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Décentralisation : outil de développement démocratique et dispositif au service des coalitions autoritaires

ANALYSE

Décentralisation : outil de développement démocratique et dispositif au service des coalitions autoritaires

L’Algérie est une puissance régionale de par ses richesses naturelles, son positionnement géographique et ses ressources humaines. Mais elle est un pays au niveau de développement qualifié de moyen si on se fie aux indicateurs de développement humain. Elle y occupe la 85e place en 2019.

Cette situation paradoxale n’est pas admise par la majorité de la population. Elle la conteste et exige des autorités plus de justice et de transparence dans la distribution des ressources financières qui émanent de la rente. En effet, le pétrole et le gaz principalement nourrissent depuis des décennies une véritable culture rentière. 

La forme de la revendication pour le droit à plus de progrès et de justice sociale de la population s’est souvent exprimée dans des émeutes. Elle a évolué vers une forme de manifestations populaires pacifiques au début de l’année 2019. Toutefois le climat social reste tendu et les réponses aux demandes de réforme du « système » demeurent insuffisantes.  

L’interrogation se porte sur l’adéquation des systèmes de gouvernement et de gouvernance avec les disparités, les diversités et les réalités locales. Aussi, les contraintes de la pratique de la décentralisation et de l’amorce du développement démocratique sont ici étudiées.  

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Un héritage colonial 

Le système de décentralisation en Algérie se situe dans le cadre d’un État unitaire dont les missions des collectivités locales sont en complément de celles exercées par l’État. Ce principe est hérité de celui greffé à l’Algérie durant le colonialisme français. 

À l’origine, l’organisation de la société algérienne trouve ses fondements dans des communautés séculaires dont on relève encore des traces dans quelques régions du pays comme les Aurès, la Kabylie, le M’Zab ou le Touat (Adrar). Le village ou le quartier constituera l’assemblée élue, un organe souverain doté des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Elle s’inscrit dans un espace géographique délimité. Elle est la conjonction de facteurs généalogiques, économiques, et politiques parce que la djemaâ est une instance puissante et légitime, la tribu va exprimer un enracinement atavique au territoire de manière quasi-sacralisée, puisqu’expression d’une identité et d’une identification (Taïb, 2002 : 1).

Le colonialisme a d’abord fortement fragilisé cette structure ancestrale pour assurer sa mainmise sur le territoire et les populations. Pour longtemps, l’organisation territoriale française s’était basée sur trois types d’entités communales : les centres urbains sous le statut de communes de plein exercice habités en majorité par une population européenne ; des communes mixtes gérées par des représentants de l’État colonial ; des communes indigènes sous l’autorité militaire. Puis, à l’indépendance de l’Algérie en 1962, l’État algérien a continué de gérer l’organisation française. Il a même omis l’organisation du territoire, en six entités, instaurée par le congrès de la Soummam en 1956. Il n’a pas seulement négligé à son tour la spécificité fondamentale algérienne, mais il est allé loin dans le renforcement du modèle jacobin hérité du système colonial.  

Une appropriation nationale

Cette organisation territoriale héritée s’avère inadaptée aux exigences et aux caractéristiques du pays. La transformation de la structure sociale et économique de l’Algérie d’avant l’indépendance répond aux besoins particuliers de domination du système français. L’État algérien s’est approprié ce système en tentant de l’adapter à ses visons et à ses objectifs. La loi du 04 février 1984 a créé 48 wilayas et 1541 communes. L’objectif affiché de cette réforme est de rapprocher l’administration des administrés, et maitriser davantage l’espace en fondant les circonscriptions sur le principe moderne de l’entité économique (Djekboub, 2002). 

Les collectivités locales en Algérie s’appuient sur deux échelons différents, la Wilaya et la Commune. Le mode de fonctionnement de ces deux institutions de la fonction publique « territoriale » est distinct. La commune est considérée comme l’assise territoriale de la décentralisation et le lieu d’exercice de la citoyenneté. Elle constitue le cadre de participation du citoyen à la gestion des affaires publiques. Par contre, la wilaya revêt à la fois des caractéristiques d’une institution décentralisée en ce qui concerne la gestion du patrimoine et des ressources propres de la Wilaya. Et en même temps comme un lieu d’implantation des différents organes décentralisés de l’État dont l’animation, la coordination et le contrôle qui sont dévolus à un fonctionnaire désigné par le pouvoir central (le Wali). La wilaya est, de ce fait, directement gérée par le fonctionnement central de l’État, contrairement à la commune qui est censée être sous l’autorité des élus (Sid Ali, 2002).

En réalité, cette « refonte » décentralisatrice est une imbrication de l’organisation territoriale française centralisatrice avec les pratiques autoritaires de l’idéologie socialiste bureaucratique. L’administration territoriale algérienne est non seulement très liée au pouvoir central, mais elle se consacre à la gestion des affaires quotidiennes au détriment des prospections et des conceptions d’actions de développement local à moyen et long terme.  

