Mercredi 29 janvier 2020
Erdogan veut devenir le Poutine des anciennes régences ottomanes
L’analyse faite par Barack Obama en été 2015 sur Vladimir Poutine semble s’appliquer à la lettre et au vu de ses démarches à Recep Tayyip Erdogan qui n’arrête pas ses périples dans les anciennes régences ottomanes notamment celle d’Alger et de Tripoli.
Le président américain avait jugé à l’époque que le président de la Russie qui s’accrochait au poste même par des manœuvres, visait à faire renaître la gloire de l’Union soviétique au risque même de ruiner l’économie de son pays. Il semble oublier dira-t-il qu’au XXe siècle la grandeur d’un pays ne s’élève pas en violant l’intégrité territoriale de la souveraineté d’un pays. Faisant allusion à l’intervention militaire de la Russie en Ukraine.
Deux visites éclairs en Algérie dans un espace de temps très court sous une couverture économique mais dans le fond, il cherche un appui de l’Algérie pour régler ses problèmes géostratégique dans la Zone économique extensive (ZEE) en approuvant l’accord maritime qu’il a signé avec Fayyez El Serraj le 29 novembre 2019. L’Algérie, qui soutient le Gouvernement d’Accord National (GAN) en même titre que la communauté internationale, prône le dialogue inclusif de toutes les parties engagées dans le conflit dans cette partie du Maghreb. Cela ne suffit pas au président turc qui cherche à impliquer l’Algérie et la Tunisie un peu plus pour isoler Khalifa Haftar, actuellement aux portes de Tripoli et qui contrôle plus de 80% du territoire libyen y compris les champs pétroliers.
Une journée après le départ du président turc couronné d’investissements, sans le moindre commentaire sur la crise libyenne dit-on, se présente l’envoyé spécial du prince des Émirats arabes unis Mohammed ben Zayed Al Nahyane, le ministre des affaires étrangères et de la coopération internationale ; et aussi curieux que cela puisse paraître, il a fait le même circuit qu’Erdogan soit passé par la Tunisie puis Alger.
Ce dernier soutient l’autre camp opposé et l’envoi des soldats par la Turquie en Libye et hostile aux frères musulmans. Il s’agit notamment de l’Arabie saoudite, l’Egypte, EAU, la Russie avec en toile de fond la France qui soutient le maréchal Haftar parce qu’ils sont convaincus qu’il est le seul capable de mettre de l’ordre dans une société fortement communautarisée par plus de 30 tribus qui ne se discipline que par le bâton comme il faisait Kadhafi.
Que ce soit Erdogan ou Abdallah Ben Zayed Al-Nahyane, c’est la lune de miel entre eux et les deux pays frontaliers, les deux avancent des montants faramineux d’investissements tout en tirant chacun de son côté. Pourtant l’un et l’autre saisissent la moindre occasion pour rappeler le respect de la trêve décidée à Berlin qui a été violée par les deux parties en conflit. En effet, le maréchal Haftar fortement appuyé par des forces aériennes émiratis progresse vers Tripoli en mettant en avant des milices d’une société militaire privée russe. A ce propos Poutine a reconnu à Berlin qu’il était au courant mais Wagner n’est pas à sa solde alors qu’en réalité rien ne se fait en Russie sans sa bénédiction.
De l’autre côté, le quotidien Le Monde nous révèle dans sa livraison du 26 janvier qu’Erdogan a augmenté son offre aux supplétifs syriens présents du côté d’El Serraj en payant 2000 dollars le mois et la nationalité turque pour ceux qui resteront en vie. Pourtant historiquement, la Turquie a agressé l’Algérie en votant contre son indépendance à l’ONU et une semaine avant sa venue en Algérie, Erdogan est passé par le voisin marocain pour l’appuyer sur sa politique au Sahara Occidentale contre le Polisario.
