Houris n’est pas seulement un roman qu’on lit et qu’on met de côté pour passer à un autre, c’est aussi une invitation à la réflexion et à une prise de position idéologique d’un auteur qui a vécu une « guerre civile ».  

4-Réalité ou fiction ?   

D’abord ce roman est un hommage aux victimes oubliées de la « guerre civile » algérienne. C’est un roman qui s’inspire des faits de la « guerre civile » des années 1990.  C’est une critique sur l’absurdité d’un conflit violent qui a causé la mort de plusieurs dizaines de milliers ou même de centaines de milliers de morts et de l’absurdité de vouloir l’oublier. L’appréciation du lecteur du roman est déterminée par sa posture idéologique. L’auteur est dans la description d’une portion de la réalité ; il nous présente juste quelques échantillons de l’horreur que les Algériens ont subie dans les années 1990.

Le lecteur qui s’attend à ce que l’auteur nous livre dans ce roman une analyse sociologique ou politique savante de cette période de l’histoire de l’Algérie sera forcément déçu. Certes, c’est une belle et dure fiction qu’il nous propose, mais une fiction qui repose sur des faits réels. Il emmène les lecteurs dans des lieux réels.

L’auteur n’avait pas besoin d’exagérer les faits et de les amplifier pour susciter l’émotion chez le lecteur. Car la réalité de la violence que les Algériens ont vécue dans les années 1990 dépasse de beaucoup l’imagination. Au contraire, l’auteur était contraint par souci de réalisme de réduire de l’atrocité réelle pour la rapprocher de ce que le lecteur a l’habitude de voir et d’estimer sensée et par conséquent être capable de croire facilement. Kamel Daoud dit à ce propos : « J’ai coupé certaines des pires scènes que j’avais écrites. Non pas parce qu’elles étaient fausses, mais parce que les gens ne voulaient pas me croire ».

Effectivement, la possibilité que le personnage principal, Aube, une fillette de cinq ans, égorgée par un islamiste, existe avec les séquelles et les souffrances telles qu’elles sont décrites par l’auteur, peut susciter beaucoup de doutes, surtout chez les personnes qui n’ont pas vécu la décennie noire. En fait, sans l’apparition dans les médias d’une femme avec une cicatrice et une canule au coup pour respirer revendiquant difficilement à la télévision le personnage d’Aube, beaucoup de lecteurs auraient reproché à l’auteur d’avoir exagéré dans sa description de l’horreur et de son personnage principal dans le but de diaboliser plus les islamistes, auteurs des massacres dans les années 1990.  

Dans ce roman, il y a une ligne très fine entre la réalité et la fiction, du fait que l’auteur est un journaliste qui s’est habitué à réfléchir à partir des faits, mais aussi du fait que les auteurs des violences de la décennie noire avaient eux-mêmes une imagination fertile dans leurs actions, car ils se sont comportés en « artistes » de la violence pour ainsi dire. Ils ont produit toute une culture du massacre, leurs forfaits sont déjà le fruit d’une imagination débordante qui tend par la violence à rapprocher la réalité de la fiction. De ce fait, l’auteur du roman n’avait pas besoin de solliciter son imagination pour y ajouter quelques choses. Cette fiction est bien en deçà de la réalité, elle n’avait pas besoin d’être augmentée pour susciter la sensibilité du lecteur.

Ces assassins ne tuaient pas pour éliminer des dangers ou des menaces potentielles, mais pour instaurer la terreur.  La manière de s’y prendre compte énormément pour eux, elle est plus importante que l’acte de tuer lui-même. Éliminer une personne en lui logeant une balle à la tête ou en l’égorgeant ne produit pas les mêmes effets chez le bourreau et surtout dans la société.  Les victimes sont plus des porteurs de messages qu’autre chose.  Le roman ne raconte pas toute l’atrocité, son auteur laisse entendre que la réalité est encore plus horrible que la fiction qu’il décrit dans son roman. Il l’a allégée afin de la rendre tolérable au lecteur.

L’auteur plonge le lecteur dans l’horreur sans lui laisser aucun temps de répit pour se poser des questions sur l’origine et le pourquoi de cette violence. Les questionnements sur l’histoire du roman jaillissent tardivement, une fois le bouquin fini.  Mais dans l’ensemble, le roman apporte aux lecteurs qui n’ont pas entendu parler de la « guerre civile » en Algérie un regard nouveau sur la société algérienne.

