Les éditions Frantz Fanon annoncent la sortie le 20 avril en Algérie et en France du tome IV des mémoires de Saïd Sadi, l’ancien président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD). « Le pouvoir comme défi » est le titre de cet ouvrage.
Après « La haine comme rivale », les éditions Frantz Fanon annonce la publication de « Le pouvoir comme défi », 4e tome des mémoires de l’ancien membre fondateur de la première Ligue des droits de l’homme algérienne, animateur du MCB et membre fondateur du RCD. Dans le même communiqué ces éditions ont rendu publique la 4e de couverture ainsi que des extraits de l’ouvrage que nous vous proposons ci-dessous.
« La génération d’après-guerre installa dans le débat algérien des thématiques politiques et sociétales audacieuses et innovantes qui essaimèrent rapidement dans le sous-continent nord-africain. Vainqueurs du combat d’idées, ces jeunes ne purent cependant imposer leur légitimité pour remporter celui du pouvoir d’État.
Pourquoi la refondation nationale qui fit consensus dans le camp moderniste ne se déclina-t-elle pas dans les institutions ? L’arabo-islamisme jouant sur les origines kabyles de la majorité des acteurs d’un mouvement inédit pesa dans la marginalisation du nouveau projet. Prise dans les rets des polémiques post-coloniales, l’Union européenne, entrainée par la diplomatie française engluée dans un tiers-mondisme suranné, ne voulut pas faire écho à d’autres offres de partenariat que celle que lui imposa l’autocratie algérienne. Enfin, l’idéalisme, revendiqué, des porteurs du renouveau contraria sans doute le parachèvement de leur parcours.
Mais ce récit montre que la démocratie pâtit d’abord de la frilosité d’élites républicaines qui peinent à s’émanciper d’un régime dont elles dénoncent par ailleurs abus, dérives et prédations. Une aliénation paradoxale qui dit beaucoup sur l’impasse algérienne.
Le quatrième tome des Mémoires de Saïd Sadi, Le Pouvoir comme défi, est un miroir où se révèlent les ressorts psychologiques d’une citoyenneté embryonnaire, tourmentée et incertaine. Une fragilité qui constitue le terreau d’un statuquo stérilisant. La « modernité hésitante » que déplorait le Tunisien Mohamed Charfi dans l’aire musulmane connut ses manifestations les plus préjudiciables en Algérie, rappelle l’auteur de cet ouvrage.
Pourtant, la ferveur de la narration, rigoureusement documentée, invite le lecteur à croire que les graines de la rénovation démocratique germeront.
Quelques extraits
Dans l’Algérie indépendante, l’opposant dépensait autant sinon plus d’énergie à faire valoir la loi pour pouvoir activer qu’à concevoir sa stratégie de conquête du pouvoir.
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Si l’on devait apprécier les régimes à l’aune de leur immoralité, celui d’Alger figurerait certainement sur le podium.
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La symbolique de l’arrivée du troisième millénaire avait fasciné le monde pendant des mois. L’accélération des technologies avec leurs attraits et, pour certains – rares et peu audibles – les doutes qu’elles soulevaient, avaient occupé les esprits. Les plateaux de télévision, les tribunes dans les grands médias, la littérature ou les productions cinématographiques accompagnaient l’emballement politique et intellectuel qui allait, en l’espace d’une nuit, compresser une histoire contemporaine lestée par ses tragiques fautes pour dévoiler un univers enthousiasmant de surprenantes nouveautés. Et il était vrai que les innovations avaient marqué et réinventé les comportements individuels et collectifs.
La démocratisation du transport aérien avait fait de l’exploration du monde une balade, le téléphone mobile transformait un taxi ou une terrasse de café en lieu de contact universel ou de débat. L’outil numérique autorisait la connexion instantanée à l’information et mettait le savoir à portée de clic.
L’Occident libéral triomphait. Il avait vampirisé l’illusion communiste et aspirait dans ses prétentions les populations du Sud dépossédées des rêves révolutionnaires. La fin de l’histoire était écrite. L’homme blanc avait gagné. Il restait à admirer et, si possible, bénéficier des illuminations d’un temps exceptionnel qui allait émerger d’une Saint-Sylvestre survenant dans un contexte culturel et technologique inédit. L’homme s’apprêtait à la fête éternelle sur terre, celle que seules les religions avaient jusque-là osé programmer dans l’au-delà… Pour le croyant qui saurait la mériter. Et voilà que cette félicité était promise au citoyen de son vivant. C’est de cette aventure humaine sans précédent que voulait nous exclure un islamisme grégaire, avatar de la révolution iranienne et réaction à un militarisme dégénéré.
