« Pleureuse
Périlleuse à celui qui fuit
Ignorant le glaive de tes chagrins
(…)
Sur ta poitrine a grandi
Le fils de la Géorgie
A ton sein viennent boire
Les orphelins des nègres lynchés”
C’est ce qu’écrivait Kateb Yacine dans Le poète de l’Internationale en hommage au poète et militant turc Nazim Hikmet. En ce mois d’avril 1950, nous sommes en pleine guerre du partage de la Corée et celle du Vietnam. En Algérie, on poursuit le long chemin de la répression policière initiée par la colonisation dès le 27 juin 1830. Et cette fois, c’est l’ensemble du mouvement national qui est aux tribunaux de l’inquisition. Si l’on poursuit la besogne de mai 1945, la militarisation de ce vaste pays est à son comble au profit de l’Alliance atlantique transforma de nombreux coins de l’Algérie en bancs d’essais pour les V2 nazis et armes chimiques.
Kateb Yacine et M’hamed Issiakhem : digressions sur deux livres
Trois ans après, c’est toutes une Algérie qui est en émoi. La subite maladie puis la mort de Joseph Staline ont affecté toutes les sensibilités politiques et artistiques du pays. Une page bien méconnue de notre histoire qu’il est essentiel de la rappeler, puisqu’elle est surtout marquée par cette « particularité algérienne » du mouvement national.
Il n’y avait pas le moindre doute que le plus grand bouleversement, entre l’annonce de la maladie et l’enterrement de Joseph Staline, avait touché les rangs des communistes et syndicalistes algériens. Autant d’actions toutes mobilisatrices que diversifiées ont eu lieu dans l’ensemble du pays. L’une des activités des plus marquantes est certainement la conférence que donna Bachir Hadj-Ali le 14 mars 1953, à la salle de la Librairie Nouvelle à Alger afin de commémorer le 70e anniversaire de la mort de Karl Marx.
Son intervention portait le titre de Karl Marx et Staline, son disciple et génial continuateur où il retraça les principaux faits de l’existence si pleine et si riche de Marx en rappelant son séjour à Alger et en Kabylie au soir de sa mort entre février-mars 1882.
Le long de son texte, Bachir Hadj-Ali analyse les trois sources fondamentales de la doctrine marxiste, à savoir les philosophes allemands, Hegel notamment, dont il reprit la dialectique en l’enrichissement d’un contenu matérialiste puis les économistes anglais, à partir desquels il formula sa doctrine économique dans Le Capital, les socialistes français du XIXe siècle, aux rêves utopiques desquels il substitua sa théorie socialiste de la lutte des classes exposée dans Le Manifeste de 1848.
Un remarquable exposé de la « science des lois du développement de la nature et de la société » qui constitue le marxisme, a été enrichi par Bachir Hadj-Ali de citations et de rappels les plus souvent peu connus du large public de l’époque. Il poursuivra par l’œuvre des continuateurs de Marx et d’Engels dont Lénine à travers son Matérialisme et Empiriocritisme et son Impérialisme stade suprême du capitalisme. C’est à la seconde partie de son intervention que Hadj-Ali traitera de l’œuvre de Staline, théoricien, soldat et chef révolutionnaire. Il aborde l’œuvre du « génial continuateur de Marx » dont la disparition marque l’auditoire du conférencier d’une douloureuse gravité.
Bachir Hadj-Ali avait énuméré les « découvertes originales de Staline » qu’il qualifia d’importantes, depuis la solution de la question nationale et coloniale jusqu’à la formulation des Problèmes économiques du socialisme en URSS. Pour Hadj-Ali « Staline a eu de plus le privilège et la lourde charge de construire pratiquement le socialisme en URSS », d’avoir trouver « la solution juste du problème national » que le secrétaire du PCA tira les enseignements précieux entre tous pour les Algériens. Durant cette première moitié du mois de mars 1953, d’autres cadres dirigeants feront parler d’eux et témoigneront de leur douleur et leur attachement aux idéaux de cette figure patriotique et révolutionnaire de l’Union Soviétique.
A Constantine, Ahmed Akkache animait un meeting populaire et ouvrier le 8/3/1953 et s’exprimant en arabe, puis en français dans un discours bien politique mais « avec une humanité bouleversante » en présentant ce que fut Staline, ses œuvres et ses enseignements.
