19 avril 2024
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D’un exil au pire des exils (VIII)

Yaha Abdelhafidh : témoignage d’un homme vrai

D’un exil au pire des exils (VIII)

Dans l’itinéraire de Abdelhafidh Yaha, nous voici arrivé à la partie que j’aurais souhaité ne jamais écrire. Parce que nous parvenons à la plus amère des vérités, selon l’expression de Si Lhafidh. Bien entendu, elle surprendra totalement beaucoup ; mais pas les personnes conscientes que la vérité historique n’est jamais racontée par les vainqueurs, mais par les vaincus.

L’éternel problème : démocratie contre autoritarisme

De retour d’exil en France, Abdelhafidh Yaha reprend contact avec les cadres et militants du F.F.S. L’heure est à la démocratie, non seulement parce que le régime, suite à la révolte citoyenne d’octobre 1988, s’est vu contraint de concéder quelques libertés, mais, également, parce que les partis, du moins leurs militants sincères envers le peuple, veulent établir une réelle démocratie au bénéfice du peuple.

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C’est ainsi que Si Lhafidh parvient, avec ses compagnons, à constituer, de manière démocratique, notons-le, un Conseil National Provisoire. Ensuite :

« Le 10 juillet 1989, le Conseil national provisoire a choisi et élu à la majorité de ses membres présents un Comité exécutif provisoire composé de seize membres dont la coprésidence est confiée à Si El Hocine [Aït Ahmed] et Si El Hafidh.(…)

Le 21 juillet 1989, le Comité exécutif a avancé dans ses travaux d’organisation en inscrivant à l’ordre du jour de sa réunion un schéma de structuration future du Front. Cette proposition pose le principe de la question collégiale à l’aide de deux organes : consultatif et délibérant d’une part, exécutif d’autre part, à tous les niveaux de la hiérarchie. »

Nous nous trouvons donc dans une situation de pouvoir bicéphale (Aït Ahmed et Si Lhafidh), et s’affirme le principe de la collégialité. Autrement dit, deux aspects favorisant le fonctionnement démocratique du parti.

Malheureusement, par une lettre de réponse, Hocine Aït Ahmed n’y consent pas. Facile de deviner le motif de sa missive : pas deux coqs dans un poulailler.

Les membres du CNP se révoltent

« Lettre ouverte à Monsieur Hocine Aït Ahmed, en réponse à sa lettre circulaire au CNP, au CE et aux cadres du FFS. (…)

C’est un crime de lèse-majesté qu’a commis le CNP en informant le «zaïm » des objectifs et des perspectives qu’il s’est fixé. C’est nouveau pour toi, n’est-ce pas, les instructions quand elles viennent de la base ? Il faut s’y faire car c’est ça l’avenir et n’y vois aucune sommation.

Tous les militants et militantes du FFS veulent te voir rentrer en Kabylie. Ils pensent qu’en qualité d’ancien premier responsable du FFS, tu leur dois quelques explications. Ils ont beaucoup de questions, longtemps restées sans réponse, qui leur brûlent les lèvres et tu es le seul à qui ils veulent les poser.

– Il y a les interrogations des veuves et des orphelins, qui souhaitent connaître le visage du « capitaine sauvé miraculeusement » du naufrage qui a coûté la vie à leurs maris, à leurs pères.

– Il y a les questions des maquisards du FFS qui n’ont jamais compris pourquoi Si Mohand Oulhadj, homme de parole et d’honneur, a cessé le combat.

– Il y a le doute ravageur chez les militants et les maquisards de la première heure qui ne s’expliquent pas ta « capture », d’autant plus qu’à l’époque il y avait des rumeurs.

Des questions, il y en a de toutes parts.

– De ceux qui t’ont connu de près, qui connaissent ton vrai personnage, ta vraie dimension.

– De ceux qui t’ont vu à travers le prisme diffractant de l’histoire et ont de toi plusieurs images différentes entre elles et la réalité.

– De ceux qui t’ont suivi, courageux et confiants, et qui ont aujourd’hui tout perdu dans ton sillage.

– De ceux qui veulent comprendre la stratégie du mariage contre-nature avec Ben Bella, notre tortionnaire, et mesurer les conséquences bénéfiques pour la démocratie.

