Jeudi 16 novembre 2017
De la guerre sociale armée au 2ème putsch militaire (V)
Devant la répression impitoyable de l’opposition politique du F.F.S., ce parti fut obligé de compléter son action politique, devenue clandestine, par la résistance armée. Elle naquit dans les maquis où fut menée la guerre anti-coloniale. Cette deuxième fois, la lutte était organisée contre la dictature indigène qui remplaça la domination étrangère.
Bien entendu, le régime a répondu selon la logique de sa nature : la mobilisation de l’armée contre les révoltés. Là, notons un fait significatif. De la même manière qu’en Russie, les contestataires de la dictature bolchevique ne voulurent jamais être les premiers à recourir à la violence, pour ne pas assassiner leurs propres camarades de l’armée « rouge », les combattants du F.F.S. ont refusé d’être les premiers à employer les armes contre leurs frères de l’armée dite « nationale populaire ». Si Lhafidh écrit :
« Nos ordres étaient clairs : pas question de tirer les premiers ».
Un peu plus loin, il en explique le motif :
« C’est le régime qui est plutôt notre ennemi, car il a intérêt à ce qu’on s’entre-tue entre militaires. »
Et, comme en Russie bolchevique, ce fut le régime « socialiste » algérien qui lança son armée contre les contestataires de sa dictature.
Encore le problème de l’union de l’opposition.
Une première tentative eut lieu. C’est là une deuxième preuve (la première fut indiquée dans la partie précédente) que le F.F.S. n’était pas une manifestation régionaliste kabyle.
« Juillet 1964.
Depuis sa libération de prison en novembre 1963, Mohamed Boudiaf s’est rapproché de notre mouvement. Les premiers contacts avec Boudiaf et son parti, le PRS [Parti de la Révolution socialiste], remontent à l’hiver 1963, pendant la trêve armée avec le pouvoir. Je suis en compagnie de Hocine Aït Ahmed lorsque Boudiaf est venu au village d’Ath Ali Ouharzoune [en Kabylie], pour envisager avec nous le rassemblement de l’opposition. »
Une décision a suivi :
« Boudiaf invite ses sympathisants à quitter l’armée et à rejoindre le maquis, sur les hauteurs de Collo. Moussa Hassani renonce alors à son poste de ministre des Postes et télécommunications pour diriger un maquis d’une centaine d’hommes dans le Constantinois [Est algérien]. »
Mais, hélas !, encore une fois intervint l’habituelle tradition négative : l’ambition d’être le chef. Elle porta à des décisions unilatérales.
« Début juillet 1964, Boudiaf nous envoie une déclaration dans laquelle il annonce la création du CNDR [Conseil National pour la Défense de la Révolution, ndlr]. Il a désigné un conseil de 13 personnes ; parmi les responsables de notre mouvement, Boudiaf a retenu Hocine Aït Ahmed et le Colonel Si Sadek pour représenter le FFS. Une décision unilatérale, pour laquelle nous n’avons pas été consultés ! Pour nous, la surprise est totale ; aucun des deux dirigeants du FFS n’a jamais participé à une quelconque réunion pour prendre une décision pareille.
Pour aller plus loin : Vérités sur la guerre de libération (I)
Après cette déclaration, Mohamed Boudiaf coupe les contacts avec nous. »
Mais voilà plus grave, et plus surprenant (les « amères vérités » révélées par Si Lhafidh) de la part d’une personnalité telle que Mohamed Boudiaf :
« Parti en France, il laisse ses partisans dans les maquis sans nouvelles, ni moyens. Au bout de quelques semaines à crapahuter dans les monts de Collo, Moussa Hassani nous dépêche un agent de liaison avec une lettre alarmante : Nous sommes démunis, sans argent et sans contact avec la population, s’inquiète-t-il.
La lettre de Hassani est un véritable appel de détresse. Manifestement, les partisans de Boudiaf étaient mal préparés à une entreprise de guérilla. La solidarité des maquis nous pousse naturellement à répondre à leur appel ; Hocine Aït Ahmed leur envoie une importante somme d’argent. De là, nous restons en contact avec eux jusqu’à la mi-octobre 1964. »
C’est dire que les combattants de la région kabyle étaient mieux organisés et mieux préparés.
Voici plus grave encore :
« Profitant de la création du CNDR, Boudiaf tente de récupérer les militants du FFS dans l’émigration ; Benyounès refuse de le laisser faire. Il nous envoie un courrier pour nous faire part de cette tentative de caporalisation de notre organisation. Nous lui expliquons que Boudiaf agissait seul et qu’il n’était pas mandaté pour parler en notre nom.