Il notera qu’aujourd’hui « d’autres hommes, ses disciples, ont pris le relais. Et son œuvre sera poursuivie envers et contre tous » avant d’ajouter dans un ton mémoriel et de sensibilité « Adieu, camarade Staline. Dormez en paix. Nous serons fidèles à vos leçons. Dormez en paix, camarade Staline. Nous prenons l’engagement de lutter de toutes nos forces pour la liberté, le progrès social et la Paix. Dormez en paix, aux côtés de notre cher et grand Lénine. Nous veillons sur l’Union soviétique, que vous avez créée, le pays du socialisme, symbole de nos espérances, contre l’impérialisme, qui veut lui faire la guerre. Nous essayons d’être dignes de vous. Vos idées, camarade Staline, triomphent déjà dans le monde entier. Nous ferons tout pour la victoire finale de la grande et noble cause à laquelle vous avez consacré votre vie », conclut-il follement acclamé. A la fin de cette commémoration publique un télégramme a été expédié à Moscou traduisant la douleur et l’affection de la ville de Constantine envers les peuples de l’URSS.
Le meeting en question qui s’est déroulé à la Maison des Ouvriers, une foule immense et grave s’était rendue à l’appel de la section locale du PCA « pour l’associer à la grande douleur qui frappe l’humanité progressiste à l’annonce de la mort du généralissime Staline ». De son côté, M. Rachid Dali-Bey, membre de la direction centrale du PCA et conseiller générale d’Alger à l’époque, intervenant par un article publié à la une d’Alger-Républicain écrira qu’il avait vu Staline lors du 19e Congrès du PCUS auquel il a assisté avec son camarade Larbi Bouhali. « Mon premier désir, notait-il, en entrant dans la salle du congrès fut de voir Staline. J’étais certain de le trouver au premier rang du bureau de la présidence du congrès. Mais contrairement à mon imagination, Staline était assis au second rang à côté de Molotov », avant d’ajouter que c’est ainsi qu’il découvrait toute la modestie de ce grand homme d’Etat, « ce chef militaire, et de ce dirigeant et éducateur du Parti » qui a édifié le premier Etat socialiste du monde.
Au niveau de la représentation du monde du travail, Lakhdar Kaïdi, secrétaire du comité de coordination des syndicats confédérés (CGT) et au nom des « centaines de milliers de travailleurs algériens, de toutes origines, de toutes corporations et de toutes croyances religieuses ou opinions politiques », ces victimes d’une exploitation honteuse, ne peuvent, écrivait-il sur les colonnes du premier journal anticolonialiste du pays, oublier que Staline est l’homme qui a libéré la classe ouvrière russe de l’esclavage et élever les travailleurs au rang d’hommes libres. Un Staline qui, en tant que chargé du Commissariat du people aux nationalités, avait permis la libération des peuples musulmans d’Asie centrale du joug colonialiste des tsars. C’est ainsi, note encore Lakhdar Kaïdi, que « nous venons de perdre celui dont le seul prononcé de son nom fait troubler les capitalistes et les colonialistes ».
Entre déclarations et activités de l’ensemble des instances du PCA et les diverses actions syndicales et associatives, un représentant du Bureau politique de ce parti a été envoyé pour le représenter à Moscou aux obsèques de Staline, M. Ahmed Mahmoudi dont une partie des frais de voyage ont été collectés auprès des ouvriers, techniciens et cadres de la SAC-Baraki. Ce même dirigeant et responsable de l’organe arabophone du parti, Al-Djazaïr-Al-Djadida (Algérie-Nouvelle) qui est entaché, jusqu’à nos jours, d’avoir été exclu dès 1952 pour « incompétences » et « mœurs douteuses » par le groupuscule d’historions de René Galissot !
« Je pleure Staline »
Loin des falsificateurs, des opinions bien représentatives de la société politique et artistique algérienne de l’époque se sont exprimées sur l’événement. La compassion des larges milieux socio-professionnels s’est faite tout d’abord envers le PCA, qui a connu en ce début des années 1950, une répression policière méthodique allant de la saisie de ses journaux à l’incarcération de ces dirigeants en parallèle avec ceux du PPA-Clandestin et ceux de l’UDMA.
La disparition de Joseph Staline a été un moment politique d’une réelle union patriotique dans la douleur, c’est la cas des représentants des sections locales du MTLD et de l’UDMA de Mascara qui ont adressés leur condoléances à la section du PCA local ou encore, l’exemple de cet ouvrier du bâtiment, Ahmed L… qui adressa un message à la rédaction d’Alger-Républicain, en mentionnant que « Staline a libéré les peuples de Russie et d’Asie. Ces peuples maintenant sont heureux. C’est pourquoi en tant qu’adhérent du MTLD, je l’admire. C’est un grand chef ». M. Bouiadjarah Bachir, secrétaire administratif de l’UDMA écrivait de son côté que « non seulement les communistes d’Algérie, mais tous les progressistes ont éprouvés et ressenti la même peine que le peuple russe par la perte de Joseph Staline, de cet homme exemplaire et honnête, de l’authentique défenseur et ami des peuples opprimés. A l’UDMA, la consternation a atteint tout le monde, les dirigeants comme les militants. Quant aux répercussions de cette perte terrible, je n’ai nullement l’intention d’en parler, mais j’ai la certitude de quoiqu’en disent certains, le système socialiste, édifié par Lénine et Staline est tellement stable, tellement solide qu’il ne peut subir aucune perturbation quant à son avenir. Cette pensée nous rappelle celle que nous avons éprouvé à la mort de Roosevelt », conclut-il. Pour le secrétaire national du même UDMA, M. Yaker, le désir de paix de Staline et « que l’entente entre les peuples qu’il préconisait se réalisera pour un meilleur avenir de tous les peuples du monde ».
