25 avril 2024
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Erdogan est-il en train de ressusciter l’héritage ottoman ?

DECRYPTAGE

Erdogan est-il en train de ressusciter l’héritage ottoman ?

Depuis les déclarations de Recep Tayyip Erdogan du 9 janvier 2020, où il précise ceci à propos de la Libye : « ces terres où nos ancêtres ont marqué l’histoire », l’activisme militaro-diplomatique d’Ankara au Maghreb et en Méditerranée orientale s’est accentué, ravivant les tensions entre la Turquie, l’Union européenne ainsi que l’Otan.

Recep Tayyip Erdogan, s’en tenant sans doute à l’ancienne vulgate « impériale » ottomane, vise un objectif précis : faire de la Turquie un Etat puissant au niveau régional et une force pleinement souveraine, guidée par ses seuls intérêts nationaux.

Certains analystes voient dans cette conduite le reflet d’une « diplomatie néo-ottomane », ayant pour point de mire « la grandeur ottomane » de la Turquie, tout en véhiculant un discours frontalement anti-occidental avec des références répétées à la « oumma islamique ». Autrement dit, Ankara tente de reconstituer les territoires perdus de la Sublime Porte, pour en former une zone d’influence concurrente du couple : Europe-Etats-Unis. Ce qui peut expliquer, d’ailleurs, son rapprochement de l’autre axe concurrent « sino-russe ». D’autres notent, en revanche, que la Turquie est dans la logique de « puissance émergente » qui s’efforce de diversifier ses relations ainsi que son réseau de partenariats et d’alliances pour maximiser ses chances dans un monde multipolaire complexe. 

En d’autres termes, Erdogan semble privilégier une nouvelle doctrine géostratégique « expansionniste », qui fait de son pays un Etat-pivot, c’est-à-dire un acteur incontournable dans les relations internationales. Avec, en toile de fond, des liens avec des acteurs antagoniques dans le système mondial (UE/Russie, Iran/Israël, Otan/Russie/Iran). Ce jeu « intelligent » entre les grandes puissances s’affirme dans la volonté de la Turquie de se redéployer, d’abord au Moyen-Orient, puis  au Maghreb, région-clé pour les équilibres géopolitiques mondiaux.

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Une stratégie optée dans l’objectif de supplanter l’hégémonie de l’Arabie Saoudite, l’Iran et à moindre échelle l’Egypte sur le Monde arabo-musulman. Tel Nasser dans les années 1950-1960, Erdogan se place en leader des musulmans et parle directement aux occidentaux, empruntant parfois un langage « politically incorrect ». (1) 

Comme la Turquie importe plus de 90% de ses besoins en hydrocarbures, Erdogan aurait tenté, d’une part, de pallier ce manque en énergie en tissant de bonnes relations de voisinage avec les pays producteurs (Irak, Qatar, Azerbaïdjan), pour échapper à sa dépendance vis-à-vis de la Russie et de l’Iran, ses fournisseurs traditionnels.

D’autre part, il aurait essayé de renforcer le positionnement de la Turquie en Méditerranée orientale pour exploiter les gisements découverts dans une zone délimitée au Nord par les côtes turques, à l’Est par les côtes syriennes, libanaises, israéliennes et la bande de Gaza, à l’Ouest par les îles grecques de Rhodes et de crête, au Sud par les côtes égyptiennes, et enfin au centre par l’île de Chypre. (2) 

Il est évident que l’enjeu de la Libye ne saurait être que l’expression de l’échec d’Erdogan à s’implanter durablement en Syrie, proie à des convoitises russes et occidentales accrues (américaine et française en particulier). Cela dit, la Turquie manœuvre pour compenser ce qu’elle a dû perdre chez son voisin syrien pour lequel elle a osé de faux pronostics. Pour rappel, depuis le déclenchement des révolutions du Printemps Arabe en 2011, les autorités turques ont appuyé l’islamisme politique « new-age », d’abord, en apportant leur soutien à l’apposition syrienne qui s’est rapidement transformé en guérilla djihadiste (surtout avec l’émergence de la nébuleuse de Daesh), puis à Mohamed Morsi, le président égyptien déchu, issu de la confrérie des Frères Musulmans. Ce faux pas a poussé, sans doute, Edrogan à se projeter ailleurs, vu qu’il a perdu même l’influence des années 2000 sur ces territoires-là.

Voulant aller dans le sillage de l’ancien empire ottoman, il aurait alors convoqué, à plusieurs reprises, la mémoire de l’expansion ottomane, en se revendiquant, par-delà le Moyen-Orient, de son héritage au Maghreb. Dès avril 2019, l’engagement de la Turquie au côté du Gouvernement d’accord national de Fayez Al-Saraj devient une réalité. Dans cette perspective,  elle y a dépêché des centaines de mercenaires syriens (environ 2000 supplétifs), avec tout l’équipement militaire nécessaire, que ce soit des drones, des munitions, des blindés, afin d’affronter sur le terrain les forces belligérantes du maréchal dissident Khalifa Haftar, soutenues par la Russie. (3) Déjà, avant que l’année 2020 soit bouclée, la Turquie a pu installer à Tripoli un centre de commandement commun à l’armée et aux services secrets turcs.

Quelques mois plus tard, Haftar est poussé loin aux confins de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque. Aucun secret au repli de ce dernier, sauf l’efficacité de l’aide militaire apportée par les Turcs à Al-Sarraj. Erdogan joue, semble-t-il, dans la cour des grands à l’international, tout en se montrant petit aux yeux de son peuple sur le plan local, effets de populisme aidant, pour gagner son estime.