Quelque temps après, Boudiaf abandonne le sigle du CNDR pour reprendre celui du PRS. »
Par contre, un autre dirigeant historique de la guerre de libération eut un comportement différend, positif, de collaboration unitaire. Si Lhafidh dit :
« Par une déclaration à la presse, le 30 juin 1964 à Paris, Mohamed Khider coupe les amarres avec le régime et dresse un réquisitoire implacable : « Depuis avril 1963, ma rupture avec le régime se précisait à mesure que le pouvoir s’engageait dans une politique de déviation, de démagogie et de falsification. Cette rupture, je dois le dire, est devenue aujourd’hui totale. D’où mon refus de cautionner par ma présence le prétendu congrès d’avril 1964, qui n’était destiné en réalité qu’à masquer la faillite du régime et la trahison de notre révolution. (…) La situation économique, psychologique et politique est catastrophique. L’autorité minée par les dissensions de clans à l’intérieur du système rend celle-ci tellement diffuse qu’elle s’exerce dans l’incohérence et l’arbitraire. Cette situation découle de la tendance de plus en plus affirmée au pouvoir absolu et personnel. »
Question : le peuple algérien est-il, aujourd’hui, en 2017, sorti de cette situation ?
Puis, M. Khider exprime son soutien à l’opposition armée :
« J’admets que le FFS prenne les armes parce qu’il est acculé à cela. (…) Il a été étouffé quand il a voulu faire de l’opposition légale au parlement. Il ne lui restait plus que cette voie.
Les couteaux sont tirés ; l’engagement de Khider est désormais public, et la lutte ouverte jusqu’à … la mort. »
M. Khider ne resta pas aux déclarations verbales.
« Homme de principes, c’est aussi un politique avisé. Après avoir rompu avec Ben Bella, il nous rend visite à plusieurs reprises, à Mekla et à Michelet, et devient un fidèle soutien du FFS.
A l’automne 1963, il rencontre discrètement Mohand Oulhadj [l’un des dirigeants du FFS] à Djemâa Saharidj. Après avoir longuement discuté avec le Colonel, il lui remet une certaine somme d’argent pour notre Mouvement. »
La logique de caste dominante
Dès lors, comment réagissent les détenteurs du pouvoir ? Comment peut le faire un pouvoir né et maintenu par les armes et la police politique ?
D’abord par la répression policière.
« La déclaration de Mohamed Khider ne laisse pas indifférents ses anciens compagnons au pouvoir qui sortent les grands moyens. Soupçonnant un regroupement de l’opposition, le régime décide de réprimer plusieurs personnalités politiques. Amar Bentoumi, l’ancien ministre de la Justice est arrêté ; Ferhat Abbas est interpellé à l’aéroport et reconduit, sous bonne escorte, à son domicile à Kouba (Alger), où il sera assigné à résidence. »
Et encore :
« Juillet 1964.
Au comité central du FLN, c’est l’heure des purges. Hocine Saci, Mohamed Djeghaba, Saïd Abadou, Tahar Ladjal et Mohamed Chaoufi, tous considérés comme des proches du Colonel Chaâbani sont exclus du FLN. Onze députés, dont Moussa Hassani qui, au demeurant, avait déjà démissionné, Amar Bentoumi et Brahim Mezhoudi sont déchus de leur mandat.
Le 7 juillet 1964, l’ancien président de l’Exécutif provisoire de Rocher Noir, Abderrahmane Farès, l’ex ministre du Commerce, Mohamed Khobzi, et le député Boualem Oussedik sont arrêtés. Pour Ben Bella, le temps « des prisons vides » est bien révolu. Désormais, il faut faire taire toute velléité d’opposition. Même si ces personnalités ne constituent pas une menace sérieuse et imminente pour le régime, leur arrestation révèle les dérives, qui vont se multiplier, d’un régime aux abois. »
L’arbitraire policier et politique se complète par une forme de répression radicale. L’Armée « nationale populaire » envahit les maquis, où elle remplace l’armée coloniale, avec le même but et les mêmes méthodes : ratissages, arrestations, emprisonnements, tortures, punition de la population qui aide les combattants des maquis, bref, éliminer la révolte en faveur de la démocratie sociale.
