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jeudi 3 juillet 2025
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Dans l’ombre d’un procès, Boualem Sansal

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Le 24 juin 2025, dans une salle d’audience d’une banalité sidérante, où tout semblait figé — les visages, les gestes, même le silence — s’est tenu le procès de Boualem Sansal. J’y étais. Non par militantisme, ni même en tant que témoin d’un moment d’histoire, mais parce que, ce même jour, à quelques bancs d’écart, se jouait aussi mon propre procès en appel.

Il était à peine 9h30. J’ai vu Boualem Sansal entrer. Plutôt en forme, malgré les marques du temps. Il a vieilli — cela se voit au premier regard — mais il tenait bon. Silhouette droite, démarche assurée. Les cheveux coupés courts, comme s’il avait renoncé à sa queue-de-cheval emblématique, comme s’il s’était défait d’un pan de lui-même. Il portait des vêtements clairs, légers, presque printaniers, en décalage avec la chaleur étouffante de ce début d’été. Rien d’ostentatoire. Rien de provocant. Une élégance sobre, presque muette. Comme pour dire qu’en dépit de tout, il restait un homme debout.

Je l’ai observé s’avancer à l’appel de son nom, se diriger vers le prétoire, puis disparaître lentement dans l’ombre des uniformes. On aurait dit un personnage de roman happé par une scène qu’il n’avait pas écrite. Je l’ai regardé comme on regarde une figure longtemps lointaine, soudain rapetissée par les circonstances. Sansal n’était plus l’écrivain surveillé, ni l’intellectuel en désaccord. Il était un justiciable, livré à une institution qui, ici, ne juge plus ce qui est illégal, mais ce qui dérange.

Ce n’est ni l’accusation, ni l’absence de défense — Sansal n’avait pas d’avocat ce jour-là — ni même le déploiement sécuritaire qui m’ont le plus frappé. C’est l’indifférence. Une indifférence précise, méticuleusement distribuée. La salle n’était ni pleine, ni vide. Juste ce qu’il fallait pour donner l’illusion d’un fonctionnement normal. Une scène déjà jouée, mille fois répétée. On y condamnait sans trop y croire, on s’y défendait sans trop y espérer.

Une image m’est revenue : celle du 20 mai dernier, lorsque Sansal avait déjà comparu dans cette même salle, portant les mêmes habits, saluant du même geste, devant la même juge, escorté du même dispositif. Ce jour-là, je ne l’avais pas reconnu. Les échanges entre lui et la juge étaient inaudibles. Ce n’est qu’une fois la salle quittée qu’un avocat m’a soufflé son nom : « C’était Sansal. » Le procès avait alors été renvoyé au 24 juin. La presse n’y avait pas été conviée. Comme s’il fallait effacer toute trace, lisser le spectacle, garder l’apparence du droit sans en assumer la lumière.

Je ne connais pas Boualem Sansal. J’ai lu ses livres. J’ai parfois adhéré à ses mots, parfois non. J’ai entendu certaines de ses déclarations, celles à l’origine de son arrestation. Elles m’ont choqué, parfois révolté — notamment lorsqu’il évoquait, à sa manière, l’histoire ou l’unité du territoire. Mais ce jour-là, dans cette salle, ce n’étaient pas ses idées que l’on jugeait, c’était le fait même d’avoir parlé. J’ai compris, presque physiquement, comment un appareil judiciaire peut transformer une parole en menace, une pensée en faute, un écrivain en ennemi.

Dans l’air, il y avait une gêne sourde. Comme si chacun savait que ce procès n’en était pas vraiment un. Ce n’était pas la vérité que l’on cherchait. C’était l’expiation symbolique d’un homme qui n’a pas su — ou voulu — se taire.

Et pendant que Sansal était jugé, on m’attendait, moi aussi, dans cette même salle, devant la même juge, à quelques minutes d’intervalle. Officiellement, pas pour avoir écrit. Pas pour avoir parlé. La manœuvre est plus subtile. On m’accuse d’avoir construit une maison sur un terrain que l’administration juge, soudain, « dangereux » — à cause de lignes électriques. Un motif juridique bancal, qui n’aurait ému personne dans un État de droit. Mais ici, l’arbitraire n’est plus l’exception. Il est devenu procédure.

Deux procès. Deux trajectoires. Deux solitudes face à une même mécanique.

Je suis sorti vers 11h30. Le verdict pour Sansal est attendu pour le 1er juillet. Le mien, pour le 8. Comme souvent ici, les procès ne durent pas longtemps. On ne perd pas de temps avec ce qui ne relève pas de la justice, mais de l’exemple. Le soleil frappait fort les marches du tribunal. Et je me suis demandé ce qu’il resterait de ce jour, hormis l’image d’un vieil homme bien habillé, jugé pour avoir pensé.

Quelques heures après l’audience, un ami, de passage en Algérie après des années passées aux États-Unis, m’a invité à déjeuner dans un petit restaurant d’Alger. Autour de la table, des camarades de lutte, venus me soutenir, m’ont offert une parenthèse de chaleur et de tendresse. Ce moment d’amitié m’a rappelé, en silence, que la solidarité est peut-être la seule forme de liberté qui nous reste.

Nous sommes déjà en prison depuis longtemps. Pas derrière des barreaux, mais dans un pays qui fabrique des coupables à la mesure de ses peurs.

Mohcine Belabbas, ancien président du RCD.

Tribune publiée aussi sur les réseaux sociaux de l’auteur

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1 COMMENTAIRE

  1. Merci Mr Belabbas, pour cette déscritpion, combien correcte, de notre univers ou les citoyens vivent dans l’incertitude et l’arbitraire, qui est une analogie du « procès »de Kafka.

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