Si certains s’amorcent dans un écaillage politicien en se fossilisant dans une Algérie « nouvellement » découverte dans l’usinage idéologique du Chadlisme, Jean El-Mouhoub Amrouche déjà, les 7 et 8 mai 1947 et dans le journal gaulliste Combat réalisa une interview exclusive de Ferhat Abbas. Une certaine Algérie à venir a été évoqué au milieu de la grandeur de ces hommes.
Texte intégral de l’interview :
Avant que soit débattu par l’Assemblée Nationale, le projet de statuts que le ministre de l’Intérieur, M. Depreux, doit proposer pour l’Algérie, Combat a obtenu de M. Ferhat Abbas, chef de l’Union Démocratique du Manifeste, parti qui groupe l’immense majorité des Musulmans d’Algérie, et même, depuis quelques temps, un certain nombre d’Européens, une interview que, étant donné son importance, nous publierons de façon intégrale, en deux articles successifs.
Le problème indochinois
Ferhat Abbas nous accueille en présence de ses collaborateurs, MM. Aziz Kessous et Ben Salem. Nous lui posons, en premier lieu, cette question :
Jean Amrouche – Approuvez-vous l’attitude du Viet Nam ?
Ferhat Abbas : La question est mal posée, répond Abbas.
Je ne peux approuver des événements qui ont conduit à un conflit armé des peuples appartenant à l’Union Française.
J. A. : Vous considérez donc la guerre d’Indochine comme une lutte fratricide, ce qui signifierait qu’à vos yeux, l’Union Française non encore définie par un statut, existe en fait ?
F. A. – Oui. Pour moi, l’Union Française existe, comme une communauté fondée sur des valeurs spirituelles et sur des intérêts. Beaucoup de Vietnamiens, comme des dizaines de milliers d’Algériens, sont morts pour défendre la cause indivisible de la France et de la Liberté.
Dans cette guerre la responsabilité du Viet Nam ne me paraît pas engagé mais, seulement, celle des colonialistes qui ont provoqué les événements d’Indochine, dans l’espoir qu’ils pourraient rétablir, par les armes, leurs positions et leurs privilèges compromis. C’est l’amour propre et l’orgueil de l’armée qui s’opposent à la cessation des hostilités. Pourtant la leçon qui se dégage des opérations de ces derniers mois est que la reconquête militaire du Viet Nam est impossible.
J. A. – Vous pensez sans doute qu’il appartient à la France de faire des offres de Paix, mais que les autorités françaises ont peur de perdre la face ?
F. A. – Sans aucun doute. Et, pourtant la France ne risque nullement de perdre la face. Elle a d’autres gloires que celle qui découle de la puissance militaire. Son honneur n’est nullement engagé dans cette aventure. Elle ne déméritera donc, aucunement, en offrant la paix. Bien au contraire, son geste apparaîtrait comme un acte de courage et de générosité.
La colonisation française
Je pose alors à mon interlocuteur ma seconde série de questions :
J. A. : Le ministre de l’Intérieur, s’il a condamné, le système colonialiste, a rendu hommage à l’œuvre de la colonisation française en Algérie. Portez-vous sur la colonisation française, jusqu’à maintenant, une condamnation totale ?
(Je pensais que cette question embarrasserait un peu mon interlocuteur. Abbas me répond sans hésiter) :
F. A. : Je condamne tous les systèmes de colonisation. Mais j’estime que ce serait perdre notre temps que d’en comparer les méfaits ou des bienfaits de la colonisation. La colonisation est un phénomène historique qui fait partie de l’âge capitaliste. Elle est composée de choses bonnes et de choses mauvaises. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut sortir du régime colonial.
J’insiste :
J. A.: Ne pensez-vous pas que la colonisation française puisse être considérée comme plus humaine que les autres ?
F. A.: Je ne peux vous répondre, n’étant pas directement informé, et manquant de points de comparaison. Ce que je sais, c’est que la colonisation française nous a décapités de notre état civil, et que la France ne nous a pas donné le sien. Nous trouvons que dans l’ensemble, la colonisation française a été plus mauvaise que bonne. Naturellement, les colons pensant le contraire.
