Mercredi 29 juillet 2020
Convergences transcendentalement divergentes entre l’art et la religion
De même que l’homme a, depuis la nuit des temps, voulu éblouir sa vie par la création artistique, il a aussi quêté le but de son existence par l’invention de la religion, ou plus exactement de Dieu.
Mais autant, au plan de l’art il se meut en Dieu, se transforme en son propre créateur terrestre, autant au niveau de la religion, il se métamorphose en minuscule créature totalement soumise à une divinité céleste inconnue supposément dotée de toutes les ingéniosités.
De même que l’homme invente sans cesse de nouveaux arts pour assouvir sa curiosité imaginative, de même crée-t-il régulièrement de nouvelles religions pour apaiser sa détresse sociale. Mais si, dans l’art, il prend possession de ses facultés de création, dans la religion il aliène sa raison, sa liberté jusqu’à se déposséder de son être.
L’art est la seule activité où l’homme se métamorphose en Dieu, devient créateur. Cependant, l’art partage avec la religion sa conception subjective de la création. En effet, l’art est à la science ce que la foi est à la raison. Il relève de la pure croyance. On croit ou on ne croit pas au sentiment du beau matérialisé par une œuvre ; à une religion objectivée par ses fidèles. C
omme l’a écrit le théologien allemand Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher (1768-1834) : « La religion et l’art se côtoient comme deux âmes amies qui n’ont pas encore connaissance de leur parenté intérieure bien qu’elles en aient le même pressentiment ».
L’appréhension de l’art et de la religion comme deux entités distinctes, à différencier des autres sphères intellectuelles (science, politique, économie, etc.), est une conception profondément moderne. Ces distinctions étaient étrangères aux anciens, pour qui l’idée de compartimenter l’existence en plusieurs sphères ne leur venait même pas à l’esprit. Des siècles durant, jusqu’à l’époque moderne, la création artistique a été fondamentalement religieuse.
Aussi, si l’art ne pouvait qu’être beau, c’est en vertu de la pensée censément être l’émanation du divin. Dans sa création, pour nos prédécesseurs, la vocation de l’art n’était pas d’imiter la nature mais d’en manifester le caractère sacré et transcendant. Depuis l’aube des temps, dans différentes sociétés, l’art et la religion ont toujours entretenu des rapports métaphysiques complémentaires. En dépit de leur spécificité, l’artiste tout comme l’homme de religion étaient porteurs d’un message transcendant et lié à l’absolu. Ils manifestaient une expérience spirituelle à la recherche de la beauté, l’amour, la vertu, etc.
À cet égard, dans sa genèse l’art emprunte le même cheminement que l’avènement d’une religion. Avant d’être objet d’adoration la religion n’existe que dans l’esprit de son prophète. De même, l’art, avant de se hisser au statut d’objet d’admiration pour les fervents admirateurs, il ne vit que dans « l’atelier neuronal » de son créateur. Seule la réception positive de la société confère à l’œuvre le statut d’art. Seule la croyance partagée par un nombre important de disciples décerne à une nouvelle doctrine spirituelle le titre de religion.
De même, l‘esthétique (la science du beau), codifie les critères qui font l’art, au travers d’un inventaire artistique décliné en multiples catégories stylistiques, de même la théologie (science de Dieu) définit la religion par le répertoire de ses rituels édictés par Dieu.
Au reste, au même titre que la classification de l’art est inopérante car les critères convoqués pour définir l’œuvre relèvent de la subjectivité propre à chaque individu « artiste », pareillement la catégorisation d’une religion est fantaisiste car elle relève de la simple croyance de l’adepte en une divinité supranaturelle. Dans les deux registres, la subjectivité prédomine dans la caractérisation de leur statut. De toute évidence, l’art comme la religion ont cette particularité extraordinaire de susciter la croyance. De révéler la croyance émotionnelle de l’homme. De porter au firmament tous les sens (artistiques et spirituels) de l’homme. De transmuer une œuvre subjective en culte collective.