Al-Bassaïr, organe de l’Association des Oulémas d’Algérie (n° 221 mars 1953), consacre sa rubrique de politique internationale à la mort de Staline où nous pouvions lire, que « le maréchal Staline est l’homme de la lutte et des combats, c’est l’homme de la pensée, de la foi solide, de l’idée inébranlable. Il n’est pas seulement le héros de l’Union Soviétique, il est tout cela et au-dessus de tout cela, c’est un géant de l’humanité vers lequel se tournaient tous les regards…Si les hommes aiment Staline, cet amour n’est pas seulement un sentiment ou la reconnaissance de services rendus à l’humanité, mais cet amour traduit le respect, l’admiration sacrée pour sa vie de lutte, pour la lutte dont il a montré le chemin… Tel est le héros qu’ont perdu l’Union soviétique et l’humanité. C’est une perte immense. L’Union soviétique a les hommes capables de poursuivre ensemble la voie qu’il avait tracée, mais un géant de cette taille, groupant de si belles qualités, un homme si extraordinairement complet, le monde en est avare ».
De son côté, le cheikh Abdellatif Soltani, directeur du siège de l’Association des Oulémas et trésorier général de l’organisation, la mort de Staline « est une perte extraordinaire pour l’humanité, perte ressentie par les amis et les ennemis de l’Union Soviétique. Staline a servi le peuple et a organisé les peuples. Le monde entier a conscience du vide qu’il a laissé dans les rangs des ennemis irréductibles de l’oppression impérialiste. Oui, c’est un deuil cruel ».
Kateb Yacine et M’hamed Issiakhem : des résistants posthumes
En plus des télégraphes et messages qui ont été envoyés à l’ambassade de l’URSS à Paris ou à Moscou de la part de l’Association Algérienne des Amis de l’URSS que dirigeait Abderrahmane Bouchama, de ceux de la communauté soviétique installée en Algérie, des personnalités culturelles algériennes se sont jointes à ce douloureux événement. Nous retenons à titre d’exemple ce comédien anonyme de la Troupe arabe de l’Opéra d’Alger qui notait sur le livre d’or du quotidien anticolonialiste, que « ce jour restera gravé dans nos cœurs, jour d’une importance capitale qui nous permettra d’y puiser de nouvelles énergies pour combattre les forces du mal. Gloire éternelle à l’immortel Staline ». Message qui sera suivi par son directeur de la troupe en question, Mahieddine Bachtarzi qui dira que « c’est un deuil qui frappe toute l’humanité. En ma qualité d’homme, je pleure Staline comme tous les hommes du monde. C’est un génie, que le monde ne remplacera pas de sitôt », de même pour Mustapha Kateb, directeur de la troupe « El-Mesrah El-Djazairi » de déclarer que « devant cette fatalité nous devons nous recueillir profondément et puiser dans cette vie exemplaire qui était celle de Joseph Staline, l’énergie et le courage nécessaires pour la réalisation du bonheur, la sauvegarde de la paix dont le monde a tant besoin. Je pleure Staline ».
Bachir Hadj Ali et les amères vérités sur les communistes algériens
Enfin, l’écrivain Abdelkader Fikri, président musulman de l’Association des écrivains algériens qui considère que « Staline fut l’un des génies à qui la femme donne rarement naissance… il était le premier homme depuis bien des siècles pour qui le malheur humain et l’inégalité sociale doivent disparaître de la terre. Moïse, Jésus-Christ et Mahomet ont eu pareilles missions. Staline est immortel… ».
Des milliers de documents, télégrammes et écrits attendent à être mis à l’étude et à l’analyse autour de ce seul fait. De ce qui précède, nous sommes déjà renseignés sur un état d’esprit collectif dans lequel baignait une partie de ce qui est alors appelé le mouvement national anticolonial. Toutes ces prises de positions qui se sont affirmées à l’époque, traduisent ce besoin pressant de se libérer de l’oppresseur en lui narguant à la face l’étendard de Staline, derrière lequel se sont alignés des milliers d’Algériens, ne serait-ce que pour se questionner sur leur question nationale et coloniale.
Mohamed-Karim Assouane, universitaire
Source : Alger-Républicain, du 6 au 16 mars 1953.