Savoir si une Algérie indépendantes aurait réalisé les mêmes progrès ? C’est, évidemment, une question à laquelle il est impossible de donner une réponse. Livrons-nous à une petite supposition ; imaginons que, après la prise d’Alger, le général de Bourmont, voyant la situation du pays, ait convoqué les consuls étrangers pour leur proposer de placer l’Algérie sous une tutelle internationale. On aurait pu organisait une espèce de Trusteeship comme on dit aujourd’hui. Je pense que les progrès réalisés sous un semblable régime eussent été considérables et qu’un certain nombre des problèmes difficiles qui se posent aujourd’hui, ne se seraient pas posés. Car ils auraient profité, surtout, au peuple algérien. Le gouvernement français a, au contraire, sacrifié le peuple algérien a son désir de franciser le pays à tout prix par un apport massif de colons appartenant à des peuples latins. On enseigne aux enfants des écoles la distinction bien connue entre « colonie de peuplement » et « colonie d’exploitation ». C’est une distinction artificielle. Quoi qu’il en soit, c’est le peuplement français qui a fait passer l’indigène au deuxième plan, et qui l’a réduit à ce servage à peine déguisé dont il commence à peine à sortir.
La Ligue arabe
Abandonnant ce sujet où il y a trop de matières à controverse, je passe au troisième problème :
J.A.: Quelle est votre attitude à l’égard de la Ligue arabe ?
C’est une question difficile et importante, car on accuse Abbas et ses amis de jouer une sorte de double jeu, entre la Ligue arabe et l’Union Française.
Abbas insiste d’abord sur ce fait que le terme « musulman » est un concept politico-religieux. La chrétienté n’a pas d’existence comme communauté. Mais il existe une communauté de l’Islam, qui n’est pas seulement fondé sur une même religion, mais sur l’unité du pèlerinage de La Mecque. Quant un Algérien rencontre à l’occasion du pèlerinage un autre musulman, qu’il soit Irakien, Egyptien, Tunisien, Marocain, il est en quelque manière infériorisé, car il n’a pas de patrie. C’est comme s’il n’avait pas de nom. Il est un peu dans la situation d’un bâtard non reconnu. Il est nécessaire que cesse cet état de choses, et que l’Algérien ait une patrie et un nom, tandis qu’aujourd’hui on le contraint encore à être Français sans l’être. L’Algérien peut parfaitement être à la foi citoyen algérien et citoyen de l’Union Française. Cette dernière qualité se surajouterait à la première, elle lui conférerait un prestige supplémentaire, celui qui s’attacherait à une grande communauté.
J. A. : Revenons à la question, voulez-vous ?
F. A. : Eh bien, répond Abbas, je n’ai aucune relation avec la Ligue arabe. Je ne connais son activité que par la presse. Il va de soi qu’en ce qui concerne la Ligue arabe, je ne puis qu’approuver la solidarité qui s’affirme entre les petits Etats. D’ailleurs, l’existence même de la Ligue arabe, il serait hypocrite et vain de le nier, nous a grandement aidés par contrecoup.
J. A.: Imaginez-vous que la République algérienne donc vous proposez la création adhérerait à une Fédération d’Etats musulmans, et pensez-vous que cette République algérienne pourrait à la fois faire partie de l’Union française et de cette Fédération d’Etats musulmans ?
F. A.: La République algérienne dont je demande la création ne doit avoir aucun caractère racial ni confessionnel. Elle sera démocratique et laïque. Sa position dans l’Union Française et ses relations avec la France sont conditionnées par l’histoire, par la géographie, par des intérêts économiques et par des échanges culturels. Si dans l’avenir ces conditions viennent à changer, nul ne peut prévoir quelle sera la réaction du pays. Je pense pour le moment que c’est la démocratie française qui nous offre les plus grandes chances de progrès économiques, politiques et intellectuels.