De même qu’une œuvre gagne le statut artistique par la consécration du groupe social partageant la même culture commune autour des formes d’expression artistiques. De même, la religion se libère de son statut de secte partagée par une minorité de disciples grâce à sa reconnaissance par l’ensemble des membres de la société ayant une mentalité et des coutumes similaires.
L’art est l’expression de la somme de toutes les potentialités créatives individuelles endormies de la société, révélées grâce au génie de quelques-uns de ses membres. C’est le cheminement de la subjectivité intellectuelle vers l’objectivité culturelle consacrée par la société qui se reconnaît dans l’œuvre de son créateur. De fait, l’art est l’expérimentation individuelle d’une imagination collective latente. Il est la sensibilité culturelle individuelle reconnue par la communauté. Au final, l’art n’est que la morphologie artistique subjacente collective, formalisée par le génie de quelques élus à l’esprit créateur.
En outre, si la religion est la subsomption des croyants à l’esprit transcendant, l’art est la conquête de l’esprit immanent obtenue grâce à sa croyance en la force individuelle de l’imagination de l’homme. L’art incarne la conquête culturelle de la puissance créatrice de l’homme. Il offre à l’homme imaginatif de sonder les profondeurs de la réalité, ramenées à la surface de la société au moyen de multiples expressions artistiques.
Autant l’art s’applique à embellir l’esprit de l’homme par la création artistique, autant la religion s’efforce de consoler l’âme tourmentée de l’homme par l’évasion spirituelle. En tout état de cause, pour qu’il y ait art, il faudrait qu’il plaise à l’esprit humain pétri d’imagination. Pour qu’il y ait religion, il faudrait qu’il satisfasse le cœur de l’homme empli d’afflictions. Si l’art puise ses créatives productions à la fontaine de l’imagination humaine débordante de bonheur, la religion alimente son existence aux sources des vallées des larmes dégoulinantes de tourments.
Ainsi l’esthétique est la connaissance du beau. Une œuvre est jugée pour ses qualités esthétiques. Une musique est appréciée pour les sensations rythmiques et symphoniques qu’elle procure à l’ouïe. Une toile, par ses harmonies visuelles qu’elle offre à l’œil. Un film, par ses capacités de divertissement. Un texte romanesque, par sa puissante force narrative qu’il procure au cerveau.
Pour l’homme à l’imagination fertile et débordante, tout est potentiellement propice à la création artistique. Le champ artistique est infini. L’infinitude du champ de la création artistique est la quintessence de l’art. Toute matière, sous l’esprit créatif de l’homme, est susceptible de transfiguration artistique.
Cependant, l’art n’existe que par la reconnaissance de l’autre, de la société. L’art n’existe que par la perception de l’homme. L’art n’a aucune existence par lui-même. De même la religion n’existe que par sa pratique collective partagée par l’ensemble de ses fidèles, par la reconnaissance témoignée par ses disciples, matérialisée par son institutionnalisation. Il n’existe pas de religion personnelle, portée par un seul individu. Pour pouvoir prétendre au titre de religion elle doit être embrassée par une large communauté qui se reconnaît dans son message. Pareillement, pour qu’une « chose » devienne œuvre d’art, elle doit recevoir l’imprimatur de la société qui se reconnaît dans sa communication artistique.
Cependant, toute création ne constitue pas un art. L’infecte production capitaliste n’est pas de l’art. Les millions d’objets fabriqués en série dans les usines ne seront jamais considérés comme des œuvres d’art (quoique certains prétendus artistes contemporains s’échinent à transformer des objets manufacturés en œuvres d’art). De surcroît, dans notre société marchande capitaliste, l’art a une valeur. C’est une marchandise culturelle. Un objet d’échange. Un produit de consommation. Or, l’art est la création de quelque chose échappant à la connaissance préalable connue du monde tel qu’il se présente à l’homme. L’art relève de l’étonnement. D’une fulgurance de l’esprit livré à sa propre production imaginaire. L’art est l’animation d’un mystère perçu auparavant intuitivement par l’ensemble des esthètes. Mystère médiatisé par un génie, façonné par un artiste hors du commun. En matière d’art, tout peut devenir l’occasion d’une mystérieuse créativité pour qui sait user de son esprit imaginatif. L’art est le moment de la communication originale de signes oraux ou graphiques subjectifs porteurs de messages objectifs réceptionnés positivement par la société.
