Il faut relire, vingt ans après sa publication, l’article du quotidien Le Monde daté du 19 juin 2000 dans lequel Louisette Ighilahriz brisait le silence. Il faut relire et lire encore, aujourd’hui, Algérie, une guerre sans gloire (réédité en mars 2025), pour comprendre ce qu’un témoignage peut déclencher lorsqu’il est pris au sérieux, vérifié, soutenu par une enquête de longue haleine.
Ce livre est bien plus qu’un “retour” sur une série de scoops journalistiques : c’est une plongée dans la mécanique coloniale, dans ses rouages de terreur, ses relais silencieux, ses survivants oubliés.
La journaliste Florence Beaugé, affectée au service international du Monde, entame son enquête en 2000. Elle tombe d’abord sur une parole : celle d’une femme, combattante de l’ALN, détenue, torturée, violée. Le récit de Louisette Ighilahriz provoque une onde de choc.
Jacques Massu s’en sort avec des “regrets”, Marcel Bigeard nie, Paul Aussaresses jubile d’impunité. Florence Beaugé continue pourtant, poussée non par la volonté d’accabler mais de faire surgir ce que la France a enfoui : la terreur d’État, l’institutionnalisation de la torture, les exécutions sommaires, les viols, les disparitions. Autant de réalités niées ou minimisées dans l’espace public français pendant des décennies.
Ce que la préface de Malika Rahal et Fabrice Riceputi rappelle, c’est que cette enquête est née dans un contexte très particulier : celui d’un tournant mémoriel, au début des années 2000, marqué par l’exigence grandissante de vérité sur la guerre d’Algérie. Un tournant préparé par des historiens comme Pierre Vidal-Naquet, Raphaëlle Branche ou Sylvie Thénault, mais dont l’accélération viendra de la presse – celle du Monde ou de L’Humanité, et des journalistes obstinés comme Beaugé.
L’intérêt majeur du livre ne réside pas seulement dans ses révélations (le poignard oublié par Le Pen, les aveux d’Aussaresses, les activités du futur chef d’état-major Schmitt…). Il tient surtout à sa méthodologie d’écoute : Florence Beaugé est allée à la rencontre des victimes algériennes, des familles, des lieux, des récits. Elle a fait ce que nombre d’historiens français n’ont pas voulu faire avant elle : prendre les voix algériennes au sérieux comme sources premières. Ce choix fait basculer l’enquête du côté de l’histoire, et lui donne une valeur documentaire irremplaçable.
Il y a aussi cette conscience douloureuse du temps. Beaucoup des témoins rencontrés sont morts aujourd’hui. Leur parole reste, à travers ce livre, comme une archive vive, une forme de réparation. C’est tout le sens du travail de Beaugé : documenter avant qu’il ne soit trop tard, nommer les bourreaux, mais aussi faire entendre les vivants que la France a longtemps refusé d’écouter.
Depuis 2000, la parole officielle française a évolué à pas comptés. Audin, Boumendjel, Ben M’hidi : les reconnaissances du président Macron ont été saluées, mais aussitôt critiquées pour leur caractère symbolique, isolé, morcelé. L’Élysée parle d’« innocents ou coupables arrêtés », comme si l’usage de la torture pouvait être relativisé. Les mots pèsent peu quand la justice reste absente.
Dans ce contexte, Algérie, une guerre sans gloire agit comme un antidote à l’hypocrisie mémorielle. C’est un manuel d’honnêteté journalistique, mais aussi un outil pour l’histoire à venir. Loin du sensationnalisme, Beaugé propose un autre journalisme : rigoureux, digne, attentif. Et surtout, sans illusion.
Son livre est une pièce maîtresse dans la lutte contre l’oubli organisé. Il fait honneur à la profession de journaliste. Et rend justice, à sa façon, à celles et ceux qui, dans les prisons, les caves, les commissariats, ont résisté au silence.
Djamal Guettala
« Algérie, une guerre sans gloire », une enquête fondatrice et un legs mémoriel indispensable