Une tentative de libéralisation

Les pratiques héritées du système colonial français et son appropriation nationale qui ont omis les fondements de la société algérienne ont mis le projet de décentralisation dans une impasse. Le pouvoir algérien a procédé à la construction de territoires administratifs locaux sous un statut uniforme pour sa représentation. Cela consiste à préserver son unité politique au détriment du tissu social (Taïb, 2002 : 2). La destruction de la base de construction sociale par la greffe d’un système territorial inconnu et inadapté au contexte algérien, inscrit dans son cadre nord-africain, a engendré la marginalisation de la population de la gestion des affaires la concernant et a accentué son éloignement de l’État et de la chose publique. Cette situation ne favorise pas l’apprentissage de la démocratie (Sid-Ali, 2002). 

Cette situation a poussé les « décideurs » à intégrer de nouvelles approches, plus à la mode, pour faire durer ce système dont l’échec est avéré. Des notions comme la « bonne gouvernance » et la « concertation » sont intégrées dans des actions centralisées pour « améliorer » l’organisation institutionnelle locale. Les objectifs d’efficacité et d’efficience sont avancés comme axes de travail des collectivités locales. 

Dans ce sillage, la constitution de 2016 en fait référence dans son article 17 en précisant que « l’assemblée élue constitue l’assise de la décentralisation et le lieu de participation des citoyens à la gestion des affaires publiques ». La loi n° 90-08 du 7 avril 1990 précise que la commune et la wilaya sont des collectivités territoriales de base dotées de l’autonomie financière.

L’article 11 de la loi n° 11-10 du 22 juin 2011 relative à la commune affirme que la commune constitue le cadre institutionnel d’exercice de la démocratie au niveau local et de gestion de proximité. L’assemblée populaire communale (APC) prend toute mesure pour informer les citoyens des affaires les concernant et les consulter sur les choix des priorités d’aménagement et de développement économique, social et culturel, dans les conditions définies par la présente loi. D’après ce texte de loi, la commune est une institution décentralisée où s’exerce la participation des citoyens pour gérer les questions locales et de proximité. Les citoyens informés et consultés sont « capables » de participer aux projets de développement local. L’APC peut rendre compte aux citoyens sur les résultats des actions élaborées. Proches des citoyens, ces collectivités, à travers leurs élus, elles sont censées servir de canaux de communication avec le centre de décision du pays.  

Au niveau de la Wilaya, les membres de l’Assemblé Populaire de la Wilaya (APW), comme ceux de l’APC, sont élus au suffrage universel direct, puis élisent un président pour un mandat de 5 ans. L’APW délibère sur les affaires économiques (agriculture), social (actions sociales et l’habitat), éducative (formation professionnelle), etc. L’APW peut saisir le Ministère de l’intérieur sur les questions liées aux services déconcentrés de l’État, elle peut constituer des commissions d’enquêtes sur des questions de développement de la Wilaya.

Dans cette perspective de tentative de libéralisation, le CNES recommande de mettre en place des outils d’observation et de veille des communes qui seraient un instrument précieux de prévision/anticipation/gestion des collectivités locales (CNES, 2011). Le même rapport confirme cette tendance de libéralisation de l’organisation territoriale en soulignant l’importance de créer des espaces de concertation, de dialogue et de médiation de qui contribuera à la promotion de la « bonne gouvernance ».

L’absence de résultats mesurables affirmant la prise en compte réelle des volontés des citoyens, laisse beaucoup d’observateurs très sceptiques malgré un discours officiel affirmant les acquis de la décentralisation pour la démocratisation de l’action publique locale en Algérie.

Au-delà de ce cadre formel, ces volontés affichées permettent-elles à ces assemblées populaires de gérer les affaires qui leur sont confiées dans le cadre de ce mode de « décentralisation » ?  Serait-il possible de définir la décentralisation comme mode de régulation démocratique en Algérie ?   

Une représentation démocratique dévalorisée

Au-delà des volontés affichées dans les codes et les textes de lois, la réalité du système de décentralisation en Algérie est toute autre. Dans les faits, l’emprise de l’État sur la société civile, les partis politique et les médias reste de mise.

Ainsi, il est consigné aux associations d’avoir une activité reconnue par l’autorité comme étant d’intérêt général et d’utilité publique. Seule la réponse à cette condition pourrait permettre aux associations de bénéficier, de la part de l’État, de la wilaya ou de la commune, de subventions, aides matérielles et toutes autres contributions assorties ou non de conditions (article 34 de la loi n°12-06 du 12 janvier 2012, relative aux associations). Mais le plus souvent ces aides s’attribuent en suivant le principe de l’inscription ou non de l’association dans une ligne politique bien orientée. Quand quelques élites tentent de s’organiser autour des thèmes jugés sensibles comme les droits de l’homme, leur volonté est largement contrebalancée par la création d’autres associations impulsées par des cercles proches ou à la périphérie des gouvernants (Benchikh, 2003).  

