21 novembre 2024
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Fabuleux « Ecrits berbères en fragments » de Mohand-Saïd Lechani

« Ecrits berbères en fragments » est une constellation de textes d’analyse particulièrement éclairants de l’immense Mohand Saïd Lechani. Le livre vient d’être édité chez Geuthner.

Passion filiale

L’œuvre a été rééditée sous l’œil vigilant de Meziane Lechani, petit-fils de ce chercheur prolifique, anticipateur que fut Mohand Saïd Lechani. Dans un avant-propos précise et tout en réserve, Meziane Lechani tient à distante tout propos hagiographique ou pompeux. On ne peut que saluer cette passion filiale particulièrement méritoire.

Mohand Saïd Lechani appartient à un mouvement de chercheurs et d’intellectuels kabyles qui a mené au début du XXe des recherches en matière de sauvegarde du patrimoine berbère. Ouvreurs d’un chemin bordé d’adversités, ces chercheurs restent de véritables éclaireurs de nos consciences d’aujourd’hui.

En scientifique averti, Meziane Lechani dresse un portrait au scalpel de son grand-père. Il raconte au lecteur comment et pourquoi il était nécessaire que cette œuvre en fragments soit éditée.  

« Tirés du secrétaire à abattant où ils sommeillaient, ces documents portent en lumière et en contexte le rôle intellectuel non négligeable tenu par Lechani dans le long processus de défense et d’illustration de la cause berbère ou amazighe, tout en permettant aussi bien de découvrir des aspects de la langue et de la culture kabyles, ou de s’y ressourcer », écrit Meziane Lechani.

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Certaines pages sont de véritables photographies de la vie villageoise. Le lecteur de Mouloud Feraoun ne s’y perdrait pas. Dans « Ecrits berbères en fragments » la retenue tutoie avec bonheur le souci de vérité et d’exactitude.

L’auteur y dépeint le quotidien laborieux des Kabyles et l’économie de subsistance qui régit la vie dans les montagnes. Un accent particulier est mis sur la vie quotidienne, les kanoun et l’ordre communautaire qui régit cette société montagnarde.

« Les Kabyles possédaient peu de bétail, le relief de leur terroir étant peu favorable à l’élevage. Mais ils s’en occupaient avec soin et vivaient ensemble, sous le même toit », écrit Mohand Saïd Lechani. Il nous apprend que certains villages ont interdit l’élevage de chèvres car « elles commettent tant de dégâts en broutant dans les jeunes plantations ».

Toujours dans le même chapitre qui traite de la vie sur les montagnes de Kabylie, l’auteur rappelle qu’ « on ne peut concevoir un cultivateur incapable de faire une réparation qui pourrait être nécessaire en pleine besogne. L’adresse des mains fait partie du métier. Le fellah kabyle doit savoir faire tout ce qui a trait à son ouvrage. Il lui arrive également souvent de faire appel à de la main-d’œuvre d’appoint pour lui prêter main forte au moment des gros travaux ».

Mohand Saïd Lechani souligne que l’huile de Kabylie se retrouve souvent dans les grandes villes ou à Marseille. « Achetée par des négociants, elle est ensuite écoulée sur les marchés d’Algérie et acheminée jusqu’au port de Marseille pour faire le bonheur de ses consommateurs », écrit-il.

Dans sa scansion, Meziane Lechani a reproduit dans cet ouvrage également des documents qui avaient été des supports de conférences tenues par son grand-père, comme celle sur la femme kabyle tenue à Tizi-Ouzou. Ici, Mohand Saïd Lechani se voulait pédagogue et défenseur de la femme kabyle.

Si Lechani est peu amène avec les intellectuels kabyles qui reproduisent « les lieux communs », il se montre quelque peu compréhensif avec les Européens. Comme pour excuser leur ignorance, le conférencier écrit : « Les Européens, hommes et femmes, ont à leur actif une excuse : ils n’ont pas pu pénétrer l’âme berbère. Leur incompréhension s’explique, ils n’ont pas vécu la même vie que nous. Ils ne nous ont vus que de l’extérieur. Ils n’ont ni souffert de nos souffrances et de nos misères, ni joui de nos rares moments de bonheur ». Tout est en effet dans cette âme impénétrable.

Car, écrit-il, «nos joies, nos peines, nos douleurs, les manifestations de notre vie familiale intime leur sont demeurées étrangères ». Argument à l’appui, l’auteur s’inscrit, dans sa conférence, en faux contre les clichés et autres images éculées véhiculés sur la femme kabyle.

Dans une brillante démonstration, Mohand Saïd Lechani montre avec beaucoup de subtilité le rôle central et essentiel de la femme kabyle dans la société. Son entregent pour le contrôle du foyer n’échappe également pas au chercheur. Il s’élève ici aussi contre la non-scolarisation des filles. Parlant même « d’hérésie monstrueuse ». Pas seulement, il analyse l’institution du mariage et les codes qui la régissent dans ces montagnes. Il s’élève, argument à l’appui, sur ceux qui soutiennent que la femme kabyle était un objet commercial.

«Je sais qu’on a fait appel à la linguistique pour prouver qu’il y a bien achat et vente. Je crois même que des berbérisants ont contribué à accréditer cette opinion, en donnant au verbe «aɣ» le sens d’acheter dans l’expression « aɣ tameṭṭut »», observe-t-il avec regret.

