krim aurait-il craint d’être phagocyté par Bennaï et sa nouvelle armée ? Sans doute. Car Bennaï, à n’en point douter, ne se serait pas contenté de jouer longtemps les seconds couteaux, lui qui a la stature naturelle du grand chef. Et cela Krim le sait très bien. Cela expliquerait alors son refus de rencontrer son ancien chef, mais également sa méfiance dont fait état Messaoud Oulamara.
On comprendrait aussi qu’un Krim très jaloux de son pré carré kabyle, ne puisse prendre le risque de faire venir au FLN son ancien chef, avec de surcroît une armée de plusieurs milliers d’hommes entraînés et bien armés. C’est introduire le loup dans la bergerie. Bennaï redeviendrait sans coup férir le chef qu’il était avant la crise de 1949.
Enfin, cet épisode a-t-il, ne serait qu’en partie scellé le sort de Bennaï ? Krim aurait-il craint que son ancien chef reste attentif aux sirènes messalistes et qu’il s’associe au général Bellounis dont la compromission avec l’armée française à la fin de l’année 1955, n’était pas encore avérée ? On ne saurait le dire.
Autre élément important de cette affaire : au printemps 1956, Bennaï apprend la mort dans des conditions troubles de ses compagnons Amar Ould Hamouda et de M’barek Aït Menguellet. Il sait que les deux hommes ont été mis à mort par le FLN sur ordre donné de très haut. Si Ouali insiste pour voir Krim et Mohammedi Saïd afin de leur demander des explications sur le sort de ses deux amis. On ne sait par quelle voie il arrive à entrer en contact avec eux.
La rencontre a lieu, Bennaï face à Krim et Mohammedi Saïd, selon le témoignage de Meziane, le frère cadet de Si Ouali. A quelle date exacte, on ne saurait le dire mais très probablement au milieu de l’été 1956, avant le Congrès de la Soummam. Les propos ont été recueillis directement par Sadek Hadjeres au cours de la cérémonie de réhabilitation de Bennaï à Mekla en août 1991 .
Face aux deux chefs FLN, Si Ouali veut savoir ce que sont devenus ses deux compagnons et s’ils sont morts, pourquoi les a-t-on exécutés. Le ton monte, la discussion devient orageuse et la rencontre tourne mal car Mohammedi Saïd le menace de sa mitraillette en jurant d’avoir sa peau. Si Ouali qui ne se démonte pas, rabat calmement le canon de l’arme de côté. « Range ta mitraillette, lui dit-il. Moi je l’ai portée pour des causes plus nobles » .
Fulminant, Mohammedi Saïd aurait « réglé le problème » sur place sans un geste d’apaisement de Krim. « Ton jour viendra, ennemi de Dieu », lui aurait lancé l’ancien membre de la Waffen SS. Bennaï, quand à lui, a su ce jour là, que son sort était scellé.
Bennaï n’a alors d’autre choix que de recourir à l’arbitrage d’Abane qu’il croit être sa dernière chance probablement après le retour de la Soummam où il était apparu comme le leader de fait. Il faut signaler également qu’entre Abane et Krim la rupture était consommée au Congrès de la Soummam.
Le témoignage est d’Abdenour Ali Yahia : « C’était la troisième fois que je rencontrai Abane. La rencontre a duré plus d’une heure. J’étais allé le voir pour lui transmettre un message de la part de Bennaï Ouali… L’impression qu’il m’a laissée ? Abane avait une vision, une stratégie et une tactique.»
Le vieil avocat se lance ensuite dans une description ornithologique de la Révolution. « Dans la Révolution, il y avait des chouettes, des moineaux, des corbeaux, des pigeons…Abane était un aigle planant au dessus de la volée. »
Abdenour Ali Yahia poursuit : « Bennaï m’avait chargé de transmettre un message à Abane : « Dis à Abane qu’en creusant ma tombe, tu creuses également la tienne. » Ce à quoi Abane me répond : « Moi je suis là pour servir la Révolution. C’est la seule chose qui m’importe. Je sais qu’il y aura des erreurs. » Il me rajouta : « Parles-moi de Ouali Bennaï et d’Amar Ould Hamouda », car il ne les connaissait pas puisqu’il avait milité dans le Constantinois », conclut le vieil avocat.