– De ceux qui veulent que la lumière, la clarté, la transparence soient une réalité au FFS.

Pour tout cela, quoique tu penses, tu es plus utile en Algérie qu’à Lausanne, à moins que la « démocratie » que tu incarnes ne soit différente de celle à laquelle nous aspirons. Auquel cas, il y aurait un fâcheux malentendu ! »

Les détails de ces griefs se trouvent exposés dans l’ouvrage de Abdelhafidh Yaha.

Résultat du conflit entre la « base », où se trouve Si Lhafidh, et Aït Ahmed ?

Ce dernier manœuvre de telle manière (les détails sont dans le livre) que le jour du congrès du parti, l’entrée à Si Lhafidh est… interdite ! Vous avez bien lu : in-ter-di-te ! Pourquoi, comment et par quelle malédiction ?

La fin de l’ouvrage ne fournissant pas les éclaircissements nécessaires, je me suis adressé à celui qui a recueilli les mémoires de Si Lhafidh : Hamid Arab. Voici ses explicitations.

Question : Quelle fut la procédure pratique qui justifia le refus de laisser entrer Si Lhafidh au congrès du parti, alors dirigé par Hocine Aït Ahmed ?

H. A. : « Il n’y a pas eu de procédure pratique précise. Tout est parti du différend qu’il y a eu déjà en France. Et Si Lhafidh a exigé une explication devant les militants. A partir de là, Aït Ahmed s’est employé, avec l’appui de quelques cadres intéressés par des postes, à minorer l’importance du rôle de Si Lhafidh. Il faut rappeler aussi que la perspective de l’ouverture démocratique a fait naître des ambitions démesurées auprès de nombreux cadres du parti. Et ceux-là, Aït Ahmed a su les capter.

« Et, en l’espèce, je pense que le rôle de la police politique a été aussi déterminant dans la fracture au sein de la direction du FFS en cette année 1989. Si Lhafidh a refusé d’attendre plus longtemps en France ; il est rentré avec de nombreux cadres du parti qui croyaient à un certain FFS historique, fidèle à la ligne sans concession de 1963. La direction du parti est entrée en Algérie en ordre dispersé.

« En Algérie, la fracture ne s’est pas résorbée. Il y a eu quelques tentatives de conciliation qui ont malheureusement fait échoué faute d’une volonté politique affirmée d’Aït Ahmed mais aussi d’un certain activisme diabolique de la police politique qui n’entendait sans doute pas voir ce parti faire la synthèse entre les anciennes générations de militants et les nouvelles.

« Un deuxième élément important. Le pouvoir a interdit à la presse de relayer les déclarations de si Lhafidh quand il parle du FFS, donc il y a eu un black-out sur ses activités à son retour.

 » Le jour du congrès, Si Lhafidh fut empêché de rentrer au congrès par le service d’ordre. Celui-ci a agi sur ordre du président du parti et sans doute de la direction en ce temps-là. Personne, parmi les congressistes (et pourtant nombre d’entre eux ont été longtemps couvés et formés par Si Lhafidh à Paris), n’a daigné élever la voix pour signifier son refus de ce grave précédent. Après sa mort, certains sont venus s’épancher, mais c’est trop tard. Ce jour-là, le parti a échoué à réaliser la synthèse des anciens avec les nouveaux militants. »

Comme on le constate, ce qui a lieu au F.F.S. a caractérisé toutes les révolutions et tous les partis « révolutionnaires », sans aucune, soulignons-le, aucune exception. Les premiers combattants sèment l’espoir et obtiennent des résultats favorables au peuple ; après la victoire, les nouveaux venus, manipulés par la frange des anciens combattants (qui avaient une autre visée inavouable) récoltent en accaparant ces résultats dans leur intérêt personnel de nouvelle caste.

Autre question à Hamid Arab : De son vivant, est-ce que Aït Ahmed a répondu, d’une manière ou d’autre autre, aux graves questions qui lui ont été posées, afin de clarifier sa position devant les militants ?