Voyez-vous, ajoute Abbas, je suis un homme malheureux, qui connaissant un mal, objectivement et subjectivement, veut le guérir, je connais une médication, que je crois, seule efficace. C’est la solution que préconise l’UDMA, pour mettre fin au régime colonial. Nous ne désirons pas la création d’un Etat musulman fondé sur une théocratie. C’est l’un des points fondamentaux qui nous distinguent de Messali.
J. A. : Je pose alors la quatrième question : L’Algérie étant, pour le moment, un pays sans industrie, et forcé par conséquent d’accepter une aide extérieur plus ou moins déguisée, reconnaissez-vous, d’abord, ce fait, et ce fait étant reconnu, avez-vous une préférence, dans le choix de la puissance avec laquelle vous consentiez une union ?
F. A. : En ce qui concerne la première partie de la question, dit Abbas, je réponds franchement oui. L’Algérie a absolument besoin d’une aide financière et technique. D’une très grande aide même. Puis-je vous rappeler la petite annonce qui avait frappé Camus il y a deux ans : « Echangeons cent seigneurs féodaux contre cent mille instituteurs et ingénieurs français»… Elle répond toujours à la situation du pays et à mon état d’esprit.
Quant à la deuxième partie de la question, il est difficile de répondre. C’est d’abord une question d’intérêt, conditionné par la géographie d’abord, dans la mesure où les produits français étant éloignés de nous on peut penser que leurs prix de revient seraient plus bas que ceux des produits étrangers à qualité égale. Mais il faudrait que la production française soit en mesure de lutter contre la production étrangère et pour cela, que l’Union Française soit construite et la France remise au travail. Quant à décider si nous aurions une préférence en quelque sorte sentimentale pour les produits français et les techniciens français ? Je pense qu’à tout prendre, nous nous entendons plus facilement, et pour toutes sortes de raisons, avec les Français. Je crois qu’il importe de faire pénétrer ici plus profondément le véritable esprit français. Pour cela, faire connaître la France métropolitaine, non seulement aux musulmans, mais encore aux Français d’Algérie. C’est l’argument.
Un ministère de l’Emigration
Une des premières créations du gouvernement algérien serait un ministère de l’Emigration qui assurera la formation technique et morale des émigrants, qui veillerait à leur encadrement, qui lutterait contre le déracinement et combattrait par tous les moyens afin de les libérer du complexe d’infériorité qui pèse sur eux. Nous pensons alors à la cinquième question :
J. A.: Maintenez-vous toujours votre proposition d’un Parlement algérien, où musulmans et non-musulmans se partageraient les sièges à égalité ?
F. A.: Oui, mais à condition que ce Parlement soit souverain pour tout ce qui concerne l’administration intérieur du pays. Les intérêts extérieurs, la représentation diplomatique, le commandement et l’entretien des forces armées relèveraient de l’Union Française.
Quant à la loi électorale, nous pensons que nous devons partir de ce qui est. Nous ne voulons pas le renforcement de l’antagonisme entre deux blocs qui existe actuellement. Nous voulons au contraire parachever la création d’une véritable communauté algérienne. A cet égard, notre accord avec les partis démocratiques, la communauté d’intérêts qui unit tous les travailleurs d’Algérie constitue de précieuses indications pour l’avenir. Il faut marier les deux blocs qui s’opposent aujourd’hui. Le but à atteindre c’est donc l’institution d’un collège électoral unique sans distinction d’origine. On n’y parviendra que par degrés, notamment en accélérant par tous les moyens la diffusion la diffusion de la langue française qui est le plus puissant moyen d’unification intellectuelle et morale entre les habitants de ce pays.
