Quarante années après leur première rencontre, ils finiront par être assassinés tout les deux la même année. L’un, un 17 mars, l’autre un 28 septembre 1993. Le premier, par des balles assassines dans son cabinet médical situé dans sa Casbah natale et l’autre, au couteau à El-Mohammadia, tout près de son quartier natal, Maison-Carrée-El-Harrach.
La passion humaine est un lendemain qui reste toujours à faire
La réussite au concours d’entrée en 6e de Chergou Abderrahmane est apparu sur Alger-république du 17 juin 1949 avec des félicitations au jeune lauréat. Il n’avait que 11 ans. Un miraculé aux destinées tracées par une force bienfaisante, apparaissant autour d’une table en compagnie d’une dizaine de garçons et filles algériens et européens de cette Algérie de 1953.
A l’extérieur de la salle de cette petite rédaction de la page du « Coin du Jeudi », le contexte de la pandémie des arrestations policières et des procès politiques annonces de sombres horizons pour cet génération de l’après mai 1945.
En juin 1952 et tout en annonçant les procès de Larbi Bouhali, secrétaire algérien du PCA et celui de Mezerna du MTLD, le jeune Chergou est annoncé à son juvénile public par une charade pour le mot « moulin » dans un pays criant famine. C’est sur cette page qu’animait principalement Mohamed Ferhat, signant Mentor, un militant communiste marocain exilé en Algérie et secondé par Yvonne Lartigaud, que l’enfant du quartier de Bellevue se joint à cet espace bien organique où des petites mains y travaillait d’arrache-pied à confectionner leur page du jeudi.
Formé de correspondants et amis du « Coin », la page fera connaître des noms de futures personnalités culturelles et artistiques dont le chanteur et artiste Lamari ou Lhadi Flissi qui signait Laâdi Flissi. Beaucoup d’entre eux s’éclipseront dans la tourmente des évènements et l’on ignorera leur existence.
Les plus appliqués d’entre les membres de cette petite presse auront leur portrait sur la page accompagnés d’une charmante présentation de M. Ferhat. Parmi ceux qui feront «Honneur de la semaine », nous découvrons les portraits de Farouk et Charif El Hassani «fils de Hassan El Hassani, l’un de nos plus talentueux acteurs de l’Opéra. Ils jouent déjà.., connaissent tous les secrets des coulisses, nous ont promis un sketch pour la fête du « Coin du Jeudi » et sont deux correspondants du « Coin ».
Ceux qui ont exécuté, en 1993, les ordres de leurs commanditaires, ignoraient qu’il est impossible de faire taire des voix qui surgissaient cette fois du fin fond de l’Histoire. Le binôme Chergou-Flissi (Flici) resurgit enfin dans sa pureté d’écolier, à peine âgé de 15 ans.
Ceux qui les ont doublement enterrés, voudront-ils lire et relire leurs premières psalmodies poétiques pour ce rendre compte combien la naïveté des deux correspondants de la jeune presse a surpassée les évènements que fabriqués les adultes, demeurant lourdement forgés dans une enfance qui agissait déjà par la puissance des mots.
Mohamed-Karim Assouane, universitaire.
Textes de Chergou Abderrahmane :
Alger, ma ville
J’aime Alger
Et ses rues grouillantes
Car pendant toute la journée
Alger-la-Blanche est riante
Sous le doux soleil radieux
Que tombe du haut des cieux.
L’Algérie,
Ma chère patrie, que tu m’es douce
Ma chère patrie
(19 juin 1953)
La tendresse, la reconnaissance et l’amour ont inspiré Chergou Abderrahmane qui a écrit :
Oh ! Chers parents
Qui travaillent sans cesse
Aiment et chérissent leurs enfants
Pères qui, toute la semaine
Pour leurs petits peinent
Mères qui, tous les jours
Et par tous les temps
Veillent sur leurs enfants
Enfants d’Algérie
N’oubliez pas vos parents
Qui ont souffert toute leur jeunesse
Chérissez-les en leur vieillesse
Car la reconnaissance envers eux
Est le plus sacré des devoirs.
