samedi, 25 octobre 2025
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Hoda Vakili : « Ses Yeux ouvre un regard universel sur la liberté et la condition féminine »

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Ses Yeux, chef-d’œuvre de Bozorg Alavi, figure majeure de la littérature iranienne moderne, dépasse la simple fiction. Publié en 1952, ce roman reste très célébré en Iran, mais ce qui avait été oublié, c’était de le traduire en français. Grâce à la traduction de Hoda Vakili, le public francophone découvre enfin une œuvre qui mêle intimité et politique avec une justesse rare.

À travers Faranguis, femme déchirée entre désir de liberté et poids des conventions imposées par le regard masculin, Alavi tisse un récit où l’intime dialogue avec le politique, où l’art devient miroir des contradictions d’une société en mutation. À travers le prisme de l’amour, de la mémoire et de la résistance culturelle, le roman peint une époque tourmentée de l’histoire iranienne, et trouve une résonance nouvelle à l’ère du mouvement « Femme, vie, liberté ». Pour Hoda Vakili, née à Ispahan au cœur de la guerre, traduire Ses Yeux n’est pas seulement un exercice linguistique, mais un acte de transmission qui rappelle combien la littérature iranienne peut porter les combats universels pour la dignité et l’émancipation. Ses Yeux est Aujourd’hui édité chez Kidsocado 2025  Au Canada ,Disponible sur la plate-forme Amazon et Fnac 

Le Matin d’Algérie : Comment avez-vous découvert le roman Ses Yeux et qu’est-ce qui vous a donné envie de le traduire en français ?

Hoda Vakili : J’ai découvert Ses Yeux en explorant les classiques de la littérature iranienne moderne. Ce roman m’a frappée par sa profondeur et par la manière dont Alavi mêle l’histoire intime d’une femme à la mémoire collective de son pays. À travers le destin de Faranguis et le mystère d’un tableau, il raconte la tension entre amour, art et engagement politique.

J’ai voulu le traduire pour partager avec les lecteurs francophones cette œuvre universelle, où l’émotion individuelle rejoint la quête de liberté et de vérité d’un peuple.

Le Matin d’Algérie : Bozorg Alavi est un écrivain engagé, exilé, censuré. Que représente-t-il pour vous, en tant qu’Iranienne et traductrice ?

Hoda Vakili : Bozorg Alavi dépasse le simple statut d’écrivain : il est une mémoire vivante de l’Iran moderne et un témoin lucide des blessures de l’exil et de la censure. En tant qu’Iranienne, je le vois comme un intellectuel qui a osé défier les interdits de son temps et qui a payé le prix fort par la prison et l’exil. Son parcours rappelle celui de toute une génération d’artistes et de penseurs contraints de quitter leur pays pour que leurs voix subsistent.

En tant que traductrice, ce qui m’émeut profondément, c’est cette double tension dans son œuvre : d’un côté, un ancrage dans la réalité iranienne — avec ses injustices, ses luttes politiques et son androcratie — et, de l’autre, une écriture ouverte aux influences européennes, une modernité littéraire qui rapproche ses textes des grandes voix du XXᵉ siècle. Alavi allie réalisme et profondeur psychologique : dans Ses Yeux, par exemple, un simple tableau devient le miroir des contradictions d’une société.

Traduire Alavi, c’est faire entendre une voix qui a traversé la répression et l’exil tout en transformant la douleur en art. C’est un acte de transmission, permettant aux lecteurs francophones d’accéder à une littérature de résistance et de dialogue avec notre présent.

Le Matin d’Algérie : Le personnage de Faranguis est au cœur du récit. Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour restituer sa voix, ses nuances et ses contradictions ?

Hoda Vakili : Faranguis est un personnage complexe : moderne et éduquée, mais confrontée à un regard masculin qui pèse sur chaque choix. Traduire sa voix demandait un équilibre subtil : préserver sa force tout en respectant sa fragilité.

Le persan possède une musicalité et une pudeur difficiles à transposer en français. J’ai travaillé sur le rythme, les silences et la nuance pour que le lecteur sente à la fois sa lucidité et ses tensions intérieures. Faranguis est à la fois le miroir d’une société en mutation et un symbole universel de résistance personnelle.

Le Matin d’Algérie : Quelle image de la femme iranienne ce roman projette-t-il ? Et comment résonne-t-elle aujourd’hui, à l’ère du mouvement « Femme, vie, liberté » ?

Hoda Vakili : Ses Yeux montre la femme iranienne à travers Faranguis, éclairée, cultivée, mais entravée par le regard traditionnel de la société sur elle. Ce n’est pas l’androcratie au sens strict qu’elle affronte, mais la domination symbolique du regard masculin qui limite ses choix.

