Dans le panthéon du sport ivoirien, Halima Traoré occupe une place singulière. Handballeuse d’exception, elle a marqué toute une génération avant qu’un tragique accident ne bouleverse sa trajectoire. Là où d’autres auraient cédé, elle a choisi de transformer la douleur en énergie, la chute en combat, le handicap en force morale.
Aujourd’hui encore, son nom résonne comme un symbole de résilience, de dignité et de foi en soi. Devenue fonctionnaire à l’ambassade de Côte d’Ivoire à Paris, Halima n’a jamais cessé de défendre les valeurs du sport et du courage féminin. Elle prépare désormais la création de son ONG, HDR, destinée à soutenir les enfants handicapés et orphelins, tout en portant un message universel : la vie mérite qu’on se batte pour elle. Dans cet entretien exclusif, elle revient, avec sincérité et force intérieure, sur son parcours, ses blessures et sa victoire la plus précieuse — celle d’avoir survécu sans renoncer à être elle-même.
Le Matin d’Algérie : Halima, vous avez été l’une des figures emblématiques du handball ivoirien. Comment décririez-vous votre passion pour ce sport et l’impact qu’elle a eu sur votre vie ?
Halima Traoré : Je suis née dans une grande famille musulmane polygame, entourée de nombreux frères, sœurs et cousins. Le sport a été pour moi un véritable échappatoire, une manière de respirer, de découvrir la liberté et de m’ouvrir au monde. Je n’ai pas commencé directement par le handball, mais par l’athlétisme — le 200 mètres. C’est ce sport qui m’a d’abord permis de sortir du cocon familial et d’exister à travers mes propres efforts. Je crois sincèrement que le handball m’a révélée. Enfant, je me sentais peu aimée, incomprise. Ce sport m’a permis de m’affirmer, de m’épanouir et de me construire une identité forte.
Le Matin d’Algérie : Votre accident a bouleversé votre existence. Quels ont été les moments clés qui vous ont permis de transformer cette tragédie en force et en résilience ?
Halima Traoré : Mon accident a été une épreuve terrible. Mais paradoxalement, c’est cette douleur qui m’a poussée à me relever. J’ai grandi dans une famille où l’on me disait souvent que je ne serais rien. On m’avait cataloguée, jugée, rabaissée. Alors, ma meilleure revanche a été de réussir — de montrer que j’étais bien plus que l’image qu’on avait de moi.
J’ai refusé d’être une victime. J’ai choisi de prouver que je pouvais être forte, utile et digne. Ma résilience est née de cette soif de reconnaissance et de justice envers moi-même.
Le Matin d’Algérie : Beaucoup vous considèrent comme un symbole de courage et de détermination. Quelles valeurs personnelles vous ont permis de devenir cette source d’inspiration ?
Halima Traoré : Je ne parlerais pas seulement de volonté, mais de détermination. J’ai grandi dans un environnement où la discipline religieuse et familiale était stricte, presque étouffante. Pourtant, j’ai toujours eu au fond de moi une voix qui me disait : « Tu peux faire mieux, tu peux être plus grande. » Cette voix intérieure, nourrie par la foi, la dignité et l’envie de prouver ma valeur, est devenue ma force.

Le Matin d’Algérie : Vous avez refusé de rejoindre des équipes de handisport à l’étranger. Aujourd’hui, regardez-vous ce choix comme une perte ou comme un pas nécessaire dans votre parcours unique ?
Halima Traoré : Je le regrette profondément. Sur le moment, je ne pouvais pas accepter de me voir en fauteuil roulant. J’aimais la sensation du vent, la vitesse, la liberté du corps en mouvement. Mais avec le recul, je me dis que j’aurais dû accepter cette opportunité, car elle m’aurait permis de continuer à m’épanouir dans le sport et d’ouvrir d’autres portes. C’est une décision que je porterai toujours en moi.
Le Matin d’Algérie : Comment le soutien du président Félix Houphouët-Boigny et de votre entourage a-t-il façonné votre capacité à rebondir et à poursuivre vos ambitions ?
Halima Traoré : Je dirais que son soutien a été une grâce divine. Le président Houphouët-Boigny m’appelait chaque jour pendant mon hospitalisation. Il croyait en moi, même quand je doutais. C’est grâce à lui que j’ai pu reprendre une activité professionnelle et être affectée à l’ambassade de Côte d’Ivoire à Paris. Son humanité et sa confiance ont profondément marqué ma vie.