Tels sont les propos rapportés par Abdenour Ali Yahia qui accrédite la thèse que l’ordre serait donné d’Alger par Abane pour éliminer Bennaï dans son village natal de Kabylie. Déjà ici, la théorie ornithologique de Maître Ali Yahia est battue en brèche. De plus, il semble ignorer l’épisode orageux Bennaï/Mohammedi Saïd, ou s’il le connaît, l’a occulté.
Bennaï est donc assassiné, le 19 février 1957 à Djemaa N’Saharidj, quelques mois après la moralisation soummamienne des mœurs juridiques de l’ALN, et au moment où Krim commençait son périple vers la Tunisie en compagnie de Ben Khedda fuyant la bataille d’Alger, comme Abane et Dahlab vers l’ouest.
Selon un témoin originaire de Djemaa N Saharidj, Bennaï était dans un café au moment où un homme est venu le voir pour lui demander de le suivre. Bennaï aurait suivi cet homme en toute confiance comme s’il s’était agi de régler une affaire ou un projet en cours. Les deux hommes se seraient dirigés vers assif (l’oued). Bennaï aurait été alors abattu dans le dos par l’homme qui l’accompagnait ou par un autre posté en embuscade sur le chemin de l’oued.
Abdenour Ali Yahia, n’en démord pas, « le CCE a condamné à mort Bennaï Ouali ». Le vieil avocat est très prolixe sur le sujet. Bien avant la sortie de son livre , j’ai eu plusieurs entretiens avec lui sur la question des berbéristes durant la Révolution.
Le CCE a condamné Bennaï ? Difficile de croire que le CCE s’érige en tribunal pour condamner un ancien dirigeant politique du PPA-MTLD, fut-il berbériste. Y a-t-il un témoignage, une trace, un écrit concernant un soi-disant jugement rendu par un soi-disant tribunal du CCE ? Rien de tout cela !
Au reste, le CCE, confronté à une guerre de reconquête coloniale implacable, avait sans doute l’esprit ailleurs début 1957, au moment où la Bataille d’Alger faisait rage, qu’on avait l’œil rivé sur la 11e session des Nations Unies et que chacun risquait sa vie à tout moment dans l’enfer de la guerre ?
En accusant le CCE, c’est bien sûr à Abane qu’on veut faire porter le chapeau, puisqu’il est censé en être le chef de fait. C’est lui qui en aurait donné l’ordre. Mais donner l’ordre à qui ? Si Abane avait été l’instigateur de l’assassinat de Bennaï, pourquoi ne l’aurait-il pas fait exécuter à Alger que Bennaï ne quittait que pour aller passer un week-end de temps à autre en Kabylie. Au surplus, tout le monde connaissait les endroits que fréquentait Bennaï, notamment le restaurant d’Akli Saïd, rue Meissonnier, où il allait souvent prendre ses repas.
Au demeurant, en février 1957, les rapports entre Abane et Krim étaient dégradés au point qu’il était impossible pour l’un de suggérer et encore moins d’ordonner quoi que ce soit à l’autre. Gageons que si Abane avait ordonné son exécution, Bennaï aurait eu sans doute la vie sauve.
J’ai relancé Maître Ali Yahia au début de l’année 2014 , juste après la parution de son livre. Je lui ai dit que j’allais lui répondre sur certains points soulevés. Je voulais également lui poser un certain nombre de questions pour recouper les informations données dans son livre.
Moi : Pourquoi Krim n’a pas convoqué Bennaï en même temps qu’Amar Ould Hamouda et M’barek Aït Menguellet ?
AYA : Krim connaissait bien Bennaï qui a été son chef en Kabylie. C’était inscrit dans son programme d’éliminer Bennaï.
Moi : Pourquoi ne l’avez-vous pas écrit dans votre livre ?