Cette guerre civile n’est pas un cauchemar qui a tendance à disparaitre au réveil de la personne qui le vit et le subit toute la nuit, c’est une réalité atroce que les Algériens ont vécue pendant dix ans, laissant derrière eux des séquelles matérielles et immatérielles douloureuses qu’ils ne peuvent pas refouler sans conséquence. L’horreur a atteint son paroxysme.  Des Algériens et des Algériennes ont été tués et décapités, d’autres mutilés par des bombes. Des femmes et des filles ont été kidnappées et violées dans les maquis par des islamistes qui aspirent à vivre avec des houris.  Pendant cette guerre civile, comme l’auteur le décrit à travers un de ses personnages « les faux barrages étaient partout, on égorgeait par la nuque, on égorgeait comme on respire » (1).

5-« Langue intérieur »

L’héroïne tente tout au long du récit du roman de rétablir l’ordre dans sa vie. Elle veut tuer l’enfant qu’elle porte par amour comme elle le lui dit « je te tuerai par amour et te ferai disparaitre en direction du paradis »(2).  Elle pense à la sauver d’un pays où les femmes ne sont pas bien traitées. Ce n’était pas une tâche facile pour elle, car l’auteur lui a réservée des obstacles imprévus, des rencontres inattendues et il l’a mise dans des situations où elle est obligée de prendre des risques avant le dénouement et avant de se libérer enfin du fardeau qu’elle porte dès le début de son histoire. Ainsi Aube commença à parler à Houri du début du roman, alors qu’elle devrait la tuer (3). 

 « Le vois-tu? ». Avec cette première phrase interrogative du roman, l’auteur d’une part fait d’Aube son personnage principal et sa narratrice et de l’autre part il la met en communication avec l’enfant qu’elle porte en elle, un des éléments essentiels de l’intrigue du roman.

Dès la première page, Aube a commencé à bavarder avec l’enfant qu’est dans son ventre et qu’elle veut, voire doit lui « ôter la vie sans cérémonie, crûment, presque dans l’insouciance, comme un boucher qui bâillerait sur la carcasse d’un mouton.» (4)  Cependant, avant qu’Aube, cette éventuelle maman, passe à l’acte et avorte, elle entre en communication avec son enfant, qui est encore un fœtus dans son ventre. L’auteur a voulu que ce fœtus soit une fille, avec tout ce que cela implique comme conditions dans une société musulmane, conservatrice et patriarcale. Aube sait que Houri est une petite fille, alors qu’elle n’en connait pas encore le sexe.(5) 

Le choix du sexe de l’enfant par l’auteur n’est pas anodin. Il ajoute une complication à d’autres dans l’histoire du roman. Sa maman, Aube, lui a déjà donnée un nom, c’est Houri, elle croit qu’elle vient du paradis.

Ce nom est celui qu’on donne dans la tradition musulmane à des êtres du paradis, des femmes vierges, qui n’existent pas dans ce bas monde ; ce sont ces êtres promis en guise de récompense aux fidèles et aux djihadistes qui sacrifient leur vie au nom d’Allah. La maman ne veut pas que sa future fille Houri quitte ce paradis et vive dans une société qui maltraite les femmes, car pour elle, venir au monde en Algérie pour une femme ne vaut pas la peine.

Elle décide de mettre fin à sa grossesse pour la sauver de la vie injuste qui l’attend. Un paradoxe que l’auteur exprime en ces mots cruels, mais incisifs : « trois pilules et je sauverai une vie entière de la vie entière »(6). En avortant, elle garde sa fille au paradis jouir des fleuves de miel, de vin ou du lait que l’on décrit dans le Coran (7).  Elle lui décrit « le monde de dehors », sa cicatrice, sa canule et elle lui raconte son histoire, son enfance, son travail en tant que coiffeuse et gérante d’un salon de coiffure, la violence physique et morale qu’elle a subie et surtout l’injustice morale qu’elle ressent en étant qu’adulte à cause de l’omerta imposée sur « la guerre civile ».