(2 avril 1953)
Mon village
Que c’est beau, que c’est merveilleux de revoir mon village
Se mirant tel un sage
Dans les eaux du ruisseau serpentant
A travers les vertes prairies
Que caresse la brise matinale
Mon village sourit à la lune
Et s’endort dans un silence d’or
Appuyé sur sa forêt, près de sa colline
Qu’il est doux qu’il est merveilleux de revoir
Son village et les enfants jouant au lavoir
(23 avril 1953)
Le mouton de l’Aïd-El-Kébir
C’est dans le gai matin,
Que, la corde à la main
Nous traînons notre mouton
Vers les champs ce « Cinq-Maisons »
Tout le monde est gai
Par ce matin frais
Et, petits et grands,
Sont dans les champs
Joyeux, riant, sautillant,
Mais hélas
Beaucoup d’enfants, qui ne vont pas en classe
Et dont les pauvres parents
N’ont pas d’argent
Pour acheter à leurs petits enfants
Le gentil petit mouton.
Et, par le matin de la fête,
Le père se dirige d’un pas pressé
Vers la boucherie d’à côté
Pour acheter
Le kilo de viande ou de côtelettes
A ses enfants qui l’attendent à la maisonnette
Voyez-vous, chers frères.
Que l’Aïd et ses joyeuses heures
Valent beaucoup de tristesse aux petits cireurs
Et à beaucoup de pauvres pères.
(13 août 1953)
La rentrée
C’est bientôt la rentrée
Ris et chante joyeux écolier
Bientôt nous serons à l’école
Adieu les courses folles.
C’est la rentrée. Que de dépenses
Pour nos parents
Bientôt les privations
Pour toute la maison
Pour acheter à l’écolier
La chemise ou le tablier
O Parents, chers parents
Vite le jour ou pour nous
Vous n’aurez point de soucis
Je sais qu’il n’est pas loin
C’est pour cela que je travaille
Car à votre sacrifice
Il n’est de récompense
Pour le brave écolier
Que l’étude et l’effort
O Parents ! Je vous aime.
(24 septembre 1953)
Mon père
Le matin, il partait au travail
Pour forger notre bonheur
Et en franchissant les murailles
De l’immense usine
Il s’apprête à combattre la fatigue.
Et tandis que durant des heures
Sur son front ruissela la sueur
Ses enfants dans les champs
Contents, souriants et insouciants.
En hiver il se lève sans bruit
Pour garnir le nid de ses chéris
Sous les couvertures blottis.
Père, mon père, si ta jeunesse
N’a été que peines et douleur
Je te jure que pour ta vieillesse
Tu n’auras que joie et bonheur.
(1er octobre 1953)
Textes de Laâdi Flissi ou encore, Lhadi Flissi :
Ma mère
Elle est comme du bon pain de froment
Elle va au bien comme les braves au canon
Elle dissimule ses bonnes actions
Elle a la pudeur de ses vertus
L’ange du foyer et l’âme de la famille
Elle nous guide et nous conseille
Elle nous montre le droit chemin
Elle endort le chagrin.
Par ses phrases et ses persuasions
Son cœur et sa vie sont aux autres
Elle partage les peines
Et les joies de ceux qu’elle aime
On use de son âme
C’est lorsqu’elle n’est plus que l’on comprend ce qu’elle valait
Il semble que le feu du foyer
Soit éteint
On la cherche, on l’attend
Mais en vain
Ne la pleurez plus
Après ce sera trop tard
C’est comme le vieillard
Qui commence à faire de la vertu
Pense à son passé
Lorsqu’il volait et taquinait
(10 septembre 1953)
Hassein
Hassein,
Qui était Hassein !
C’était un pauvre mendiant,
Poilu comme un lapin,
Vêtu d’infâme haillons.
Il avait, avant de mourir, exploré
Toutes les boites à ordures ;
Puis fatigué, terrassée,
Par un mal inconnu,
Il s’était couché sur le sol dur
Pour ne plus jamais se réveiller.
Nous le voyons souffrir,
Notre devoir est de le secourir
(24 décembre 1953).