Aujourd’hui, le mouvement Femme, vie, liberté prolonge ce combat. Le roman résonne encore, rappelant que la liberté commence souvent par la résistance aux contraintes sociales et au silence imposé.

Le Matin d’Algérie : Le roman mêle l’intime et le politique. Comment avez-vous travaillé pour conserver ce double registre dans la traduction ?

Hoda Vakili : Pour traduire Ses Yeux tout en respectant à la fois la dimension intime et politique, j’ai d’abord cherché à saisir l’esprit global du roman : chaque émotion et chaque expérience personnelle de Faranguis reflètent la pression sociale et les contraintes d’une époque. Sa vie intérieure — souvenirs, sentiments, pensées — est tout aussi importante que le contexte social et politique — l’androcratie, les discriminations, et les limites imposées par le regard traditionnel de la société. Dans ma traduction, je n’ai pas voulu me limiter à restituer le sens littéral des mots. J’ai cherché à faire sentir les tensions et contradictions sous-jacentes afin que le lecteur francophone perçoive à la fois l’empathie pour Faranguis et la complexité du cadre historique et social qui façonne ses choix. Chaque phrase, même un simple dialogue, devient une occasion de conjuguer sphère personnelle et poids collectif. Le choix des mots, le rythme des phrases, ainsi que la traduction des silences et des regards servent à immerger le lecteur dans l’intimité de Faranguis tout en lui faisant ressentir l’impact des enjeux sociaux et politiques sur sa vie.

Le Matin d’Algérie : Traduire, c’est souvent « choisir ». Y a-t-il un passage ou un mot persan particulièrement difficile à rendre en français ?

Hoda Vakili : La traduction implique toujours des choix. Certains mots ou expressions persans, porteurs d’une charge culturelle ou émotionnelle intense, sont difficiles à restituer pleinement en français.

Par exemple, les nuances de politesse ou de distance entre les personnages, codifiées dans le persan, perdent leur subtilité si l’on traduit littéralement. De même, certains termes reflètent la perception masculine de la femme ou des tensions psychologiques précises, et il est délicat de trouver un équivalent français qui conserve exactement la même intensité.

Dans ces cas, j’ai souvent privilégié l’esprit ou l’atmosphère plutôt que la forme exacte, et j’ai parfois ajouté de brèves notes explicatives pour que le lecteur francophone saisisse la charge culturelle.

Le roman de Bozorg Alavi se situe dans un cadre relativement occidental, avec des personnages utilisant parfois des expressions françaises. La traduction des mots eux-mêmes n’a donc pas toujours posé problème. Mais le véritable défi a été de transmettre le contraste entre l’apparence moderne des personnages et le regard traditionnel de la société sur eux, exercice exigeant qui demande à la fois sensibilité et précision.

Le Matin d’Algérie : Vous êtes née à Ispahan, au cœur de la guerre. Votre parcours personnel influence-t-il votre manière de traduire et de transmettre la mémoire iranienne ?

Hoda Vakili : Mon enfance à Ispahan, entourée de zones militaires et marquée par la guerre, a profondément façonné ma perception de la littérature et de la traduction. Grandir dans un environnement instable et violent m’a appris à percevoir les nuances humaines et psychologiques des personnages et à apprécier la valeur du récit.

Le Matin d’Algérie : Que cherchez-vous à travers vos traductions ?

Hoda Vakili : Lorsque je traduis, je cherche à transmettre non seulement les mots, mais aussi l’atmosphère historique, sociale et culturelle que l’auteur a créée, ainsi que les émotions réelles des personnages : de l’angoisse à l’espoir, de la douleur à l’amour. Cette expérience transforme la traduction en un vecteur de mémoire et d’humanité, un pont permettant au lecteur francophone de s’identifier à ce monde et à ces émotions.

Ma vie personnelle en tant que femme iranienne ayant vécu la guerre me permet de saisir les couches profondes des textes et de rendre plus intensément l’expérience de la condition iranienne. La traduction devient ainsi bien plus qu’un simple transfert linguistique : elle devient un vecteur de l’âme, de l’histoire et de l’expérience vécue iranienne.

Le Matin d’Algérie : Traduire Ses Yeux, est-ce aussi un acte de résistance ?

Hoda Vakili : Oui. Alavi a écrit malgré la censure et l’exil. Traduire son œuvre aujourd’hui, c’est prolonger sa résistance, faire entendre sa voix et partager l’expérience iranienne au-delà des frontières, malgré les obstacles à la diffusion dans son pays.

C’est aussi un moyen de rappeler que la littérature peut être un espace de liberté et de contestation, où les mots deviennent armes contre le silence. Chaque phrase traduite est un geste pour que cette mémoire, souvent réprimée, continue de vivre. Enfin, c’est un acte de solidarité avec toutes celles et ceux qui, en Iran ou ailleurs, voient leur voix étouffée par la censure.

