27 décembre 2024
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Etre femme dans mon pays natal    

TEMOIGNAGE

Etre femme dans mon pays natal    

 

Le pays natal est un allié diminué.
Sinon il nous entretiendrait de ses revers et de sa fatuité. » René Char

Je suis en Algérie pour un séjour de quelques jours, dans ce pays étrange où je suis pourtant né. Etrange et même le plus étrange des pays que je connais. Etrange à maints égards ! Déjà quand on se promène dans les rues de ses villes alors que l’on est plus habitué à flâner sur les berges du Rhône ou dans les allées du parc des Buttes Chaumont sur les hauteurs du quartier des Amériques à Paris.

Dans ce pays que je revois de plus en plus pour visiter ma famille et où se déroulent, chaque vendredi, les marches pacifiques du Hirak qui ont ébranlé un pouvoir qui se croyait à l’abri dans sa citadelle d’El Mouradia, je ne manque pas, malgré moi, d’analyser la société qui a été la mienne. C’est à travers les discussions avec mes camarades du lycée Kérouani de Sétif que je me rends compte de la profondeur de la frustration de la société algérienne, gangrénée par une vision sectaire de la religion.

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Au café de la gare où je m’installe pour déguster une limonade ou un thé à la menthe avec Toufik, Fayçal et El Hadi, Sétif rayonne à travers leurs mots. Se présentent à moi tous les travers qui étouffent les citoyens de cette ville, parfois avec leur complicité, souvent parce qu’ils ne s’en rendent même pas compte, ces citoyens qui ne sont ni mieux lotis ni moins bien pourvus que leurs coreligionnaires des autres villes de cet immense pays, le plus grand de tout le continent africain.

Sétif est l’incarnation de la révolte du 8 mai 1945. C’est une ville qui a fait connaître son nom au monde entier il y a plus de 70 ans parce qu’une partie de sa jeunesse s’est soulevée pour réclamer à l’oppresseur un minimum de dignité et de respect après que ce peuple ait aidé à terrasser la bête infâme.

C’est la ville de l’Entente sétifienne, une des deux équipes les plus titrées du pays. C’est là où Kateb Yacine, mon idole, a vécu son adolescence et a participé au soulèvement nationaliste de 1945. C’est ici que Ferhat Abbas, le premier président du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) a officié en tant que pharmacien. C’est entre les murs de cette ville que Rachid Bey, poète méconnu mais qui a pourtant écrit les meilleures odes à l’amour, a chanté Hayat. C’est enfin ici que le roi numide Jugurtha affronta les troupes romaines du général Caius Marius.

Le décor planté, il faut revenir à cette fin de juin caniculaire où aucun souffle d’air ne balaie la capitale des Hauts-plateaux. Il faut donc attendre la toute fin de la journée pour oser sortir se promener dans le magnifique parc de l’émir Abdelkader qui se visite après être passé par la célèbre fontaine d’Aïn Fouara, statut emblématique de la ville, représentant une femme nue assise tenant deux cruches à gauche et à droite, sous la protection d’un pilier se terminant par un arc.

A quitter la cité des Cheminots pour rejoindre le centre-ville, il faut passer par l’avenue du 1er novembre 1954 en longeant le siège de la wilaya et la grande poste puis s’engouffrer sous les arcades des immeubles qui servent de sièges à la plupart des banques algériennes. C’est sur ces promenoirs que des centaines d’hommes de tout âge, habillés de gandouras ou de jeans, sont assis à même les trottoirs, fumant et sirotant leurs cafés dans des tasses en carton, triturant leurs mobiles GSM tout en regardant passer les femmes.

C’est à leurs regards et en écoutant leurs commentaires, que l’on se rencontre que l’on est dans un pays musulman. A l’immense frustration, s’ajoutent les observations glauques et les commérages misérabilistes. Aditionnées à cela, ces herméneutiques et ces interprétations du texte sacré qui est déchiffré par le commentateur assis sur ses fesses sur un carton si possible, adossé à un pilier ou à un mur et croyant que la femme qui passe, enserrée dans son pantalon, a fait l’objet d’une citation précise dans le livre des livres.

Cette Algérie, pays où le patriarcat s’est imposé depuis la défaite de notre fameuse Kahina, guerrière émérite qui fit face aux hordes barbares du général Oqba ibnou Nafaa, c’est une frustration sans nom qui s’est établie, mise en place par la religion et ses à-côtés. Comment actionner le modèle d’une société mixte lorsque l’humanité, ici et depuis quatorze siècles, est divisée en deux castes totalement étanches qui se côtoient et ne se connaissent pas, les femmes et les hommes. Ces coteries se regardent en chiens de faïence et ne s’enchevêtrent pas. La première caste est celle qui sévit à l’intérieur des maisons et la seconde à l’extérieur. Sans aucune possibilité de fusionner. C’est le théorème de l’eau et de l’huile qui se repoussent et ne se mélangent pas. 