Les considérations matérielles rendent les associations vulnérables face aux pressions politiques. Pourvoyeurs de budget, les autorités publiques ont le pouvoir de vie ou de mort sur les associations et ont réussi à créer une « société civile » factice dépendante du pouvoir (Dris-Aït Hamadouche, 2009). Les associations qui prétendent agir de manière autonome dans des domaines sensibles sur le plan politique, sont victimes de rumeurs, de menaces et de manipulations. In fine, cette ouverture de la scène sociale ne doit pas remettre en cause l’emprise du Commandement Militaire sur le système politique (Benchikh, 2003). 

Les partis politiques laïques ou islamistes alternent opposition et compromission avec le pouvoir. Souvent, ils n’occupent la seine politique qu’à l’occasion du rendez-vous électoral et sans proposer de réelles alternatives. Les partis dits d’opposition ne mobilisent plus les populations, c’est le cas pendant les événements du printemps noir en Kabylie en 2001, ou pendant les manifestations organisées à Alger en 2011. Leur implication est quasi inexistante dans le mouvement de contestation contre « le système » en 2019. Les partis politiques en général sont devenus des clubs où accourent les opportunistes de tout poil à l’occasion de chaque consultation électorale propulsant à la gestion des collectivités locales (APC) des militants sans culture politique et sans véritable engagement, produisant des gestions décevantes (Dris-Aït Hamadouche, 2009). 

Malgré « l’ouverture » de la scène politique en 1989, l’armée, qui représente le socle du « système », n’a pas renoncé à son pouvoir souverain, les partis sont des appareils au service du régime qu’ils cherchent à perpétuer tout en lui donnant l’apparence démocratique (Addi, 2012). Les partis politiques, qui ne se montrent qu’à l’occasion des échéances électorales, n’arrivent pas à convaincre la population.

La faible représentativité des élus en raison des fraudes électorales et l’antagonisme entre pouvoir réel, souvent représenté par l’institution militaire, et le pouvoir formel, représenté par la présidence de la république et gouvernement, ne montrent pas les prémices d’une démocratie réelle. Des candidats achètent littéralement leur place sur la liste électorale qui leur garantira un siège dans une assemblée élue.

Pour garantir sa stabilité, le régime n’a autorisé que des partis qui participent à un multipartisme de façade (Ibid.). Ce multipartisme lui a permis d’avoir une « démocratie de façade » utile pour son image à l’étranger qui inclut des élections pluralistes régulières, sert en fait à dissimuler (et à reproduire) les dures réalités de la gouvernance autoritaire (Dris Aït Hamadouche, 2012).

Suite à cela, les canaux de doléances des citoyens sont quasiment bouchés. Ni les partis politiques, ni les associations, moins encore les élus n’ont la « capabilité » de répondre à leurs attentes. La majorité de ces femmes et de ces hommes censés les représenter sont projetés sur le devant de la scène selon la puissance du clan qui les pousse, selon les besoins du moment, et retirés selon les mêmes règles. Cela explique d’ailleurs la fragilité de la plupart des hommes politiques algériens, qui ne reposent pas sur une base solide, mais dépendant totalement de la volonté des clans qui les gèrent (Charef, 1998). Ces clans que pour sauvegarder leurs intérêts n’hésitent pas à mettre en scène la violence qui a cours depuis le Congrès de Tripoli, à chaque compétition pour de supposées alternances dans le pouvoir, parce qu’en l’absence de vie politique, la violence continue à s’imposer comme seule forme d’arbitrage (Hadj-Nacer, 2014). 

Cette situation embrasée est très relatée dans la presse qui prend acte des scandales politico-financiers qui concernent les grandes entreprises, telle que la Sonatrach et les grands projets d’infrastructures comme le cas de l’autoroute est-ouest. La presse n’hésite pas non plus à mettre en doutes les résultats officiels des élections, à dénoncer les bavures des services de sécurités, etc. La presse écrite est enrichie par les médias en ligne et l’accès à l’internet qui a permis de libérer relativement la parole. Toutefois, le régime pratique des pressions sur tout média qui se veut autonome et en dehors de son contrôle. Reporters Sans Frontières (RSF) classe l’Algérie en 2018 à une modeste 136e place dans le classement mondial de la liberté de la presse (Reporters Sans Frontières).

Suite à ce constat de déni des bases sociales, de verrouillage de la scène politique et médiatique, on s’interroge sur les stratégies mises en place par « le système » pour transformer les pouvoirs locaux, inscrits dans le cadre de la décentralisation, en moyens lui permettant d’asseoir son hégémonie sur l’ensemble des entités territoriales du pays. (A suivre)

Karim Kadir

Docteur en géographie et urbanisme, juriste de droit public

Auteur
Karim Kadir

 




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