Elle lui raconte surtout, ce conflit armé de dix ans, cette « guerre civile » dont les Algériens ne devraient pas parler. Elle dit à l’enfant qu’elle porte « avec toi je résiste à l’effacement que dans ce pays on a imposé en genre comme moi » (8).  Elle parle pour ne pas disparaitre, c’est plus qu’une question de témoignage, c’est une question d’existence. Un islamiste terroriste pressé par le temps a laissé la fillette pour morte, égorgée comme un mouton, cordes vocales tranchées, ce qui la condamne par conséquent à vivre muette et incapable de parler avec une longue et affreuse cicatrice au cou de dix-sept centimètres, formant, selon l’auteur, un sourire monstrueux, qu’Aube décrit avec ironie en disant « qui pétrifie les gens autour de moi comme du fil de fer barbelé. C’est la longue signature calligraphiée du meurtrier qui ne m’acheva pas faute de temps. » (9)

C’est une miraculeuse. Un témoin sans voix qui revient d’entre les morts pour parler des victimes et des bourreaux de la décennie noire et relater des faits atroces.  C’est une « muette, ou presque » (10). Un témoin qui porte sur son corps les traces d’une « guerre civile ». Aube dit à ce propos « je suis la véritable trace, le plus solide des indices attestant de tout ce que nous avons vécu en dix ans en Algérie. Je cache l’histoire d’une guerre entière, inscrite sur ma peau depuis que je suis enfant »(11). 

Le cas d’Aube, un témoin sans voix, seulement capable de parler à elle-même est une image représentant le sort des victimes du terrorisme. Un témoin qui a vu beaucoup de choses, mais incapable de parler et de dire ce qu’il a vu et subi dans une langue commune accessible à tout le monde. Aube est une victime qui porte les stigmates de l’horreur de la guerre civile avec un sentiment de culpabilité d’avoir survécu contrairement à sa sœur Taimoucha dont elle n’a que de vagues souvenirs.    

Pour sortir Aube de la prison du silence, l’auteur, en sauveur prométhéen, a trouvé une astuce pour qu’elle nous parle et nous raconte son histoire malgré son handicap ; il l’a dotée de la capacité de parler une langue qu’il qualifie de « langue intérieure », une langue permettant à Aube d’exprimer ses pensées sans intermédiaires et sans aucune contrainte d’ordre religieux, politique ou grammatical, une langue que les enfants qui ne sont pas encore nés, les fœtus, comme sa Houri, sont capables d’écouter et de comprendre.

C’est une sorte de télépathie entre une maman et un fœtus. Un monologue qui n’en est pas un en réalité. C’est un dialogue intériorisé entre Aube et sa future fille. Il s’agit de la pensée d’Aube avant de se mettre dans une forme verbale. En fait, comme Aube le dit en s’adressant à sa fille à propos de cette langue « C’est avec elle que je parle pour te renvoyer auprès des femmes du paradis, et te convaincre que venir au monde ne vaut pas la peine. »(12) Ce que l’auteur qualifie de « langue intérieure » est inspiré du concept « langage intérieur » d’Emil Benveniste qui est un langage global, schématique, non construit, allusif, rapide, incohérent et non grammatical, mais compréhensif par son auteur, car il n’y a pas une personne capable de comprendre une autre personne que soi-même.  Kamel Daoud  qualifie cette « langue intérieure » de « langue du rêve, des secrets » et de « langue de ce qui ne possède pas de langue. »(13)

Le discours d’Aube dans ce roman ne peut être que compréhensif, elle n’a pas besoin d’expliciter ses idées, car en réalité, elle se parle à elle-même, il s’agit d’un entendement qui s’adresse à soi-même, c’est de l’introspection qui procure au sujet pensant des connaissances immédiates est sûres : « Je m’adresse à toi dans ma belle langue retentissante et muette, celle avec laquelle je me raconte des histoires depuis des années ou dont j’use quand je parle dans ma tête à mes ennemis, voisins, imams, à Dieu qui m’a volé des choses précieuses. »(14) C’est un langage qui respecte la fluidité de la pensée. Cette langue intérieure est une sorte de cogito qui fait passer Aube de l’état de Je me souviens à Je parle et enfin à Donc j’existe.     

L’auteur a créé son héroïne privée de la capacité de parler aux autres dans un langage commun, dans ce qu’il qualifie de « langage extérieur », un langage structuré par des contraintes et des règles de toutes sortes, un langage qui empêche la fluidité de la pensée. En fait, cette « langue intérieure » est une compétence, c’est elle qui fait de l’humain un animal doué de logos, c’est-à-dire de parole et de raison. Elle est l’équivalent du feu que Prométhée a volé aux dieux pour l’offrir aux hommes afin qu’ils puissent compenser leurs faiblesses naturelles.  En fait, cette « langue intérieure » ne permet pas seulement au personnage principal de parler à sa fille et par la même occasion au lecteur, mais aussi de le faire librement et sans aucun tabou.