H. A. : « Aït Ahmed n’a, à ma connaissance, pas répondu aux questions de Si Lhafidh. Je pense malheureusement qu’Aït Ahmed ne voulait rendre de compte à personne, c’est pour cela qu’il a refusé cette explication devant les militants. Par contre, il a distillé des informations auprès de ses canaux pour faire dire que Si Lhafidh est manipulé par la police politique afin de le discréditer auprès de la base. Le problème de la transparence dans le fonctionnement de ce parti, comme d’ailleurs pour les autres, reste posé à ce jour. En exigeant une réunion d’explication publique, Si Lhafidh voulait surtout mettre en place, dès l’ouverture dite démocratique, une autre méthode de fonctionnement du parti, sortir aussi du secret qui entourait les activités du parti pendant la clandestinité pour lui impulser une autre pratique qui soit adaptée à la nouvelle situation. »

Quelle tristesse ! Un homme trahi par celui qui lui doit sa place de dirigeant, et trahi, aussi, par ceux qu’il a couvés et formés.

Notons qu’au sujet de l’incroyable, injuste et scandaleux traitement réservé à Si Lhafidh, le témoignage de celui-ci ne montre aucune haine, mais simplement relate la vérité. Quelle leçon ! À propos des partis politiques (se proclamant « démocratiques » et « progressistes »), à propos de leur chef suprême (se déclarant sincère et transparent), à propos d’une majorité de leurs cadres (se prétendant honnêtes) et, malheureusement, à propos de leur base militante (incapable de se rendre compte de la manipulation dont elle est victime). Voilà encore comment un parti, auparavant combattant contre la dictature, dégénère et produit une autre forme de dictature, cette dernière aggravée par l’imposture de se masquer en « démocratie ». Ne dit-on pas : « Dieu ! Sauve-moi de mes « amis » ! Quant à mes ennemis, je m’en charge ».

Et, aujourd’hui, la grande majorité des personnes croit encore à l’utilité des partis pour établir la démocratie ! Et à leur capacité de fonctionner de manière réellement démocratique !

À ce niveau, une hypothèse se présente : dans le cas où Si Lhafidh aurait été au courant  des mouvements (et non partis) politiques et sociaux autogestionnaires, notamment soviétique en Russie (avant la prise du pouvoir par les bolcheviques) et espagnol (lors de la révolution sociale de 1936-1939), Si Lhafidh aurait-il nourri des espérances sur un fonctionnement réellement démocratique d’un parti classique, même se proclamant « démocratique » et « progressiste » ?

Si les intégristes islamiques ignorent, déforment et instrumentalisent à leur manière l’idéologie religieuse, en quoi l’attitude des intégristes « marxistes », « socialistes » ou « libéraux » serait-elle différente, en ce qui concerne l’idéologie démocratique ?… Les uns comme les autres ne se révèlent-ils pas, au-delà des paroles propagandistes (prétendument au service du peuple), rongés par l’ambition personnelle, qui se manifeste par l’obsession de conquérir le pouvoir (au détriment des autres, donc du peuple) ?

Hors, la seule manière de gérer de manière authentiquement démocratique un pouvoir (politique ou social) est de le partager entre toutes et tous. Les partisans des soviets russes et ceux des collectivités  espagnoles (sans oublier l’autogestion algérienne ouvrière et paysanne) l’ont prouvé. Alors, les militants disposent du maximum de conscience pour ne pas se faire manipuler par les « cadres » et le chef suprême. Parce que ces derniers n’ont pas le privilège de la « connaissance supérieure », pour impressionner, écraser et manipuler les militants de base. Réfléchissons ! Sachons prendre les leçons que l’expérience historique, de tous les peuples, nous enseigne. Errera humanum est, perseverare diabolicum (Se tromper une fois est humain, mais persévérer dans l’erreur est diabolique). Disons plus : et stupide.

Rappelons-nous une des conclusions tirées de sa propre expérience par Michel Bakounine, à propos des chefs (je cite de mémoire) : Mettez le révolutionnaire le plus radical et le plus pur au pouvoir ; très vite il deviendra le plus machiavélique tyran. Pour ma part, j’ajoute : plus grave encore, l’imposteur se justifie par les « meilleures intentions » du monde. Qu’on vérifie, pour citer les exemples les plus illustres, comment ont justifié leur pouvoir Karl Marx (sur l’Association Internationale des Travailleurs), Lénine et Trotski (sur la Russie « soviétique »), Mao Tsé Toung (sur la construction du « socialisme » en Chine).