Provisoirement il faut maintenir les deux collèges, le premier collège qui comprend les Européens et une certaine proportion d’indigènes déterminée par l’ordonnance du 7 mars 1944, et le second collège qui comprend tous les autres indigènes. Par degrés, le second collège sera absorbé par le premier, jusqu’à ce que les deux collèges soient complétement unifié.
Nous voulons le maintien du suffrage universel et de la représentation proportionnelle. Car ici plus qu’n France, les électeurs doivent se décider pour des idées et non pour des personnes.
Un seul collège
J. A. – Vous savez que les partis de droite réclament l’abrogation de l’ordonnance du 7 mars (on m’assure par ailleurs qu’elle n’est pas applicable encore complètement) et qu’ils préconisaient le système des deux collèges, l’un européen et l’autre musulman.
F. A. – Oui, dit Abbas. C’est qu’ils veulent garder la direction de l’administration et de l’économie. Ils auraient d’une part la moitié des députés au Parlement algérien, d’autre part, parmi les élus musulmans ceux que la corruption et la solidarité de classe conduisent à faire cause commune avec eux. Mais je le répète, nous nous y opposons de toutes nos forces.
Nous abordons alors l’avant-dernière question :
J. A. : La République algérienne, selon votre conception, sera-t-elle une république socialiste ?
F. A.: Voulez-vous préciser ce que vous entendez par là ?
J. A.: Je veux dire que, dans un pays où l’industrie est tout entière à créer, où un grand effort doit être produit pour rénover l’agriculture et mettre en valeur de vastes terres encore incultes, ferez-vous appel au capital privé, ou bien envisagerez-vous l’établissement d’une économie socialiste, c’est-à-dire à base de nationalisation ?
Abbas réfléchit un moment, comme si cette question le surprenait un peu. Il répond :
F. A. : Pour moi, l’économie est un simple moyen et non une fin. Le but c’est l’homme, le développement de sa conscience, de ses droits et de ses responsabilités. Nous voulons relever et émanciper les masses. Nous ennemis sont l’ignorance, la sous-alimentation, le taudis, le haillon, la saleté, en bref la misère physique et morale. En ce qui concerne l’industrie, nous pensons qu’il importe d’en accélérer le développement par tous les moyens et corrélativement de développer la valeur technique de la main-d’œuvre algérienne, pour mettre fin au chômage et à la misère d’un prolétariat qui n’est qu’un sous-prolétariat.
Sans doute, la part de l’Etat dans la grande industrie algérienne à créer sera-t-elle importante. Nous sommes au vingtième siècle. La bourgeoisie ici vit au vingtième siècle, mais le peuple croupit dans une économie moyenâgeuse. Soyez sûr que quoi qu’il advienne, nous serons toujours du côté du peuple. En ce qui concerne l’agriculture, il est bien évident qu’il faudra tenir compte quant aux modes d’exploitation des conditions du climat et de la qualité su sol. On peut fort bien envisager une combinaison du paysannat (dans les terres riches, notamment les terres irriguées) et de la grande exploitation collective. Mais, pour le moment, nous avons à résoudre un problème plus urgent dont la solution commande tout le reste, et c’est le problème du statut.
J. A.: Pour terminer, combien de chances, selon vous, le projet de statut que vous avez proposé a-t-il d’être adopté ?
F. A.: Je répondrai en deux temps, dit Abbas, Je pense que si le parlement français était exactement averti des intérêts réels de l’Algérie et de la France, notre projet serait adopté par soixante-dix pour cent au moins des suffrages. Seuls les colonialistes impénitents, aveuglés par la passion et l’intérêt, se déclareront contre nous.
J’estime, d’autre part, que si l’on consultait les populations algériennes, à la condition que cessent les pressions administratives locales, l’UDMA recueillerait près de 90 % des suffrages.
Pour paraphraser Hend, je dirais, à propos des projections de Ferhath ABBAS que c’est le butin de guerre qui nous a filé sous le nez, hélas. Une Algérie démocratique et laïque, a’ddin oukavache!