Samedi 6 mars 2021
Ce que je pense de la polémique Khadra/Ben Jelloun/Bachi
Déconcertant ? Déplorable ? Lamentable ? Pathétique ? Un jour, une journaliste m’avait demandé quel était mon mot (français) préféré… Je n’avais pas hésité, car c’est une vieille inclination : « inqualifiable », telle fut ma réponse. Je veux parler de cette polémique entre écrivains algériens, voire maghrébins… Je suis attristé, pour ne pas dire écœuré.
Certains ont commenté pour dire que c’est un classique dans le milieu littéraire. Non, pas dans ce genre qui rabaisse la fonction. Sartre, agacé par Camus, avait juste répliqué : « Il se peut que vous ayez été pauvre, mais vous ne l’êtes plus : vous êtes un bourgeois, comme Jeanson et comme moi ! »… Et André Breton : « Qu’est-ce que ce fantôme de révolte qu’Albert Camus s’efforce d’accréditer et derrière quoi il s’abrite ? Une révolte dans laquelle on aurait introduit la mesure, une révolte vidée de son contenu passionnel, que voulez-vous qu’il en reste ? »…
On voit où se love la différence : c’est méchant, mais dans la distinction !… Je n’apprécie pas tel écrivain ou tel autre quand il s’agit de forfaitures morales, de mensonges et de coups bas (venant d’un écrivain en particulier, avec la connivence de ses éditeurs), ou de positions politiques (question Israël et Palestine, notamment). Mais pas quand il s’agit de création… On a encore parlé de « nègre », s’agissant de Yasmina Khadra.
J’ai déjà dit qu’une universitaire américaine m’avait demandé si ce n’était pas moi… Mais non, mais non, désolé ! Et j’aurais bien voulu l’être, puisque, « nègre », je le fus trois fois (la troisième, tout récemment), et que ce travail est bien payé – ce dont, désolé d’avoir à le préciser, j’ai grandement besoin… Le mot « nègre », devenu aujourd’hui maudit (aujourd’hui, on préfère : ghost writer, écrivain-fantôme, prête-plume) ; moi, le travail de nègre, je le conçois comme honorifique : écrire et réussir même pour autrui, n’est-ce pas déjà me sentir moins «médiocre» ? Mais les gens, y compris du métier, confondent diverses étapes… Il y a le correcteur, le rewriter et le ghost writer : ce sont là trois fonctions différentes, mais qui peuvent s’ajouter l’une à l’autre.
S’agissant du premier, il n’y a pas d’écrivain, même parmi les plus grands du monde, qui n’en ait eu besoin. Aucun. Du reste, les éditeurs ne s’en privent pas… S’agissant du deuxième, comme son nom l’indique, il réécrit (corrige, évidemment, et reformule sans chambouler le texte original).
Quant au troisième, là, il s’agit carrément du véritable auteur, qui prête sa « plume » à une personne contre un contrat et un pourcentage. Mais ledit contrat comporte une clause, stricte, un engagement ferme : le secret.
Parfois, vous voyez un grand nom en couverture, suivi d’un nom peu connu, mais le lecteur n’est plus dupe… Souvent, c’est à l’intérieur du livre que l’on trouve la mention « Avec la collaboration de X ». C’est ce que j’ai eu une fois, dans la collection de Mireille Dumas (la clause de confidentialité ne joue pas dans ce cas). Et là, il n’y a ni trompeur ni trompé.
Maintenant, que les manuscrits de Yasmina Khadra soient passés entre les mains d’un correcteur, il n’y a aucun doute. Qu’ils aient été réécrits ici ou là, peut-être. Mais personnellement, je suis convaincu qu’il en reste l’auteur, et pas un « auteur fantôme ».
Maintenant, que l’on n’aime pas son écriture, son style, sa thématique, là, c’est une autre paire de manches. Il y a beaucoup d’auteurs qui sont médiatisés alors que leurs ouvrages sont jugés par de vrais critiques littéraires comme de moyenne facture, littérairement parlant.
Essayez de faire un sondage (encore faut-il y arriver), pour savoir ce que les critiques littéraires peu suspects de complaisance, pensent d’un « Meursault, contre-enquête ». Et vous verrez que l’unanimité est loin, très loin, d’en faire un grand roman, du point de vue purement littéraire.
Mais ce n’est pas nouveau ! Même la littérature française, proprement dite, est riche de ce genre de succès sans rapport direct avec la littérature. Avec l’air du temps, oui.
Et alors ? Alors, il faut faire avec. On peut trouver le style de tel auteur médiocre, mais celui ou celle qui le juge ainsi est-il sûr de son propre style ? Je me permets juste un pas de deux : sur le fil que j’ai vu passer, là où Salim Bachi parle de médiocrité, à propos de Yasmina Khadra, j’avais lu un commentaire, d’une dame, je crois : « Et vous-même, vous écrivez ? ». Commentaire qui reçut cette réplique : « Vous plaisantez ? ». La dame avait bien l’air de ne pas connaître l’écrivain, qui s’en étonna, s’en offusqua presque… À tort, d’ailleurs. Car cela ne permet pas de conclure que ce même auteur soit « médiocre » ! D’où ma question : qu’est-ce qui décide de la notoriété et de la valeur littéraire d’un auteur : sa médiatisation ou ses qualités intrinsèques ?
Les auteurs les plus médiatisés ne sont pas forcément les meilleurs, on le sait. Je me suis amusé à taper une vingtaine de noms d’auteurs maghrébins, tour à tour, sur Internet (Bing, pas Google). Je vous donne les résultats, du moins des auteurs en question.
En tous cas, parmi les disparus, Mohamed Dib les surpasse tous, morts et vivants, avec plus de 580 000 occurrences ! À vous de juger si le nombre d’occurrences est assez pertinent pour estimer la valeur littéraire d’un auteur… Dib, même disparu, n’en a pas besoin.
Personnellement, je me méfie des « accointances » à l’œuvre dans le milieu littéraire, s’agissant tout particulièrement des auteurs algériens. Et ces occurrences ne sont pas fiables pour une autre raison : pour certains noms s’ajoutent des occurrences extra-éditoriales, comme des articles, des séances de signatures, des directions d’ouvrages collectifs, etc.
J’ai fait le tour de tous nos écrivains maghrébins, mais je ne vous donne que ceux annoncés par le titre de ce billet, par ordre alphabétique : Salim Bachi, 43 300 ; Tahar Ben Jelloun, 531 000 ; Rachid Boudjedra, 32 900 ; Yasmina Khadra : 293 000.
Franchement, qui pourrait, hors des Germanopratins (Désolé, le terme est galvaudé, certes, mais il dit bien ce que je veux dire), qui pourrait en toute conscience penser que de telles données autorisent à conclure que Rachid Boudjedra est le moins grand de nos écrivains maghrébins ?
Mieux encore : je me permets d’indiquer mon « score » : 44 100. Cela n’a pas de sens : car à côté de l’auteur de L’Escargot entêté, je me sens comme un escargot étêté !
S.G.