AYA : Il y a des choses qu’il ne faut pas dire pour ne pas meurtrir un peu plus la Kabylie.
« Ce qu’il faut savoir poursuit Maître Ali Yahia, c’est que Krim voulait être le chef de la Révolution et se conduisait comme tel. Quand il a sollicité Abane, c’est pour qu’il travaille pour lui, pour l’aider à prendre la tête de la Révolution. Il pensait jouer le rôle de chef unique mais Abane lui, avait vraiment la stature du chef qui voulait avant tout le triomphe de la Révolution. »
Je reviens à la charge :
– Pourquoi un traitement spécial à Bennaï ?
– Krim a voulu isoler Bennaï pour lui régler son compte à part. Car avec lui c’était un problème personnel. La question berbériste, le berbérisme c’était secondaire. Il y avait un gros problème personnel car Bennaï avait gêné Krim pour asseoir son autorité sur la Kabylie après sa désignation comme chef du district par la direction.
Dans le cadre de sa thèse de Doctorat, l’historien Ali Guennoun travaille depuis plusieurs années sur la crise politico-identitaire de 1949 et ses répercussions au cours de la guerre de libération nationale. Entre autres témoignages, il a recueilli celui de Rabah Bouaziz, ancien officier de la wilaya IV désigné par Abane fin 1956 pour aller porter la guerre en metropole à la tête de la Spéciale. Ali Guennoun a eu la gentillesse de m’en confier la primeur .
Selon Rabah Bouaziz, Ouamrane l’aurait chargé en décembre 1956 d’aller avertir Bennaï que son sort était scellé par Krim et pour le dissuader de retourner en Kabylie. Bennaï aurait alors répondu : « ça alors, c’est le comble. Belkacem veut m’interdire d’aller chez moi en Kabylie ! Si je dois mourir, je préfère mourir chez moi. »
Pour Ali Guennoun, la date de l’assassinat n’est pas fortuite. Si Ouali est en effet assassiné dans son village natal le 19 février 1957, juste avant le départ de Krim en Tunisie . Selon Guennoun, Krim ne voulait pas laisser Bennaï derrière lui. Il savait qu’il avait un ascendant sur la Kabylie. Et Krim ne voulait pas prendre le risque de voir la Kabylie lui échapper. Pour Krim, laisser Bennaï vivant, c’est laisser le loup dans la bergerie, et prendre le risque de se faire doubler, de perdre son argument de puissance et de dissuasion. Car Bennaï avait été le chef politique de Krim en Kabylie.
Ali Guennoun a également posé la question à Yahia Henine. Ce dernier ne croit pas à l’implication d’Abane dans la mise à mort de Bennaï.
Concernant la version d’Abdenour Ali Yahia qui implique directement Abane sans avancer des faits tangibles, Guennoun émet des réserves sur les propos et les discours rapportés qui ont leur faiblesse et leurs failles.
Signalons enfin, pour clore le chapitre de l’histoire tragique de l’homme d’exception que fut Si Ouali N’Senior, le témoignage de deux vieux militants kabyles, l’un de Tizi Rached, Hadj Ahmed Kroun, et l’autre d’Azazga, Arezki Kaci Chaouche :
« En Kabylie tout le monde savait que Bennaï Ouali était dans le viseur de Krim. Même avant le 1er novembre, il était question de son élimination. L’attentat contre Ferhat Ali était encore dans tous les esprits. Tout le monde lui conseillait la prudence, notamment de ne pas aller en Kabylie le week-end. Chaque fois, refus catégorique de sa part. « Comment ça ! Vous me donnez des conseils. L’oisillon qui se pique de donner la becquée à son père » , répondait-il invariablement pour signifier à ses conseilleurs qu’il n’avait pas de leçons à recevoir. Il est vrai que Bennaï se considérait au dessus de tout soupçon et qu’il n’avait rien à se reprocher. »
Belaïd Abane
Extrait de mon livre Nuages sur la Révolution, chez Koukou Editions