Samedi 2 décembre 2017
Comment démanteler le vivier culturel et social de l’islamisme ?
L’Algérie aura son « académie » de la fetwa avant la fin de l’année en cours. Ce projet dont l’idée circule dans les travées du gouvernement depuis une dizaine d’années, vient d’être confirmé par le ministre du Culte, Mohamed Aïssa. Ce nom, apparemment « prédestiné », jumelant deux composantes qui correspondent aux deux plus grandes religions monothéistes, l’islam et le christianisme, a promis aux Algériens, dès sa nomination au poste de ministre en mai 2014, de travailler pour « réinstaurer » l’Islam andalou, celui qui a su cohabiter de façon pacifique, voire conviviale avec le christianisme et le judaïsme. Le sujet ne manque pas d’importance et d’attraction, particulièrement lorsqu’il est décliné dans un contexte aussi troublé, pollué par l’extrémisme et entaché par des actes terroristes commis au nom de l’Islam.
Oui, l’Islam andalou a existé. En plus des écrits et études historiques qui ont établi cette coexistence pacifique, pendant au moins trois siècle, il y a lieu de lire aussi, à ce sujet, le roman quasi « policier » de Jacques Attali, intitulé « La Confrérie des Éveillés » (Éditions Fayard-2004), qui situe les événements justement à la fin de cette période faste, lorsque la cohabitation entre les religions- symbolisée par les réflexions développées à la même période par le philosophe-médecin juif Maïmonide et le philosophe musulman Ibn Roshd (dit Averroès)- est menacée sérieusement par la montée des périls dogmatiques d’un islam rigoriste et excommuniant. La suite sera encore plus dramatique, puisque, à son tour, l’islam et le judaïsme seront persécutés et leurs adeptes soumis à l’Inquisition menée par des tribunaux religieux institués par les auteurs de la Reconquista chrétienne, précisément pour faire convertir de force ou mettre sous l’échafaud les Musulmans et les Juifs. D’où, la grande vague d’émigration de ces deux communautés vers l’Afrique du Nord, bien avant la chute du dernier bastion musulman, celui de Grenade, le 2 janvier 1492.
Rente et islamisme : un mariage « réussi »
Le vœu de Mohamed Aïssa, à supposer qu’il soit sincère et bien mûri, est venu malheureusement en retard, après que les jeunes Algériens eurent été soumis à tous les tiraillements idéologiques et doctrinaux; après qu’ils se furent éloignés d’une école moderne et républicaine, laquelle a cédé la place à un enseignement au rabais et au charlatanisme; et après que la rente pétrolière eut enlevé aux jeunes Algériens tous les efforts de réflexion et de travail. En effet, une relation intime lie la déchéance du niveau culturel et d’éducation, qui constitue l’humus fertile de l’extrémisme religieux, à la perte des valeurs du travail, de l’effort et de l’organisation sociale.
Si l’extrémisme et l’intégrisme ont touché par leur malédiction toutes les religions, et même des idéologies initialement portées vers des réformes de justice sociale, à l’image du communisme, le fait est que, du point de vue temporel, au cours des deux dernières décennies, l’extrémisme qui a beaucoup fait parler de lui est celui lié à la religion musulmane. Le phénomène est d’autant plus prégnant qu’il a fini par mettre mal à l’aise les défenseurs de l’islam modéré et même les communautés musulmanes dispersées aux quatre coins du globe. Cet extrémisme est nourri par une vieille « littérature » exégétique produite après le 4e siècle de l’Hégire (10e siècle après J-C), lorsque la tradition de l’Idjtihad (effort d’interprétation) a été interdite par un faux-clergé (alors que l’Islam n’a jamais disposé de clergé), sur lequel se sont appuyés les tyrans du moment pour se légitimer politiquement.
Le point de départ, ou le déclic, de cette forme d’extrémisme religieux au cours du siècle précédent, est symbolisé par la révolution iranienne de 1979 qui a intronisé l’imam Khomeiny à la tête de l’ancien empire perse.
La remise en cause, dix ans plus tard, des modèles sociaux et politiques à travers le monde s’est matérialisée symboliquement par la chute du mur de Berlin en 1989. Tous les schémas et idéaux- socialisme, communisme, libéralisme,…- qui ont nourri pendant plus d’un demi-siècle l’humanité, chancelèrent et suscitèrent déceptions et frustrations.