Pour Platon, l’art est la représentation sensible d’une idée. Cette représentation s’inspire de la nature, fruit de l’art divin. À l’inverse de l’Utile ou du Bien, l’art, expression du sentiment du Beau et du Sublime, a la singularité d’être désintéressé. Par son existence il n’a d’autre dessein que la pure contemplation. « Est beau ce qui plaît universellement sans concept », a écrit Emmanuel Kant dans Critique de la faculté de juger. L’art est l’expression d’une émotion liée à la passion et au pathétique, réfractaire à la raison pure et à l’entendement.
Selon Hegel, l’art sert à éveiller les sentiments, « enveloppés dans la forme la plus abstraite de la subjectivité individuelle ». L’art n’a pas pour vocation le perfectionnement moral. L’art permet de dévoiler la vérité échappant à l’entendement. Pour Hegel, l’œuvre d’art serait une manifestation du divin (ou « un absolu » », « une vérité », « l’Esprit ») qui s’opèrerait par le truchement de l’homme créateur. Il permettrait à l’esprit humain de prendre conscience de lui-même. L’œuvre d’art est « une question, une apostrophe, adressée à un cœur qui lui répond, un appel lancé à l’âme et à l’esprit », a écrit Hegel dans Introduction à l’Esthétique.
L’art constitue, pour Nietzsche, l’activité métaphysique par excellence. L’artiste transcende ses limites, communie avec le monde naturel. Pour Nietzsche, la sensibilité artistique est par essence intuitive. La connaissance qu’elle produit ne peut être conceptualisée. Nietzsche définit l’art comme une dualité : “l’apollinien”, expression de l’individu, de la mesure et de la perfection. “Le dionysiaque”, fruit du chaos dans lequel l’artiste s’oublie et se dissout, à l’instar du croyant qui s’abandonne à son Dieu et se fond dans sa communauté religieuse. « Je tiens l’art pour la tâche suprême et l’activité proprement métaphysique de cette vie » (La Naissance de la tragédie).
Quoi qu’il en soit, parce qu’il est l’expression d’une subjectivité imaginaire, bien que partagée par une partie de la population, l’art n’est pas révolutionnaire. Sa nature subjective lui ôte toute dimension subversive. À cet égard, il constitue un puissant ferment idéologique de manipulation pour les puissants.
Au demeurant, la religion constitue également une forme d’art. Par ses énoncés suggérés, invisibles (divin, spiritualité, croyance), exprimés par des dispositifs rituels, la religion s’apparente à l’art, également très friand d’expressions suggestives, invisibles, interprétatives. L’art comme la religion relèvent du sentiment : respectivement du sentiment de croyance en la Beauté et en Dieu. Au reste, comme on l’a relevé plus haut, jusqu’à l’époque moderne, nos prédécesseurs ne faisaient pas de distinction entre art et religion. Ces deux entités, aujourd’hui tenues pour distinctes, étaient très apparentées. Elles ne faisaient qu’Un, dans une sorte de monisme de la pensée, de monothéisme de la croyance religieuse esthétisée ou d’esthétique religieuse.
Cette parenté entre religion et art tient au fait qu’ils s’adressaient aux mêmes registres de la sensibilité humaine, et à leur origine commune dans la conscience humaine en quête de transcendance. Si, avec l’art, on invoque l’« inspiration » pour expliquer le phénomène de la créativité, avec la religion on évoque la « révélation » pour décrire le processus de création, ,apparition, inondation spirituelle.
