L’affaire Saad Bouakba dépasse largement le simple cadre judiciaire. Son incarcération est devenue, pour beaucoup, le symptôme d’un mal national profond : la sévère contraction du champ des libertés publiques et de la mise sous cloche du libre débat en Algérie.
L’air devient irrespirable sous la « nouvelle Algérie ». Entre lois spéciales appliquées strictement, accusations liées aux propos tenus et recul ressenti des libertés d’expression, cette affaire révèle un climat où parler de sujets sensibles devient de plus en plus risqué.
La mise en détention provisoire du journaliste Saad Bouakba, poursuivi pour « atteinte aux symboles de la Révolution », a suscité un vif débat au sein des milieux juridiques et médiatiques. Trois argumentaires, portés par Me Sadat, Me Tarek Merrah et le juriste Habib Achi, structurent aujourd’hui les contours d’une affaire où se croisent droit constitutionnel, loi spéciale et exercice du métier de journaliste.
La détention provisoire en question
Pour Me Fetta Sadat, la mesure restrictive prise à l’encontre du journaliste contrevient à l’esprit même de la Constitution. Elle rappelle que la détention provisoire est définie comme une « mesure exceptionnelle », dont l’usage doit être strictement proportionné. Or, dans le cas d’un prévenu âgé, malade et présentant toutes les garanties de représentation, le recours à l’incarcération apparaît excessif.
L’avocate souligne également que l’affaire relève d’un délit de presse, un domaine où la Constitution consacre explicitement la liberté d’opinion, d’expression et de la presse. À ses yeux, le mandat de dépôt entre directement en contradiction avec ces garanties fondamentales.
Citer n’est pas accuser
Sur le fond, Me Tarek Merrah recentre le débat sur la nature même de l’acte reproché à Bouakba. Le journaliste n’aurait fait que reprendre un passage de l’ouvrage « Lextrémiste, François Genoud, de Hitler à Carlos », publié en 1996 par Pierre Péan, non contesté devant les tribunaux par l’ancien président Ahmed Ben Bella.
L’avocat estime que la responsabilité du journaliste ne peut être engagée pour la simple citation d’un texte déjà disponible au public depuis près de trois décennies. Incarcérer pour avoir cité un livre reviendrait, selon lui, à étendre indûment la responsabilité pénale des professionnels de l’information. Mais comme écrit précédemment, le placement sous mandat de dépôt de Saad Bouakba est symptomatique de l’autoritarisme imposé à toute la société. Désormais, ceux qui sont aux affaires se sont transformés en directeurs de conscience.
La loi spéciale sur les symboles de la Révolution, un cadre contraignant
Le juriste Habib Achi adopte une approche plus nuancée. Il rappelle que l’affaire pourrait relever d’un cadre juridique particulier : la Loi du Moudjahid et du Chahid, qui impose à l’État de protéger la mémoire des figures révolutionnaires. Cette loi spéciale, par sa nature, pourrait primer sur les principes généraux de la Constitution, notamment en matière de liberté d’expression.
Achi estime par ailleurs que la prudence professionnelle s’imposait. Saad Bouakba, figure publique rompu aux dossiers sensibles, aurait dû consulter un conseiller juridique avant d’aborder des sujets susceptibles de relever du droit spécial. Selon lui, cette omission a facilité la judiciarisation du dossier. Mais alors qu’en est-il des historiens ? Doivent-ils donc s’appuyer systématiquement sur des avocats pour publier leurs recherches ou simplement renoncer à traiter des « dossiers polémiques » ?
Une affaire au croisement des libertés publiques et de la mémoire nationale
Ces trois lectures, loin de s’opposer frontalement, mettent en lumière la tension entre deux impératifs : d’un côté, la protection des libertés publiques, un socle constitutionnel ; de l’autre, la défense de la mémoire de la Révolution, érigée en valeur juridique protégée.
Il appartiendra désormais à la justice de déterminer dans quel sens penche la balance : vers la primauté des droits de la presse ou vers l’application stricte d’une loi spéciale au nom de la préservation du récit national.
Samia Naït Iqbal