Pour les pays du Sud, anciennement colonisés, et particulièrement pour les pays arabes et musulmans, ce genre d’impasse idéologique et sociale a entraîné des replis identitaires qui font appel à une « nostalgie » d’un monde heureux qu’aurait été l’ancienne société musulmane : une société de fraternité, d’amour, sans aspérités. Ces désirs de retour en arrière font face à une réalité complexe faite de défis sur tous les plans. Le sentiment d’impuissance généré par une telle situation évolue inexorablement en volonté de revanche sociale et de surcroît de repli identitaire.
Solutions « labellisée »
En Algérie, l’ostentation religieuse et l’amalgame du prosélytisme avec l’exercice de la politique ont été fortement favorisés par le caractère rentier de l’économie nationale et le monopole politique exercé par le parti unique pendant plus de trois décennies. La base même de l’esprit critique, à savoir l’école publique, a été malmenée et déviée de sa mission par ces deux travers : la rente et le prosélytisme religieux. Ayant perdu les repères de l’algérianité, la nouvelle génération se trouve, à son corps défendant, coincée entre un désir de modernité, telle qu’elle est véhiculée par les supports médiatiques modernes, et une supposée « alternative » de repli sur soi et d’extrémisme sous le label de « salafia« .
Le vide culturel au lendemain de l’Indépendance, et son greffage à un grave analphabétisme hérité de la colonisation, a longtemps servi et nourri les bases du futur extrémisme.
La vision et la pratique d’une religion sereine et tolérante, telle qu’elle a été transmise par nos aïeux ont été radicalement déviées au profit d’une « solution labellisée », importée d’autres horizons et d’autres époques. Ce qui a donné les résultats que l’on connaît : une montée en puissance de l’extrêmisme religieux, politiquement structuré, qui a essayé de remettre en cause l’Algérie en tant nation et société.
La vision d’Arkoun et l’appel de Mechati
Au lendemain de l’arrêt du processus électoral du 26 décembre 1992, où le FIS avait acquis une majorité écrasante à l’Assemblée populaire nationale, Mohamed Arkoun, écrit dans « Le Monde diplomatique » de mars 1992 : « C’est en Algérie que la révolution « socialiste » a fait les ravages les plus étendus en détruisant les bases terriennes, agricoles de la culture paysanne et les cadres de la connaissance et de la vie urbaine, déjà fortement perturbés durant la période coloniale. C’est là qu’il faut saisir la naissance et la propagation d’un phénomène socioculturel général à toutes les sociétés du tiers-monde après les indépendances : le populisme dévastateur des villes et des campagnes, de la culture populaire et des cultures savantes, des solidarités traditionnelles et des codes ethnico-religieux régulateurs à tous les niveaux de l’existence des groupes. L’expression actuelle de ce que les acteurs sociaux appellent « l’Islam » est, en fait, un discours populiste qui atteste, dans sa forme linguistique, dans ses contenus imaginaires et mythologiques, dans les conduites véhémentes, incohérentes qu’il inspire, la pulvérisation des cadres sociaux, des codes de l’honneur, des registres sémantiques, des lexiques réglés, des calendriers, des rituels, des célébrations, des liens de parenté ou de proximité sociale. Bref, de tout ce qui conférait un ethos, un visage, une cohésion, une mémoire et un sens de l’avenir à la société« .
Le Printemps arabe – une dénomination consacré par les médias et préludant a priori des lendemains qui « chantent » pour les peuples concernés- a vu les objectifs de l’accès aux libertés et à la justice sociale remis en cause et accaparés par des mouvements islamistes, lesquels, par l’effet conjugués des grands appétits géostratégiques mondiaux, ont démantelé des pays entiers (Syrie, Libye, Yémen) et sont en train d’hypothétique l’avenir des autres peuples, comme c’est le cas actuellement en Egypte. Ainsi, les frustrations des peuples risquent non seulement de se prolonger, mais de déborder par d’autres insurrections ou troubles qui vont retarder davantage la marche de ces peuples vers le progrès, la liberté et la justice sociale.
Bien avant les polémiques et batailles verbales menées ces dernières années en Tunisie et en Egypte à propos de la place de la religion dans les institutions de l’Etat et de l’opportunité de promulguer la charia comme « mode » de gouvernance, un des 22 historiques de la révolution algérienne, feu Mohamed Mechati, lançait dans la presse en 2005, un appel aux intellectuels algériens à travailler pour consacrer la levée de l’amalgame entre religion et politique : « Le fait d’ériger l’islam en religion d’État est une aberration, une erreur monumentale qui, pratiquement, assure le droit à celui qui est au pouvoir d’user et d’abuser en bonne conscience. L’islam ne doit pas être la religion de l’État. Il ne peut pas être la religion de l’État », écrivait-il.