Mercredi 8 mai 2019
Gaïd Salah veut son président
Ahmed Gaïd Salah, le griot du mardi soir, sur les ondes de la télévision algérienne depuis que Bouteflika n’est plus, a retiré de son chapeau trois des principales caisses de résonance, et non des moindres : Saïd, le ventriloque et les deux illusionnistes, Toufik et Tartag.
Le premier homme du pays, en l’absence de celui que le régime s’échine et s’empresse à désigner, au plus vite le 4 juillet, vient de mettre en exécution, sous la pression de la rue, une de ses fables racontées le mardi dernier. Mais, a-t-on déjà entendu la douce berceuse qui lui a valu une longue sieste à la tête de l’état-major de l’armée, suivie d’un réveil tout en douceur comme vice-ministre de la Défense, de son généralissime, Bouteflika, la momie ?
Oui, cela n’est pas totalement incongru de s’arrêter sur des moments de l’histoire du pays pour faire une petite genèse des évènements qui les ont façonnés ou fossilisés, cela dépend de leur longévité sur El Kourssi. Ce que Gaid Salah nous conte, tous les mardis, lors de ses visites d’inspection où il nous livre, par la même occasion, un discours dont on se demanderait si c’est vraiment lui qui l’ait écrit, est un amoncellement de messages cryptés et de mensonges échafaudés.
Gaid Salah, dans ses discours forés, ne s’adresse jamais au peuple mais aux belligérants qui, comme lui, rompus aux méthodes de morses en situation de guerre, nous enfument avec leur grenade anti-révolution.
Quand Gaid Salah parle de corruption, il faut comprendre qu’il s’adresse à ceux qui connaissent ses dossiers comme lui connaît les leurs. Quand il parle du peuple et de sa souveraineté, il faut comprendre par-là que, l’illégitimité populaire dont ils sont tous issus, clans soudés ou séparés, risque de se fissurer et entraîner avec elle la chute de toute la hiérarchie.
Quand Gaïd Salah parle d’accompagner le peuple dans ses revendications légitimes, il faut comprendre qu’il veut lui tordre la main et l’accompagner manu militari à la maison. Dieu le père, dans une société à forte tradition dictatoriale, ne peut permettre à ses rejetons d’enfreindre les bonnes et inamovibles lois de la soumission. Dieu ,le père, incarné par Bouteflika, pour lequel Gaid Salah faisait docilement preuve d’allégeance et de soumission, n’est plus qu’une chimère, alors place à une autre légende composite dont Gaïd serait le créateur. Gaïd veut son président, comme tous ses prédécesseurs, sur El kourssi de l’État-major, ont façonné le leur.
À l’indépendance, l’armée des frontières a fait son entrée tonitruante dans le pays en écrasant sur son chemin tous ceux qui pensaient avoir délogé le colonisateur pour mettre sur pied un Etat où la voix du peuple, avec ses différentes composantes sociale, culturelle et politique, donnerait le ton pour une première vraie république. Hélas, le bourdonnement des munitions a retenti plus fort que l’intelligence politique qui a chassé le colonisateur. À l’époque, encore novice, Gaïd Salah préférait de loin le silence des pantoufles au bruit des bottes. Il était jeune, à peine lettré, et l’ascension par la soumission à la hiérarchie et la course aux galons était plus forte que l’idée de bâtir un Etat démocratique. Alors Gaïd Salah a développé une de ces vertus que l’on pense disparue aujourd’hui : la patience. Il a vu défiler des États-majors et avec eux les présidents dont la mouture correspondait, tout au plus à un militaire déguisé en civil, et tout du moins à un civil à la solde des militaires. Triste État. Mais Gaïd, en militaire docile, continue de croire à son destin.
Il côtoie, dans la pénombre, les gros molosses post-indépendance, les frères d’armes, qui, au moment de la révolution, se nichaient bien au chaud, de l’autre côté de la frontière, à fomenter les coups bas et les assassinats. Difficile, pour lui, à cette époque, de comprendre qui tue qui ? Abane Ramdane, assassiné au Maroc, Krim Belkacem, étranglé sournoisement en Allemagne, Khider, butté froidement en Espagne et, Boudiaf et Aït Ahmed, n’ont eu leur salut, qu’en s’exilant hors du pays. Pendant ce temps, Bouteflika, en jeune ministre des Affaires étrangères, susurrait déjà, dans l’oreille des puissantes oligarchies, le prix de vente du pays.
Comme beaucoup de ses semblables, militaires aguerris et docilement formés par l’ancienne puissance soviétique, il n’a pas vu arriver le Printemps berbère. Il ne lisait pas Mouloud Mammeri et la poésie kabyle ne trônait pas sur sa table de chevet. Il a tout juste applaudi que l’on réprime d’une façon clastique ce premier mouvement de libération. Au sang sacrifié d’Abane Ramdane et Krim Belkacem , venait s’ajouter un peu plus de sang kabyle au meurtre scélérat de l’Etat, dont les contours identitaires ne devaient en aucun cas enfreindre la ligne arabo-musulmane, violemment imposée après l’indépendance.