Retournons à Si Lhafidh. Par son élimination « bureaucratique », c’est le peuple authentiquement résistant, réellement démocratique, qui a été éliminé, trompé, trahi. Par une caste inédite, difficile à démasquer (à cause d’une phraséologie machiavéliquement démagogique) comme nouvelle couche sociale parasitaire, jouissant de privilèges au détriment du peuple. Seuls les ignorants et les naïfs, concernant l’histoire humaine, se surprennent de voir un homme, auparavant réellement combattant contre la dictature, une fois devenu « chef », se transformer en vulgaire dictateur, bénéficiant de vils privilèges, tout en prétendant être le « Sauveur » du peuple. Et si un tel homme parvient à dominer, c’est parce qu’il sait, comme l’a déclaré auparavant Hamid Arab, jouer de l’avidité de certains « cadres » auxquels il commande, et qui partagent avec lui les privilèges.

Combat permanent

Finissons le compte-rendu des mémoires de Abdelhafidh Yaha par des informations qu’elles ne contiennent pas, et que nous fournit Hamid Arab.

Question : Une fois Si Lhafidh éliminé du F.F.S., qu’a-t-il fait ?

H. A. : « Si Lhafidh a continué la politique en fondant un nouveau parti le FFD, front des forces démocratiques. Il a continué à faire de la politique et a, par exemple, participé à la conférence nationale des partis en 1994. Il n’a jamais renoncé à faire de la politique, en participant à des conférences, des meetings ou des commémorations de la mort d’anciens moudjahidine [combattants de la guerre de libération nationale]. Il a été au côté du mouvement des Arouchs [mouvement social démocratique en Kabylie, basé sur la tradition des conseils de village] en 2001/2002. La politique était tout pour lui.

« Le FFD a activé quelques années juste après 1990 mais, avec la période de terrorisme, il n’y avait pas vraiment d’activité politique. Le parti a fini par disparaître.

« Je pense que la création de ce parti a été une erreur quand on sait le sacrifice de Si Lhafidh pour le FFS, sa mise à l’écart du FFS a été le signe d’une grave dérive autoritaire qui annoncera d’autres exclusions de cadres de valeur. Cependant, Si Lhafidh ne voulait pas en rester là. Il voulait continuer à faire de la politique, ainsi que ses fidèles compagnons, alors il leur fallait une structure. Surtout qu’il ne pouvait plus parler au nom du FFS après ce congrès de la fracture originelle. D’où le FFD »

Là, encore, méditons : pourquoi la fatigue ou la disparition d’un dirigeant provoque la disparition du mouvement ? Et comment agir afin que ce genre de néfaste conséquence soit écarté ? La réponse à cette fondamentale question commence par l’étude des expériences autogestionnaires passées.

Il reste à connaître dans le détail cette dernière phase de l’action politique de Si Lhafidh. Elle instruirait les nouvelles générations sur ses projets, ses actions et les motifs de ses échecs. La personne capable de nous informer à ce sujet est vivement invitée à nous éclairer, pour compléter ce dossier.

Hamid Arab conclut, concernant Si Lhafidh :

« La population a toujours gardé une profonde estime pour lui. Il a connu une renaissance avec la publication de ses mémoires. Des milliers de personnes l’ont accompagné à sa dernière demeure. Il est enterré devant chez lui, près de la route pour permettre aux gens de venir se recueillir. »

Ultime reconnaissance fidèle de Si Lhafidh au peuple. Ultime leçon de sa part.

Le  fidèle « passeur »

Si les mémoires de Si Lhafidh nous sont parvenues d’une manière claire et convaincante, nous le devons également à Hamid Arab. Il a su recueillir les propos du mémorialiste et nous les transmettre en un style simple, dans le meilleur sens du terme, sans fioritures, d’une manière directe, sans digressions inutiles, dans un langage qui reflète fidèlement l’auteur. Hamid Arab a su être un très bon « passeur » pour faire connaître la vie, l’action et les leçons de ce combattant exemplaire du peuple que fut Abdelhafidh Yaha, dit Si Lhafidh.

Une prochaine partie conclusive résumera les aspects essentiels de son action.

K. N.

Email : kad-n@email.com

Auteur
Kadour Naïmi

 




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