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La position de contempteur dans laquelle nous nous étions longtemps complus,posait un vrai problème stratégique. Le temps ne jouait pas en faveur de l’attente. En Algérie, l’arabisation était le support de l’islamisation. Elle constituait un vecteur qui condamnait toute possibilité de concrétisation de notre projet de société. Faute de pouvoir faire évoluer le rapport de force dans les cadres institutionnels, nos luttes finiraient par être englouties par la vague islamo-conservatrice. Le défi était plus qu’un combat politique : c’était un dilemme moral et un traumatisme existentiel.
D’où une deuxième option : travailler à provoquer la chute du régime. Un choix évoqué plus comme hypothèse d’école que solution pratique. D’une part, nous avions fait le choix du combat pacifique dès nos premiers engagements ; d’autre part, nous savions que la violence était le champ préféré du régime.
Les fondamentalistes, malgré leur confiscation du culte, venaient de montrer les limites d’un affrontement ouvert avec un système né, organisé et fonctionnant dans la force brutale.
Ne restait de fait qu’un chemin que nous avions de tout temps considéré comme une impasse : tenter d’infléchir de l’intérieur un régime fragilisé par des échecs patents et désormais ouvertement divisé. Pari risqué. Nous avions en effet déjà eu à constater et dire que comme certains ordres politiques oligarchiques de type mafieux, le régime algérien était incapable de s’amender. Et pourtant, à l’aube du troisième millénaire, nous ne voyions pas d’autres possibilités que de nous associer à l’action gouvernementale conditionnée si l’on voulait donner une chance au pays de garder contact avec la modernité.
En sachant que nous étions sur un chemin de crête et que les avancées pouvaient n’être que des sauts de puces. Nous qui avions habitué nos partisans à la loi du tout ou rien, devions maintenant nous préparer à être renvoyés à notre radicalisme sitôt annoncé notre changement tactique. Et nous savions qu’il y aurait autant de commentateurs animés de bonne foi que de spectateurs fourbes pour lesquels nous n’étions crédibles que dans les prisons, les manifestations ou les cimetières.
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Un jour, Enrico m’apprit que Bouteflika l’avait appelé pour lui dire qu’il fallait reporter le voyage car il ne voulait pas prendre le risque de l’exposer à un acte provoqué par un des illuminés qui commençaient à exciter les foules. Je lui répondis qu’il n’y avait aucune contestation sérieuse qui s’exprimait dans la société algérienne. Quoique désappointé par un report qui perturbait une équipée concernant près d’une centaine de personnes, Enrico voulut croire à la bonne foi de son hôte :
« Oui mais il a peut-être raison, le Président. Tu imagines s’il y ait un fou qui pose une bombe au cimetière au moment où je vais me recueillir sur la tombe de nos aïeux. Ou même plus grave. Un attentat dans un stade lors de l’un de mes spectacles ! Et puis, d’après ce qu’il m’a dit, ce n’est qu’un report de quelques jours ; peut-être quelques semaines. »
Je n’insistai pas. Pour le chanteur qui n’avait pas revu l’Algérie depuis 1961, ce voyage était une réhabilitation personnelle et une réconciliation collective.
Le surlendemain, Tebboune m’appela. Il était blême et décontenancé. Il voulait parler mais à chaque fois qu’il ouvrait la bouche pour prononcer un mot, il y portait sa cigarette sur laquelle il tirait de longues bouffées, un peu comme s’il lui fallait retarder le moment où ses lèvres devraient exprimer un propos qu’il ne se décidait pas à verbaliser. Soudain, il se leva et me fit signe de le suivre devant une grande fenêtre de son bureau d’où on avait une vue plongeante sur la baie d’Alger.
« Je fume trop ! » cria-t-il, comme pour prendre à témoin un invité invisible auquel il devait expliquer son déplacement. Puis se penchant sur mon oreille, il me glissa : « C’est lui qui a excité Belkhadem et Djaballah. On s’agite pour rien. Il se fout de nous, quoi. »
Le ministre de la Communication avait peur de m’avouer à haute voix la confidence qui le tourmentait. Lui aussi redoutait, probablement à juste raison, d’avoir été mis sur écoute.