Sachant que la Libye n’est qu’un prolongement géostratégique de la Turquie, l’homme fort d’Ankara lorgne alors du côté du créneau fertile des entreprises turques implantées au pays depuis l’ère d’El-Gueddafi. Le chantier à convoiter est grandiose et il va falloir, sans doute, se donner les moyens de ses ambitions pour le conquérir. Toutefois, l’instabilité qui frappe la Libye a fait en sorte que les intérêts turcs soient menacés, notamment le tissu des entreprises que tiennent certaines figures proches du régime en place. L’immixtion de la Turquie dans le dossier libyen a permis, d’une certaine manière, d’apporter un minimum de sécurité à cet investissement entrepreneurial.

Le traité signé à Ankara entre le gouvernement d’accord national et Erdogan en août 2020 a cristallisé ce vœu. De surcroît, en concertation avec ce gouvernement-là, la Turquie a négocié dans un accord bilatéral signé en novembre 2019, la délimitation des frontières maritimes avec la Libye. Ce qui a fait sortir le pouvoir d’Erdogan de l’isolement auquel l’ont confiné la Grèce, Chypre, l’Egypte et Israël. (4) En ce sens, ces pays-là ont défini de manière unilatérale, sans avoir aucunement négocié avec Ankara, une zone de juridiction maritime, en octroyant des licences aux compagnies internationales pour l’exploitation des ressources d’hydrocarbures au large de leurs côtes.

Il est clair que, d’une part, la manœuvre d’Erdogan a mis en danger le projet de gazoduc East-Med, prévu depuis longtemps, pour relier Nicosie, le Caire et Tel-Aviv. Ceci dit, en procédant à une opération de démonstration de muscles en Méditerranée orientale, Erdogan s’est engagé dans une perspective d’escalade pour pousser Chypre et la Grèce à renégocier, eux aussi, leurs frontières maritimes. D’autre part, Erdogan s’est mis en travers de la route du trio « Egypte-Arabie Saoudite-Emirats Unis » alliés de Haftar, en s’opposant à leur influence stratégique sur la Libye.  Somme toute, Erdogan est, paraît-il, un gêneur au Moyen-Orient, un perturbateur au Maghreb, un casse-tête pour l’Europe, un fouteur de trouble pour les USA! (5)

Mais quel est le secret de ces « gesticulations » de l’homme fort de la Turquie, jusqu’au point que certains analystes trouvent en lui un grand provocateur ? En réalité, différentes raisons y sont à l’origine. D’abord, fragilisé sur la scène intérieure à cause de la récession économique qui frappe de plein fouet le pays, favorisant l’émergence de figures de proue de l’opposition tels que le maire d’Istanbul Erkem Imamoglu et son ancien ministre des affaires étrangères, Erdogan semble s’être servi de la scène extérieure comme exutoire pour détourner l’attention d’une population sur le gril.

Puis, depuis le coup d’Etat de 2016, il y a comme une angoisse au sein du régime des possible rébellions chez l’institution militaire contre la tournure théocratique sur fond dictatorial de la présidence islamiste. En outre, Erdogan a misé sur les effets de mode du « complotisme international », en désignant la Turquie comme bête noire des occidentaux, jaloux de la montée en puissance d’un « pays musulman ». Jouant sur un certain « affect musulman », il se projette à l’intérieur comme à l’extérieur, tel un Mustapha Atatürk « sauveur », moins son idéal de laïcité, pour « booster » la verve nationaliste « en berne » des Turcs. 

En gros, c’est à la résurrection du sentiment nationaliste, et par ricochet, la grandeur impériale d’antan, que le leader « islamiste » appelle, tout en s’inscrivant dans une logique transnationale de « la oumma islamique », chère aux frères musulmans. D’ailleurs, le retrait récent d’Ankara de La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, connue sous le nom de « La Convention d’Istanbul », n’est que l’illustration de cette tournure théocratico-dictatoriale sévère du régime turc. Il convient de noter, au final, que cette convention-là est entrée en vigueur dans 34 pays, dont la Turquie, mais elle n’a pas été mise en oeuvre dans chacun des pays qui l’ont signée, à savoir l’Ukraine, le Royaume-Uni, la République tchèque, la Slovaquie, la Moldavie, la Lituanie, le Liechtenstein, la Lettonie, la Hongrie, l’Arménie et la Bulgarie.

Kamal Guerroua. 

Notes de renvoi : 

1-Au mois d’octobre 2020 par exemple, le président turc, reprochant au président français Emmanuel Macron son soutien à la Grèce, l’aurait tout simplement invité  à « faire examiner sa santé mentale ». Un précédent dans les protocoles diplomatiques qui a enclenché de vives polémiques entre les deux pays. Pour cause, Paris aurait déployé, deux mois auparavant, deux avions rafales et deux navires de guerre en Médterranée orientale. 

2-En effet, d’après un rapport publié en 2010 par l’institut d’études géopolitiques des Etats Unis (USGS), le bassin du Levant contient une réserve énergétique d’environ 1.7 milliards de barils de pétrole et 3.45 billions de mètres cube de gaz naturel. 

3-Janna Jabour, « La Turquie : une puissance émergente qui n’a pas les moyens de ses ambitions »,  Politique étrangère, vol 85 N° 4, hiver 2020-2021. 

4-La Turquie s’estime isolée et contournée de toutes parts, alors qu’elle possède la plus longue façade maritime en Méditerranée, après avoir été exclue, en 2019, du Forum du gaz de la Méditerranée orientale, ayant réuni tous les pays de la région (Grèce, Chypre, Israël, Egypte, etc). 

5-Voir mon article, « Recep Tayyip Erdogan est-il un provocateur ? », Le Matin D’Algérie, 29 janvier 2017. 

Auteur
Kamal Guerroua

 




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