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Bertrand Badie : « Le monde n’est plus géopolitique »

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Bertrand Badie : « Le monde n’est plus géopolitique »

Bertrand Badie a publié Inter-socialités – Le monde n’est plus géopolitique (CNRS éditions, 2020, 228 p., 20 €). Eclairant.

Longtemps professeur de relations internationales à Sciences Po, chroniqueur au journal La Croix et très présent médiatiquement, l’auteur n’en est pas à son premier ouvrage et se propose de synthétiser dans celui-ci une somme de réflexions qui témoigne de sa grande culture et de sa capacité à nous proposer de grandes fresques.

Il a déjà défriché de nombreux sujets qui tournent pour l’essentiel autour de la perte d’influence du monde occidental et de l’émergence des Suds, de la nécessité d’en prendre acte et des formes et possibilités d’un gouvernance mondiale susceptible de gérer les grands problèmes de l’humanité. Il a ses répulsions – l’État-nation, incapable de faire face aux problèmes du monde –, ses inclinations – le migrant, incarnant l’avenir de l’humanité. Bref, l’auteur nous a habitué à être clivant, ce dont témoigne également son dernier ouvrage nettement plus théorique et construit que les précédents.

L’objectif énoncé est de mettre en évidence la conquête sociale de l’international qui aurait terrassé un ordre construit sur la paix de Westphalie autour d’États-nations et de rapports de force et de pouvoirs, grâce à la « réalité croissante et déterminante des mobilisations sociales capables de faire l’événement international » (p.56).

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Il invoque notamment les grands événements mondiaux des sommets et manifestations altermondialistes de Seattle à Porto-Alegre ou la grande manifestation mondiale se déroulant simultanément dans maints pays pour empêcher l’intervention américaine en Irak, les printemps arabes ou les nombreuses manifestations sociales qui parcourent le monde. C’est cette irruption qui crée l’inter-socialité.

Pour le dire autrement, il illustre un monde au Nord duquel, la victime des politiques d’austérité remettant en cause les acquis des avantages constitués comprend spontanément le sens des luttes de ceux qui, au Sud, combattent les politiques d’ajustement structurel imposées par les institutions de la finance mondialisée. Il s’agit de luttes dont la convergence est d’emblée perçue et dont la disparité dans la situation des acteurs ne fait pas obstacle à leur mise en relation. Ce qui fonde la solidarité internationale.

L’auteur constate qu’à mesure que se construit la mondialisation, se crée, grâce à la communication et la circulation des personnes, la promotion – en dehors du marché – d’une conception alternative dans des buts non-lucratifs, en vue de combattre le nouvel ordre économique qui se met en place.

Le nombre des ONG a été multiplié par dix depuis 1960, et elles se mondialisent. Elles interviennent dans des domaines élargis et créent des inter-socialités dans l’alimentaire, le sanitaire et les questions environnementales. Bref, il existe une face cachée de la mondialisation qui ne se reconnaît pas dans le marché. Elle est de plus en plus active et déterminante.

Tout ceci a sa part de vérité. Mais faut-il écarter le reste ou le présenter comme désuet et dépassé ? Car tout y passe dans le jeu de massacre. La sociologie domine désormais tout et peut faire passer à la trappe géographie et politique – donc la géopolitique, d’où le sous-titre de l’ouvrage -, et même l’économie. Ainsi passent aux oubliettes, nations, souveraineté, rapports de forces, intérêt national, multinationales, finance mondialisée, Gafas. C’est à ce prix que se construirait cette nouvelle « grammaire internationale » que l’auteur nous propose. Mais peut-on croire que l’émergence de préoccupations hors-marchés supprimerait pour autant la toute puissance du marché mondialisé et financiarisé ?

Les affirmations peuvent être nuancées et moins unilatérales. L’auteur avance qu’« à mesure qu’on parcourait la seconde moitié du XX° siècle, le monde devenait plus inter-social qu’interétatique ». Pourtant c’est bien dans cette période qu’on assiste à une « prolifération étatique », le monde recensé à l’ONU passant de 60 à près de 200 pays. Fin des États-nations ? La question du changement climatique reste encore du domaine des États qui organisèrent ses grandes messes, du Sommet de Rio à l’Accord de Paris, en passant par le Protocole de Kyoto, même si des institutions infra-étatiques (villes, régions, …) ou des communautés scientifiques (Giec) décident de s’en mêler. L’impossibilité pour les États-Unis d’intervenir en Irak sous couvert de l’ONU, voire de l’Otan découle bien de la réticences de nombreux pays du Conseil de sécurité ou d’alliés militaires.

Peut-on penser que les conflits qui ont traversé les Balkans, la crise ukrainienne, les combats du Haut–Karabah peuvent s’analyser sans le recours à la géopolitique qui justement permet de comprendre la complexité des situations en mobilisant diverses disciplines expliquant au final les rivalités sur des territoires ? Peut-on expliquer les cyber-agressions qui, en dehors de buts lucratifs, relèvent d’actions étatiques ? Peut-on rendre compte des ambitions spatiales ou de la concurrence des vaccins sans recourir au jeu les États ou des forces du marché ?

Remettre à la mode sous un autre vocable les concepts qui étaient devenus désuets de société civile internationale ou d’altermondialisme. Donner corps à l’intuition préalablement avancée « d’acte II de la mondialisation », terme non-repris mais dont l’idée surplombe tout au long de l’ouvrage. Valoriser « les mouvements sociaux qui font fi désormais des frontières » (p.8). Tel semble être l’objectif prétendument décapant. Car ce qui nous est proposé, c’est en dernier ressort une certaine lecture de la mondialisation dont le potentiel des bons côtés est survalorisé au point de passer quasiment sous silence celui des mauvais qui ne nous sont même pas suggérés de combattre.

L’auteur probablement adepte d’Edgar Morin et de sa complexité adhérerait sans aucun doute à son propos : « Il est sans espoir de réfuter. Seule une nouvelle fondation peut ruiner l’ancienne. » Mais il pourrait aussi méditer le propos du philosophe Jean Lacroix : « Méfions-nous de cette tentation naturelle de valoriser exagérément une nouvelle science qui peut apporter beaucoup, mais qui ne serait plus rien si elle voulait être tout. »

Michel Rogalski, économiste, CNRS et Directeur de la revue Recherches internationales

 

Auteur
Michel Rogalski (*)

 




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