En réalité, je n’étais qu’à moitié surpris. Les causes avancées par Bouteflika pour justifier le décalage de la tournée n’avaient pas de sens ; par ailleurs, je ne voyais pas Belkhadem, apparatchik type du FLN, se rebiffer contre une décision du Président. De plus, ce que j’avais déjà constaté ou que d’autres disaient du personnage m’avaient préparé à ses tergiversations et revirements.
Le soir même, j’appelai Macias pour lui dire de ne pas trop croire aux promesses qui pouvaient lui être faites sans lui faire part des dernières informations que m’avaient fournies celui qui était officiellement chargé d’organiser ses retrouvailles algériennes. Je ne saurais trop dire si ma rétention d’information était motivée par le souci de protéger celui qui s’était ouvert à moi ou le refus inconscient de briser un rêve chez un homme pour qui le retour dans sa ville natale relevait de la renaissance.
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Quarante-huit heures après avoir été reconduit, Benflis m’appela sur la ligne directe du parti : « Bonjour Saïd. Je tenais à t’informer. Toufik a exigé que je débloque 800 millions de centimes pour Amara Benyounès qui va incessamment lancer un journal en Kabylie. Le projet est ficelé de longue date. Il faut que tu saches que ce titre est dirigé contre toi et le RCD.
— Merci Ali.
— Pas de quoi. Je ne mange pas de ce pain-là. »
Je fus surpris de cet appel et des risques qu’il faisait encourir à son auteur. Il me tenait à cœur de rapporter cette information. Rien n’obligeait Ali Benflis à s’exposer autant si ce n’était pour soulager sa conscience. Ce ne sera pas la seule fois où il fera montre d’une conduite moralement vertueuse envers nous.
Le 13 juin, c’est-à-dire la veille de la commémoration de la marche qui avait vu déferler des centaines de milliers de Kabyles sur la capitale, fut lancé le premier numéro de la Dépêche de Kabylie, une feuille de chou qui pollua le climat politique de la région avec une rare indécence. Le général Toufik avait l’obsession tenace : le RCD restait l’une de ses premières cibles. Nous n’étions pas au bout de nos surprises. Le 16 juin au soir, Mustapha Hammouche appela Nordine Aït Hamouda pour l’informer que l’APS venait de donner la composition du nouveau Gouvernement. Khalida Messaoudi désormais devenue Khalida Toumi, était nommée ministre de le Culture et porte-parole du Gouvernement. Nordine me transmit aussitôt l’information. Une phrase sortit de ma bouche : « Elle aurait pu au moins attendre que le sang sèche ». Le désarmement moral qui déshumanisait le pays nous avait bel et bien atteints.
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Nous ramassâmes nos maigres économies et sollicitâmes quelques entrepreneurs pour contribuer au lancement d’Algérie Hebdo. Ces derniers consentirent à prendre quelques pages publicitaires avant de se rétracter. Le journal dirigé par Tarik Mira puis Mouloud Lounaouci put mettre en débat des sujets sociétaux sensibles et produisit des reportages de qualité. Le poète Ahmed Azeggagh s’associa à l’aventure en animant une belle et fraiche page culturelle.
Mustapha Hammouche, ancien cadre du parti, devenu un chroniqueur apprécié dans le quotidien Liberté, anima sous le pseudonyme de Lyes Menaïli une tribune qui fidélisa rapidement ses lecteurs… Mais les contraintes financières ne tardèrent pas à peser. L’ANEP qui gérait la publicité publique refusait de nous mettre en contact avec ses annonceurs. J’appris incidemment que cet interdit était la conséquence d’une injonction de la police politique. Je décidai d’appeler le premier responsable de cette structure, le général Toufik.
« Il semblerait que ce soient vos services qui aient instruit l’ANEP de ne pas accorder des annonces publicitaires à Algérie Hebdo.
— Vous savez, votre hebdomadaire n’a pas atteint un volume de ventes suffisant pour intéresser l’ANEP.
— C’est vrai qu’El Moudjahid dispose d’un immense lectorat !
— J’étais persuadé que vous alliez me dire ça.
— Je vais me gêner », répondis-je, las et un peu écœuré.
Algérie Hebdo, si bien parti, cessa de paraitre à cause de notre ennemi historique : la police politique. »