Gaïd Salah continuait à gravir les échelons, s’approchant sournoisement du cercle décisionnel de l’armée, ceux au ventre repu et à la gâchette facile. Il est surpris que le pays se réveille, un 5 octobre 1988, sous le feu incandescent de la révolte aux portes de la présidence de la république et des principaux édifices de l’État. Une jeunesse à la fleur de l’âge, couraillant dans les rues du pays, dévalisant les Souk El Fellah pour un bidon d’huile, et éventrant les vitrines des magasins pour une paire de Stan Smith. Une jeunesse recluse du courant de la vie pendant que lui et ses semblables nageaient dans l’opulence des richesses volées au pays.
Très peu de faits d’armes glorieux à son actif, que ce soit durant la guerre de libération, ou pendant la période où il avait eu le commandement des forces terrestres, durant la nébuleuse décennie noire de terrorisme islamiste, Gaïd Salah continuait son ascension, plus que jamais inespérée. Il a assisté, bouche cousue et mains levées vers le ciel, à l’assassinat de Boudiaf. Il se doutait des commanditaires, mais raison d’État oblige ; raison de plus, quand il est aux premières loges de l’épouvante guerre qui se tramait à l’horizon.
Alors, il fut promu chef d’État-major des forces terrestres en courbant l’échine un peu plus – il ne pouvait espérer mieux. Bouteflika, en fin connaisseur des plus petits secrets d’alcôves de la junte, qui l’a ramené au pouvoir après l’avoir chassé, sans être jugé, dans les années 80, pour détournement des reliquats budgétaires des ambassades algériennes, voit en lui la main molle avec laquelle il siérait définitivement son pouvoir sur le pays. Bouteflika le nommera chef d’état-major des armées en 2004 et entamera son deuxième mandat avec, au fond de sa besace, l’envie irrépressible de violer la constitution pour une énième fois. Bouteflika a osé et Gaïd a acquiescé. Il est passé comme une lettre à la poste, en 2009.
Gaïd Salah s’est remis alors à sa sieste sous les courtes pointes, finement cousues par les Bouteflika, en jurant devant Dieu qu’il le protégera jusqu’à sa mort. Il n’est toujours pas mort, mais il a fait de lui, à la veille de son quatrième mandat, éclopé comme un légume pourri, son vice-ministre de la Défense. Gaïd Salah l’a défendu bec et ongles, et plus son état de santé se dégradait, plus il faisait montre d’une allégeance sans faille.
En 2013, les Bouteflika avaient commencé leur démantèlement du clan fort de Toufik et, Gaid Salah, toujours dans le rôle du subalterne docile, l’interprétant comme un signe du ciel, leur concéda les services de renseignement. Il s’était découvert une vocation dont il ne soupçonnait pas les vertus. Gaïd Salah s’était entiché de ce jeu de rôles dont les subtilités consistaient à faire rentrer les courtisans pour baiser la main du roi, le temps d’une vidéo à l’effigie du cinquième mandat. Du langage de morse, il s’était vite accommodé avec le langage des signes ischémiques transitoires sans séquelles. On le verra, dans une parfaite position de ouïe perfide, se contorsionnant, de tout le poids de ses galons sur la constitution dont il feintait jusqu’alors l’existence. Sur d’autres vidéos plus alambiques, fournies par les barbouzes de l’ENTV, on le verra singer les affaires du pays à un président qui ne parlait plus ou pas.
Aux balbutiements de la révolte du peuple, après la grande marche du 22 février, Il persistait dans son ouïe générale au spectre Bouteflika et nous menaçait de représailles si nous ne jurons pas allégeance et fidélité au Roi, même mort, surtout mort. Il n’était pas encore passé à la séduction, c’est un militaire, après tout. Mais la révolte avait grandi, et avec elle était née une conscientisation collective et unanime sur la nature du régime, et la nécessité de l’élaguer de ses racines belliqueuses à ses branches dérobeuses de vies et de richesses.
Gaïd commence alors ses longues litanies du mardi soir, nous conte une berceuse et compte ce qui lui reste de fidèles dans sa cour. Il en ôte un ou deux chaque semaine et évoque Dieu pour que le prochain sur la liste ne soit pas de ceux que la révolution veut. Il sait, pertinemment, que lui aussi fait partie d’eux. Mais Gaïd ne perd pas de vue ce qu’il entretient secrètement dans les abysses de sa psyché : Un président pour lui. Un président au trois quarts de pipelines et un tiers de costume. Ce n’est pas facile de déconstruire plus d’un demi-siècle de dictature militaire, c’est comme un feu brûlant sur les lèvres ; il s’en va quand on ne s’y attend pas et revient quand on le croit définitivement vaincu.
Gaid Salah sait, que ceux qu’il vient d’épingler de sa liste de contes, viennent de chez lui. Ils sont lui, et il est un des leurs. Alors, il n’y a plus de place pour d’autres leurres. Pour eux, comme pour lui, chacun viendra son heure .