La société capitaliste contemporaine a érigé le principe du respect des droits d’auteur en culte sacrée inviolable. Tel n’a pas toujours été la règle dans les anciennes sociétés. Pour ces sociétés, personne ne crée jamais rien de toutes pièces, mais profite en réalité d’emprunts aux créateurs qui l’ont précédé et qui l’accompagnent. Aussi, ne peut-il se prévaloir de l’exclusivité de la propriété de son œuvre. Pétrie d’humilité, façonnée par l’esprit collectif, l’ancienne société considérait tout nouveau créateur comme l’héritier naturel de l’ensemble des artistes. Pour elle, certes l’œuvre d’un nouvel artiste confère à sa création un tour personnel, mais son œuvre porte indéniablement la griffe d’un Autre : ses maîtres. L’artiste-artisan n’est qu’un simple successeur, enfantant une œuvre artistique fécondée en vrai par les semences de ses maitres-d ’œuvres de son apprentissage, véritables géniteurs culturels collectifs anonymes. En effet, dans les anciennes sociétés, les artistes avaient un statut d’artisan et appartenaient à une guilde, produisaient en série des œuvres répondant avant tout à une attente sociale. L’œuvre, souvent sans signature, n’était pas considérée comme unique ou originale, mais comme un objet d’artisanat, susceptible d’être gratuitement copié ou reproduit.
Plus globalement, l’art, en tant que création esthétique, a toujours été soumis aux contraintes morales et religieuses. En effet dans les anciennes sociétés, la création artistique ne pouvait s’épanouir que dans le respect des restrictions imposées par la morale et la religion. À cet égard, en matière d’art, on peut distinguer les sociétés où règnent les religions iconophiles et les autres où prédominent les religions iconophobes, autrement dit hostiles à l’image. Avec les premières où prévalent l’hindouisme, le bouddhisme, le christianisme orthodoxe, le rapport à la figuration est valorisé. En revanche, avec les autres, en particulier le judaïsme et l’islam surtout, le rapport à la figuration est très restrictif, abstinent, voire hostile.
De manière générale, au plan politique, par sa puissance de suggestion émotionnelle, l’art constitue un instrument efficace de propagande. Au service du Pouvoir, il peut, au même titre que la religion, servir de moyen d’asservissement, de manipulation des consciences, en résumé, d’aliénation. Grâce à ses capacités suggestives, à ses prédispositions émotionnelles, l’art peut constituer un outil efficient de manipulation de la raison, de subversion réactionnaire de la logique. Entre les mains de la classe dominante, l’art peut également œuvrer à l’assujettissement de l’individu, à l’aliénation de la classe sociale opprimée soumise par ailleurs aux canons culturels de l’idéologie des classes possédantes.
De fait, l’art est l’expression du réel ressenti par l’homme. Aussi, modelé par les artistes représentant les classes laborieuses, contribue-t-il à dévoiler les tourments intérieurs de l’homme, à démystifier les contradictions sociales, souvent mystifiées par l’idéologie dominante, pour leur donner artistiquement une lumière subversive culturelle scintillante de véracité. Aussi, l’art, pour les classes populaires opprimées, peut-il représenter un canal d’expression de révolte très puissant. Permet-il par divers moyens artistiques d’exprimer les contradictions sociales et de porter sur le devant de la scène leurs souffrances. Cependant, cet art populaire exprimé de manière marginale est souvent victime de récupération idéologique opéré au moyen de la corruption vénale, par les pouvoirs dominants, pour lui ôter sa substance subversive, sa fibre révolutionnaire.
Aussi, par sa corruption mercantile, l’art populaire finit-il par tomber dans les rets de l’idéologie dominante.
De même la religion, quand elle est manipulée par les forces obscures, devient-elle un instrument politique réactionnaire et funèbre.