Puis de contrecarrer : «Mais ce mot n’a pas toujours le sens d’acheter. Il est plus généralement employé avec le sens de prendre.«Aɣ tameṭṭut» ne peut pas être traduit par acheter une femme, mais par prendre femme ; le vocable «aɣ» a ici le même sens qu’il a dans les expressions «aɣ abrid-ik», prends ton chemin et non achète ton chemin ou «yuɣ-it wugur», un gros souci l’a pris, et non un gros souci l’a acheté. Mieux encore : la femme emploie le même verbe pour dire je vais me marier « ad aɣeɣ argaz»: je vais prendre homme.»

Pour remédier à la condition injuste faite aux femmes, il a appelé à l’ouverture des écoles pour filles et à une réforme du kanoun kabyle, car souligne-t-il, « si les Kabyles avaient conservé leurs djemaâs, ils auraient déjà transformé d’eux-mêmes leurs kanouns; car si forte soit la tradition, ils ont en leur âme un attrait souvent instinctif pour le progrès. Les djemaâs ont été supprimées ou n’ont conservé que leur nom et les vieux kanouns continuent à régenter encore sur bien des cas les mariages et les divorces ».

La femme kabyle est malheureuse reconnaît Mohand Saïd Lechani. Mais pas pour les raisons que certains avancent. Pas forcément à cause des traditions par exemple.

«Sa condition sociale, comme vous le voyez, n’est pas très enviable. Mais elle ne peut pas être autre qu’elle n’est, car elle est la conséquence naturelle d’un ensemble de facteurs qui découlent de la géographie, de l’histoire et des mœurs, d’un état d’âme propre à la Kabylie. On ne modifiera pas la condition de la femme par des textes, des lois, des décrets. On la modifiera en travaillant à transformer les causes dont elle n’est que la conséquence», analyse-t-il avec finesse.

Il arrive que le montagnard kabyle loue ses bras dans les fermes coloniales situées sur les plaines ou émigre. Mais il revient toujours au village. Mohand Saïd Lechani s’interroge toutefois. « Qu’est-ce donc qui le pousse à toujours revenir au pays ? Pourtant, il sait ce qui l’attend au retour : des conditions de vie pénibles. Mais il y revient quand même, à quelques rares exceptions près ».

Puis il esquisse une explication : « La femme qu’il y a laissée n’est-elle pas pour rien dans ce retour? Bien sûr, la tradition, la coutume, l’attrait du pays natal, le culte du souvenir et celui des morts, tout un ensemble de facteurs aussi puissants les uns que les autres décident de ce retour au village. Mais le principal, le plus important de ces facteurs est d’ordre familial et affectif. »

Ce livre est dense et éclectique (poésie, ethnographie, histoire, littérature orale,…). Il offre une somme de textes d’analyses, de témoignages particulièrement précieuse. Sans doute pour apporter une lecture de l’intérieur de la société puisqu’il est Kabyle et donc plus à même de saisir l’âme kabyle, l’auteur a beaucoup insisté sur l’analyse des coutumes kabyles et la nécessité de leur compréhension.

Il y offre aux lecteurs un éclairage qui tranche avec celui des auteurs français notamment. On ressent même à la lecture de textes ethnographiques, une espèce de recherche de justice (justesse) pour les siens.

Mohand Saïd Lechani se veut, à ce propos, sans le dire ni le crier, la voix de ce peuple sur lequel d’autres écrivent et calquent des schémas d’analyse qui ne permettent pas une lecture fine du sens profond, voire caché, de la vie villageoise en Kabylie.

Il n’y a rien qu’on puisse enlever à « Ecrits berbères en fragments ». Ils sont même d’une modernité exceptionnelles. Ils touchent à plusieurs disciplines et renseignent sur la diversité des recherches entreprises seul et de front par Mohand Saïd Lechani.

On y décèle même un caractère d’urgence dans ces «écrits». L’auteur nous gratifie de cinq histoires sur cheikh Mohand O Lhocine, de poèmes de Si Mohand U Mhend, de contes et de maximes précieuses. L’auteur était poète également. On y trouve 17 pièces poétiques rédigées pendant son exil à Rabat sur les affres de la guerre d’indépendance, entre autres.

Cette somme d’écrits fabuleux dormait jusqu’à cette édition dans un tiroir. Aujourd’hui, elle appartieny aux lecteurs et à la postérité. Son petit-fils ne pouvait rendre plus bel hommage à son auteur.

A lire absolument.

Hamid Arab

« Ecrits berbères en fragments, édition bilingue français-kabyle» de Mohand-Saïd Lechani, textes réunis, annotés et préfacés par Meziane Lechani. Postface de Kamal Naït Zerrad, paru aux éditions Geuthner.

2 Commentaires

  1. Agh avrid, prendre, choisir un chemin, une vie
    Agh rray, prendre avis, conseil
    Agh tamettut, prendre femme, se marier
    Agh tiyyiti, prendre un coup
    Yugh-itt deg qerru-y-is, perdre sa tête
    Issagh-itt wedfel, la neige prend (ne fond pas, s’épaissit)

    Tiga n « agh » am tin n « ag » negh «eg » tesmektayed tiga talatinit n «ago, agere » i seqdacen deg attas n yehricen.
    Le verbe agh tout comme ag ou eg rappelle bien l’usage du verbe latin ago, agere quand utilise dans de multiples situations. Ils ont d’ailleurs des sens très proches.

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