Les femmes et les hommes se rencontrent à peine, échangent peu, ne décident jamais ensemble. La femme ne prend les rares décisions que pour gérer son domaine et l’homme décide de tout le reste. Et le reste est vaste comme la mer et les montagnes réunies et comme le royaume de Dieu. Et ce qui est acté par Dieu l’est dans le sens de l’homme, avec sa bénédiction et ses applaudissements. L’homme, ou plutôt l’Homme avec un H majuscule, est suprématiste par nature, par confort et par habitude, il reçoit une double part lors des partages effectués sur la dépouille de celui qui a jeté l’éponge, il est sûr que sa parole sera prise en compte en cas de différend avec sa compagne puisque son témoignage vaut deux déclarations de femmes, il peut prendre quatre femmes s’il a les moyens de les entretenir, il transmet son nom aux générations futures, c’est avec lui que le notaire parlemente en cas d’achat de bien immobilier, il peut répudier sa femme si par malheur cette dernière s’avise à lui casser les pieds ou à lui chercher noise…

Et, suprême honneur, en ces temps caniculaires, il a le droit de s’affubler d’un polo manches courtes en faux Ralph Lauren, faux Givenchy et même avec un crocodile Lacoste aux longues dents. Il peut aller au café pour siroter une Sélecto fraîche et pétillante ou laper un bon cornet de glace créponné au citron. Personne ne lui en voudra de ne pas en ramener pour partager avec sa progéniture. Il peut prendre sa voiture et aller se baigner à Aokas ou à Tichy ou Ziama Mansouriah, magnifiques plages situées dans la basse Kabylie maritime sans en avertir quiconque. Il est le roi, la créature bénie des dieux, celui qui a été créé en premier et qui n’a jamais été berné par le serpent de la légende et donc qui n’a jamais succombé au péché de lui offrir la pomme sur un plateau. 

Sa compagne, en revanche, est le prototype de l’esclave moderne et la Fatma des contes d’avant. On peut s’y essuyer les pieds comme sur une serpillière. N’en est-elle pas affublée d’ailleurs de cette serpillière qu’elle met sur la tête lorsqu’elle se permet de sortir avec la seule approbation du maître de céans ? Canicule ou pas, elle a l’obligation de mettre un vêtement ample, au besoin une bâche, qui doit la couvrir du cou jusqu’aux chevilles. Il n’est pas question qu’elle souffre ou qu’elle se plaigne de la chaleur. A-t-elle soif sur le parcours pour aller de la maison du mari à celle du père qu’il lui est impossible de s’assoir dans un café pour étancher son envie. Et la voilà caracolant avec sa smala d’enfants de tout âge à travers les rues de la ville, slalomant entre les nombreux mâles étalés sur les cartons de l’avenue du 8 mai 1945 du côté de l’agence Air Algérie, tentant d’échapper aux sarcasmes et aux commentaires libidineux.

En Algérie, la ligne de démarcation entre la femme et l’homme n’a rien à voir avec les ridicules fortifications de la pauvre et misérable ligne Maginot. Celle qui nous occupe est réellement infranchissable. Elle perdure depuis tant de siècles et n’est pas prête à être contournée et encore moins à s’effondrer. Il suffit de se promener à Sétif, ma ville natale, pour se rendre compte de l’énormité de la chose.

Et je m’interroge sur mon propre cheminement – à travers mon regard, s’affiche et parade le masculinisme le plus rétrograde d’une société qui n’a jamais évolué, qui rejette le modernisme, qui n’a aucune idée d’une quelconque possibilité d’initier une éventuelle égalité entre les sexes – et je me demande comment, enfant du pays, ayant vécu toute mon enfance et mon adolescence ici, comment mon féminisme militant a pu prendre racine en moi, comment ai-je pu devenir l’exact contraire de ces hommes qui ne regardent dans la femme que ses atours physiques et comment puis-je, avec des amis connus pour leur activisme et leur engagement (je pense essentiellement à Boualem Sansal et Mohamed Kacimi) faire bouger ce pays sans en subir les conséquences ?

Ma ville et mon pays sont des lieux étonnants et paradoxaux. La vente de vin ou de bière est interdite mais certaines personnes se promènent complètement saoules en bénissant Allah et son prophète. Il n’y a aucun élément quotidien de la vie qui n’échappe à la mainmise des religieux de la naissance de l’enfant (pourvu qu’il possède un zizi) jusqu’aux funérailles où l’on ne permet pas aux femmes, impures par nature, de suivre le cortège jusqu’au cimetière.

La frustration est ici mère de tous les vices. On rejette les femmes dans les maisons et sous des toiles ambulantes, on voue les homosexuels aux gémonies, on ne se mélange pas dans les lieux publics, on a décidé une fois pour toutes que l’homme avait tous les droits et la femme n’avait que des devoirs.

Le Hirak qui est arrivé sans prévenir pour déloger le président zombie des hauteurs de la République et a mis des ministres en prison réussira-t-il à compenser ici les déviations introduites depuis plus d’un millénaire et qui ont réduit les femmes à une sorte de propriété privée ? Que les hommes qui se reconnaissent dans notre combat pour une Algérie plus juste pour toutes ses composantes se lèvent avec moi pour clamer, sans honte et sans aucune crainte d’une quelconque déchéance ou humiliation, leur féminisme comme je le fais si fort.

Auteur
Kamel Bencheikh

 




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