Le Matin d’Algérie : Que peut apporter la lecture de Bozorg Alavi au lecteur francophone qui ne connaît pas l’histoire et la société iraniennes ?

Hoda Vakili : Les textes d’Alavi plongent le lecteur dans l’histoire sociale et politique de l’Iran au XXᵉ siècle, révèlent tensions et résistances, et dépassent les clichés. Ses Yeux montre un pays riche en culture, avec des villes comme Ispahan ou Chiraz, et fait ressentir la résilience et la quête de liberté de ses habitants, en particulier des femmes. Lire Alavi, c’est aussi découvrir les subtilités de la vie quotidienne, les codes sociaux, les aspirations et frustrations de chacun. Cela permet de comprendre comment la mémoire individuelle s’inscrit dans la mémoire collective. Le lecteur francophone peut percevoir la complexité de la société iranienne, ses contradictions et son dynamisme culturel.

Le Matin d’Algérie : La censure et l’exil traversent l’œuvre d’Alavi. Pensez-vous que traduire aujourd’hui ce roman soit aussi une manière de résister ?

Hoda Vakili : Bien sûr. Traduire Ses Yeux est un acte de résistance face à la censure et à la répression. Alavi a vécu dans un contexte de contraintes politiques, de censure et d’exil. Traduire son roman en français permet de transmettre cette voix de résistance et de faire accéder aux lecteurs hors d’Iran à cette expérience historique et culturelle. Ce travail dépasse la simple dimension littéraire : il restitue une vérité historique et sociale souvent limitée en Iran. La traduction permet de franchir ces barrières et de faire parvenir le message du roman au monde, comme si le texte exprimait la douleur et les combats du présent. Autrement dit, traduire Ses Yeux n’est pas seulement un transfert linguistique ; c’est prolonger la résistance culturelle et sociale de l’auteur. Ce roman est à la fois la voix du passé et un message pour aujourd’hui, montrant que l’art et la littérature restent des instruments de liberté même sous répression.

Le  Matin d’Algérie : Vous avez déjà traduit d’autres textes, français et persans. Qu’est-ce qui distingue le travail sur un chef-d’œuvre comme Ses Yeux d’autres projets ?

Hoda Vakili :L’expérience de traduction de Ses Yeux diffère nettement de celle des autres textes que j’ai traduits. Travailler sur une œuvre majeure présente des défis qui n’existent pas pour des textes ordinaires.

Le poids historique et culturel est immense : chaque mot, chaque phrase et même le rythme portent une charge culturelle et historique qu’il faut restituer. La complexité des personnages, notamment Faranguis, exige une attention exceptionnelle pour préserver leur subtilité, contradictions, espoirs et univers psychologique. Traduire Ses Yeux demande une empathie profonde, une compréhension du contexte historique et social et la préservation de l’authenticité artistique et philosophique de l’œuvre. Ce n’est pas seulement convertir des mots : c’est restituer une expérience humaine et culturelle, avec toutes ses nuances et sa profondeur.

Le Matin d’Algérie : Enfin, quel vœu formulez-vous pour cette traduction ?

Hoda Vakili :Je souhaite que cette traduction permette aux lecteurs francophones de découvrir l’histoire et la culture iranienne, en ressentant l’empathie pour Faranguis et son combat. J’espère qu’elle suscitera curiosité et engagement, donnant envie de découvrir d’autres textes iraniens et de comprendre les enjeux contemporains du pays. Mon vœu ultime est que ces œuvres, souvent méconnues, trouvent enfin leur place sur la scène mondiale et soient reconnues pour leur richesse littéraire et historique. Je souhaite aussi que cette traduction serve de pont culturel, favorisant un dialogue entre les mondes iranien et francophone, et montrant que, malgré la distance et les barrières politiques, la littérature reste un outil universel pour comprendre, ressentir et partager des expériences humaines. Enfin, j’espère qu’elle inspire d’autres traducteurs et lecteurs à s’ouvrir à des textes engagés, porteurs de mémoire et de résistance, qui nourrissent à la fois l’esprit et le cœur.

Entretien réalisé par Djamal Guettala 

Hoda Vakili, née à Ispahan en 1981. Son enfance, marquée par la guerre et la vie dans des zones militaires, l’a conduite très tôt vers la lecture et l’imaginaire. Les romans français — Hugo, Zola, Balzac, Sartre, Camus — ont été ses compagnons fidèles. Après des études en peinture et une expérience de rédaction artistique, elle choisit de se consacrer à la traduction, convaincue que la littérature peut créer des ponts entre les cultures.

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