Si Lhafidh résume ainsi l’action générale et multiple des détenteurs du pouvoir :
« Pour faire face à notre Mouvement, le pouvoir a établi une judicieuse répartition des rôles : l’armée pour étouffer les maquis, la police pour arrêter les militants, et les idéologues pour les traîner dans la boue afin de les discréditer, y compris par le recours au mensonge le plus grotesque. A ce jeu, Hocine Zehouane, porte-parole du Bureau politique, fera preuve d’un zèle démesuré. Dans une déclaration à la presse, il accuse le FFS d’être composé « de harkis et d’anciens soldats, qui touchent 40 000 anciens francs par mois. On peut se demander d’où vient cet argent. »
Ce comportement du nouvel idéologue du régime porte le F.F.S. à dévoiler un autre mécanisme utilisé par la caste au pouvoir pour dominer, à savoir quel genre de personnage elle emploie, avec quel passé particulier :
« L’accusation nous a beaucoup affectés. Nous traiter de « harkis », nous, anciens maquisards de la guerre de libération ? Nous ne pouvons laisser Hocine Zehouane insulter nos militants, dont la plupart sont d’anciens militants du PPA/MTLD [partis politiques ayant préparé la naissance du F.L.N., organisateur de la guerre de libération nationale] et de courageux moudjahidine de l’ALN, sans réagir. Nous décidons de répliquer en rendant publics quelques éléments du parcours quelque peu énigmatique de cet homme pendant la guerre de libération. Dans les réunions, nous révélons que « cet ancien officier a déserté les rangs de l’ALN, abandonnant le maquis et les moudjahidine, pour s’enfuir à l’étranger. Il ne réapparaîtra qu’à l’indépendance, aux côtés de Ben Bella. »
Quelque soit le pays, l’époque et la couleur politique (« libérale », « rouge communiste » ou « brune fasciste »), les personnages de ce genre sont nombreux, au service de la caste dominante, et leur passé soigneusement occulté, tout en constituant un argument de chantage contre eux de la part de leurs maîtres.
La caractéristique du coq
Les dictateurs ont une âme de coq. Ils ne peuvent tolérer l’existence de deux coqs dans le même poulailler. Ainsi, Adbelhafid Yaha fournit toutes les péripéties concernant les contradictions au sein des membres de la caste dominante, pour la mainmise totale sur l’État, en l’occurrence entre le chef de l’État Ben Bella, et le chef de l’armée Boumediène.
Ainsi, Abdelhafidh Yaha relate pourquoi et comment, entre autre, une personnalité particulière est arrêtée puis fusillée.
« Juillet 1964.
Proche de Mohamed Khider et plus jeune colonel de l’ALN à l’indépendance (il avait 28 ans en 1962), Mohamed Chaâbani ne cache ni sa méfiance ni son mépris à l’égard des DAF, les déserteurs de l’armée française qui avaient rejoint l’ALN plus ou moins tardivement. Mainte fois, il a demandé leur renvoi de l’armée nationale, ce qui n’a pas manqué d’irriter Boumediene, le ministre de la Défense qui les avait désignés pour l’encadrement de l’armée de l’extérieur. »
En effet, que peut-on attendre d’officiers ayant déserté l’armée coloniale « plus ou moins tardivement » ? N’est-ce pas une obéissance absolue au nouveau maître, pour continuer à jouir des bénéfices qu’ils avaient dans l’armée coloniale ? Par conséquent, constituer, dans l’Algérie indépendante, une nouvelle institution militaire, jouissant de privilèges, coupée du peuple et le dominant ?
Si Lhafidh montre comment, entre les membres de la caste dominante, les conflits deviennent inconciliables, pour le contrôle absolu du pouvoir sur le « poulailler » Algérie. Pour contraster la puissance de l’armée, contrôlée par son « allié », en réalité rival Boumediène, Ben Bella crée une milice armée, dépendante directement de lui. Parallèlement, il commence à éjecter de postes de responsabilités les partisans de Boumediène. Le dernier de ceux-ci n’est autre que… l’actuel chef de l’État, alors ministre des affaires étrangères. C’est la goutte qui fait déborder le vase. Les ambitions de Ben Bella sont telles qu’il s’aliène les soutiens indispensables, jusqu’à provoquer sa destitution par un putsch militaire, en 1965. Son auteur ? Le même que celui du putsch militaire de 1962 : le chef de l’armée, Boumédiène. Il est devenu assez fort pour ne plus avoir besoin de se légitimer derrière un dirigeant historique de la guerre de libération nationale.
Dès lors, ce que deviendra la lutte armée du F.F.S. sera exposée dans la partie suivante.
K. N.
Email : kad-n@email.com