Aube parle à sa fille Houri, une allocutaire présente, mais muette comme elle, elle lui parle sans se soucier de ce que les autres, la société dans son ensemble, pensent, car personne n’est capable de l’entendre à part sa fille. Elle lui dit tout sur « la guerre civile » et sur ce qu’elle en pense. Aube définit cette langue intérieure à sa fille en disant « cette langue intérieure est composée de mots qui ne jaillissent pas de ma bouche à cause de …à cause de… de ce que je vais te dire. » (15) Cependant, la liberté de pensée que cette « langue intérieure » offre à Aube dispense l’auteur d’intervenir dans l’histoire du roman en tant que narrateur extérieur au récit pour expliquer et clarifier les propos et les idées de son personnage principal.

Effectivement, en plus de la langue extérieure que tout le monde parle, une langue dont Aube « utilise à peine quelques mots pour parler»(16) et parle comme un canard(17), l’auteur l’a doté de la capacité de dire tout sans aucune ambiguïté ni réticence à sa fille et par la même occasion à tous les lecteurs du roman. Alors qu’en principe,  cette « langue intérieure » n’est pas accessible aux personnes et consciences qui sont dans son monde extérieur. En fait, elle est une langue intelligible qui, même pour le sujet monologuant, est possible, comme l’a imaginé l’auteur, pour une conscience appartenant à son monde intérieur.

Pour donner à Aube la possibilité de raconter son histoire avec la liberté, la clarté et la fluidité caractérisant ce que l’auteur qualifie de « langue intérieure », malgré le handicap physique, malgré l’incapacité à parler à cause de ses  cordes vocales tranchées, sans passer pour une folle. Cette « langue intérieure » donne à la narration la possibilité de déployer des pensées sans limites d’ordre politique, moral ou religieux; autrement dit, elle offre au narrateur le pouvoir de penser et de parler sans aucune censure.

Comme le monologue est un dialogue intériorisé entre un moi locuteur et un moi récepteur, l’auteur a choisi de faire de ce dernier un autre avec une conscience et d’imaginer par conséquent son personnage enceinte, alors qu’il s’agit d’un fœtus de quelques semaines. Il met le lecteur dans cette situation dès les premières phrases du roman. Dans ce monde intérieur, il n’y a pas de distance entre le signifiant et le signifié. Il n’y a pas de place à la confusion et à l’équivoque que la relation arbitraire entre le signifiant et le signifié peut susciter. Tout est clair.

L’entendement saisit les idées par intuition sans intermédiaire. Le  signifié s’enveloppe dans son signifiant naturellement.  Ainsi l’auteur donne-t-il à Houris le pouvoir de dire la vérité qu’est en elle et que le monde extérieur censure. La « langue intérieure » qu’Aube utilise pour communiquer avec l’enfant qu’elle porte lui permet de donner une représentation directe et globale de sa pensée.      

Par ailleurs, Aube explique à sa fille d’« où lui vient cette envie irrésistible de tout raconter d’une traite, comme une escamoteuse attrapée»(18), par le fait qu’elle « possède deux langues »(19). Cette deuxième langue qui est dans la tête d’Aube et qu’elle maitrise lui permet de donner des mots à presque toutes les choses de sa mémoire(20).  C’est aussi cette langue qui tient Houri en vie dans le ventre de sa maman. Elle lui dit « ce n’est pas moi qui tiens à toi, c’est ma seconde langue orpheline »(21) . Ce qui fait de Houri une Shahrazade à l’envers, une Shahrazade qui ne raconte pas les histoires, mais qui les écoute. Aube lui dit « je te raconterai tout ce que je peux, mais, à un moment, il faudra bien arrêter. Je suis un livre dont la fin est la tienne. »(22)

Aube jure à sa fille que cette langue intérieure a commencé à se manifester en elle lorsqu’elle était une élève au primaire dans une classe d’une institutrice qu’elle aimait beaucoup(23); elle a développé cette langue pour compenser sa faiblesse dans l’usage de la « langue extérieure ». À cause de cette « langue intérieure », Aube est piégée dans un monologue (24) qui lui permet de raconter son histoire de fille qui a échappé miraculeusement à un égorgement d’une part et qui permet aussi à Houris, le fœtus qui est en elle, de continuer à vivre de l’autre part. Si bien que, plus tard, Aube renonce finalement à mettre fin à l’enfant qu’elle porte, comme, après mille et une nuits, le roi perse Schahryar à renoncer à son projet de tuer Shahrazade.  