Le Matin d’Algérie : Le sport féminin en Afrique a beaucoup évolué. Selon vous, quelles sont les prochaines étapes pour permettre à davantage de jeunes femmes de briller au niveau international ?
Halima Traoré : On dit souvent que le sport féminin a progressé, mais je ne le vois pas vraiment ainsi. Quand je vois encore des jeunes s’entraîner sur le goudron, je me dis que beaucoup reste à faire, surtout sur le plan des infrastructures et de la formation. Les femmes ont le talent, la passion, la rigueur — il faut maintenant leur donner les moyens matériels et institutionnels d’exceller.
Le Matin d’Algérie : Votre expérience en tant que fonctionnaire à l’ambassade de Côte d’Ivoire à Paris est emblématique. Comment transposez-vous les valeurs du handball dans votre travail quotidien ?
Halima Traoré : Dans ce milieu diplomatique, j’ai rencontré du mépris, surtout envers les professeurs d’éducation physique. Mais le sport m’a appris la discipline, l’esprit d’équipe et l’humilité. Être diplomate, c’est avant tout savoir écouter et coopérer. J’ai toujours défendu cette vision, même dans un environnement parfois condescendant. Le handball m’a appris à ne jamais baisser les bras.
Le Matin d’Algérie : Quels conseils donneriez-vous aux jeunes filles, en Afrique et ailleurs, qui rêvent de devenir sportives professionnelles malgré les obstacles culturels ou physiques ?
Halima Traoré : Je leur dirais : ne négligez jamais vos études. Le sport est magnifique, mais il doit aller de pair avec la connaissance. Il faut persévérer, croire en soi et surtout ne pas renoncer face aux obstacles. J’ai vu trop d’amies abandonner ou sombrer après des accidents. Certaines se sont même suicidées. Moi, j’ai tenu bon. Parce que la vie mérite qu’on se batte pour elle.
Le Matin d’Algérie : Vous parlez souvent de persévérance et de foi en soi. Quelles pratiques ou philosophies vous aident à rester forte au quotidien ?
Halima Traoré : Je vis avec mon handicap, mais je refuse d’en faire une limite. Chaque jour est un combat contre le découragement. Ma foi, mon sens du devoir et le souvenir de ceux qui ne sont plus là me portent. Ma persévérance est ma façon de leur rendre hommage et de continuer à avancer pour eux.
Le Matin d’Algérie : Vous projetez de créer une ONG pour enfants handicapés et orphelins. Quelle influence espérez-vous avoir sur la prochaine génération et sur la perception du handicap ?
Halima Traoré : Mon ONG, HDR, ne concernera pas seulement les enfants, mais toutes les personnes en situation de handicap. Je veux que les gens arrêtent de se cacher. Tant que nous dissimulerons notre handicap, la société continuera à nous invisibiliser.
Il faut que nous soyons fiers, visibles et unis. Nous rions, nous aimons, nous travaillons — nous sommes des êtres humains à part entière. Mon combat, c’est que le handicap devienne un atout, pas une honte.
Le Matin d’Algérie :Si vous deviez partager un message universel à toutes les personnes qui se sentent limitées par les épreuves de la vie, que leur diriez-vous ?
Halima Traoré : Même si une trahison te blesse, même si la vie te brise, même si l’on ignore tes efforts — continue d’avancer. Les épreuves ne sont pas des fins, mais des tremplins. La douleur d’aujourd’hui forge la lumière de demain. Ne laisse personne éteindre ta flamme.
Le Matin d’Algérie : Enfin, Halima, qui êtes-vous aujourd’hui, en dehors du sport et du travail ? Quelles sont vos plus grandes fiertés et vos aspirations ?
Halima Traoré : Ma plus grande fierté est d’avoir tenu bon, d’avoir survécu et d’avoir servi mon pays avec loyauté. Je remercie tous les présidents ivoiriens qui m’ont maintenue à mon poste malgré les difficultés. Mon souhait aujourd’hui est que mon livre “Halima Traoré – Handballeuse fauchée en pleine gloire” soit traduit et serve de témoignage à ceux qui doutent encore. Parce que la vie d’une personne handicapée est un combat quotidien — un combat qui mérite respect et admiration. Être soi-même, malgré tout, c’est ma plus belle victoire
Propos recueillis par Djamal Guettala