L’ambition d’Erdogan dépasse de loin les frontières turques
Il faut reconnaitre sur le plan interne que depuis 2002, le programme du président Recep Tayyip Erdogan a fait d’énorme progrès économiques et sociaux en multipliant le Produit Intérieur Brut (PNB) à par tête d’habitant par 3, il a multiplié le nombre d’universités, d’hôpitaux et de logements urbains. Lorsqu’il était maire d’Istanbul, les Turcs ont constaté ses efforts pour rendre la ville attractive pour les touristes en construisant un nouveau pont dans le Bosphore, une mosquée géante et un nouvel aéroport. Ainsi le nombre de touristes a plus que quadrupler en deux décennies passant de 10 000 touristes en 2002 a 35 000 en 2014 et 45 000 en 2018/2019.
Sur le plan politique, il s’est appuyé sur son parti l’AKP qui représente prés de 20% de la population turque. Il se trouve que son ambition à l’extérieur a été affichée dés le début de son premier mandat présidentiel à travers plusieurs réseaux dont le principal est celui diplomatique. La Turquie est classée cinquième mondiale dans les représentations diplomatiques avec 239 ambassades et consulats à travers la planète. Le président lui-même est très actif à l’ONU, ne rate jamais les réunions de G20 et membre de l’OTAN depuis 1952. En ce qui concerne la Libye, les accords qu’il vient de passer avec le GAN dans la précipitation totale lui règle de nombreux problèmes dans les eaux territoriales qu’il partage avec de nombreux pays riverains.
En effet, la Turquie a des différends avec la Grèce au sujet des îles de la mer Egée depuis des décennies et avec la République de Chypre au sujet des eaux maritimes de l’île depuis 1974, lorsque les troupes turques ont envahi le nord après un bref coup d’Etat chypriote grec. En concluant l’accord avec la Libye, les analystes disent « qu’Ankara a essentiellement mis la Grèce et Chypre sous surveillance immédiate, montrant qu’elle est prête à agir dur pour obtenir son chemin et, pourquoi pas forcer de nouvelles négociations sur leurs différends de longue date. »
Dans le même temps, la Turquie a jeté une clé dans les efforts déployés par Chypre, la Grèce, Israël et l’Egypte pour développer le gaz de la Méditerranée orientale, mettant une barrière sur un projet de pipeline qui irait des eaux israéliennes et chypriotes grecques à l’île grecque de Crète, sur le continent grec et dans le réseau de gaz européen via l’Italie. Le pipeline de 7 à 9 milliards de dollars devrait traverser la zone économique prévue entre la Turquie et la Libye. La Turquie crie à qui veut l’entendre que cet accord vise à protéger ses droits en vertu du droit international et qu’il est ouvert à la signature d’accords similaires avec d’autres Etats sur la base d’un «partage équitable» des ressources.
La Grèce et Chypre, qui ne l’entendent pas de cette oreille affirment que l’accord est nul et viole le droit international de la mer. Ils y voient une saisie cynique des ressources conçues pour freiner le développement du gaz de la Méditerranée orientale et déstabiliser ses rivaux. La Grèce est allée même trop loin en expulsant l’ambassadeur de Libye à Athènes et déposé une plainte auprès des Nations Unies. Chypre, où la partie nord de l’île est détenue par la Turquie, a soulevé ses propres objections. Lors d’un sommet le 12 décembre dernier, les dirigeants de l’UE ont publié une déclaration «sans équivoque» du côté des Etats membres, la Grèce et Chypre.
L’Egypte et Israël, qui ont investi massivement dans l’exploration énergétique dans la région, sont alarmés par la décision de la Turquie et Libye, qui pourrait menacer leur capacité à exporter du gaz vers l’Europe. L’Egypte l’a qualifié «d’illégal et non contraignant», tandis qu’Israël a déclaré qu’il pourrait «mettre en danger la paix et la stabilité dans la région».
Il faut préciser par ailleurs que l’enjeu n’est ni la crise libyenne et encore moins le peuple libyen mais le bassin de la Méditerranée orientale qui pourrait contenir au prix moyen actuel du million de BTU de gaz naturel autour 4 dollars un peu plus de 700 milliards de dollars, selon le US Geological Survey. À un moment donné, il a été considéré comme une aubaine pour la région, qui pourrait générer des revenus massifs et a aidé à forger une solution au différend chypriote et à resserrer les liens entre Israël et ses voisins.
Il suffira d’une progression rapide de Haftar sur Tripoli pour que tous les calculs d’Erdogan tombent comme un château de cartes, voilà les vrais motifs de cette lune de miel avec Alger.