Daoud attribue à son personnage la maitrise de la « langue intérieure », une langue non construite, non grammaticale.  Aube est la seule à l’entendre, à la parler et à la comprendre. Cependant, admettant que la narratrice est le personnage principal du roman et qu’elle dit en toute liberté tout ce que l’auteur peut penser de la « guerre civile » et du déroulement de l’histoire qu’il a écrite, comment peut-on accéder à cette liberté en tant que lecteur et à la fluidité de la pensée, alors que Kamel Daoud, l’auteur du roman, transcrit les propos ou la pensée  d’Aube dans une langue extérieure, le français en l’occurrence ? Un difficulté épistémologique.

En fait, cette langue intérieure est en dehors du texte, elle existe seulement dans l’imaginaire de l’auteur avant l’acte de l’écriture. Elle est sa pensée intime. Elle est par définition singulière et incommunicable. Ainsi, toute tentative de la partager avec les autres risques de lui faire perdre son authenticité et sa singularité.  Cette interrogation renvoie à la problématique philosophique suivante : qui de la pensée et de la langue vient en premier ?

L’auteur semble pencher vers la vision d’Henri Bergson pour qui les mots trahissent la pensée et pense que «  la pensée demeure incommensurable avec le langage ». Daoud a tenté de nous démontrer avec des mots appartenant à la « langue extérieure » qu’on peut penser sans mots et qu’il peut exister une pensée pure supérieure à tout ce qu’un humain peut dire dans ce qu’il appelle « langue extérieure ». Cette tentative qui semble contradictoire éloigne Kamel Daoud de Bergson et le rapproche plus de Hegel. Car ce dernier pense que « c’est dans les mots que nous pensons » et « par conséquent,  vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée ».

Ce paradoxe inhérent à la conception de Kamel Daoud du rapport de la pensée à la langue montre que l’existence d’une pensée pure est un mythe, du moment qu’on ne peut la saisir qu’à travers des mots ; de l’autre part, il explique les difficultés que les personnages du roman portant des vérités, des pensées sur la décennie noire, Aube particulièrement, ont rencontrées. En effet, toute l’histoire du roman montre la souffrance que les personnages ressentent dans leurs tentatives de passer des souvenirs personnels et singuliers aux souvenirs de toute une communauté, de passer de la pensée aux mots, de la « langue intérieure » à la « langue extérieure ». Cette histoire d’Aube et de Aissa accuse le pouvoir politique de vouloir à travers la loi de la réconciliation nationale de 2005 empêcher que des témoignages de personnes qui ont vécu la décennie noire soient écrits et deviennent par conséquent une archive documentée qui peut être exploitée dans l’écriture de l’Histoire récente de l’Algérie.

Le roman invite fortement le lecteur à reconnaitre l’existence de cette guerre, car sans cela il n’y aurait aucun souvenir ni histoire. Les personnages du livre essayent tant bien que mal, dans leurs aventures, de lutter contre l’oubli. Le rôle que l’auteur leur a attribué n’est pas d’expliquer et de faire comprendre au lecteur ce qui s’est passé, mais de rapporter et de dire dans leurs mots la violence de la « guerre civile » qui a marqué leurs âmes et les corps. En fait, ils sont plus dans la description de l’horreur que dans la recherche des causes.

L’auteur laisse le lecteur à sa soif, il ne lui donne aucune explication pour comprendre pourquoi des Algériens sont arrivés à tuer d’autres Algériens. Ce qui est évident est qu’on ne peut pas arriver au stade de la compréhension des faits si on fait disparaître et on refuse d’admettre l’existence même de ces faits.  Le roman nous invite par la fiction à reconnaitre l’existence d’une « guerre civile » qui a causé des milliers de morts.

Écrivain et docteur en philosophie Ali Kaidi

Notes

1. Ibid.,p.239

2. Ibid.,p.26

3.Ibid.,p.43

4. Ibid.,pp.15,16

5. Ibid.,p.17

6. Ibid.,p.52

7. Ibid.

8. Ibid.

9 Ibid.

10.Ibid.,p.16

11. Ibid.

12. Ibid.,p.20

13. Ibid.,p.17

14. Ibid.

15. Ibid.,p.20

16. Ibid.

17. Ibid.,p.37

 18. Ibid.,p.19

 19. Ibid.

20. Ibid.,p.20

21.  Ibid.,p.26

 22. Ibid.,p.48

23. Ibid.,p..21

24. Ibid.,p.26

Ci-dessous l’analyse au complet

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici