Il est des peuples que l’histoire a rendus discrets par sagesse, loyaux par nécessité, et invisibles par instinct de survie. Les Druzes sont de ceux-là. Peuple sans prophète et sans ambition d’empire, ils ont survécu en se faisant pierre dans la tempête.
Aujourd’hui, pourtant, ce sont eux que l’on invoque, que l’on bombarde, que l’on défend. Israël, avec la brutalité méthodique qui sied aux puissances établies, a une nouvelle fois frappé la Syrie : Damas, Soueïda, Deraa. Et chaque missile lancé depuis la Galilée porte l’inscription silencieuse : « Au nom des Druzes ».
Mais depuis quand les États bombardent-ils pour sauver, et depuis quand le ciel se fend-il pour des minorités, si ce n’est lorsque leur fragilité devient levier géostratégique ?
La question n’est pas pourquoi Israël protège les Druzes. La vraie question est : que gagne Israël à se faire leur protecteur exclusif ?
Quand une minorité devient géographie
Ce que la géopolitique ne dit pas toujours, c’est que les peuples comptent moins que les lieux qu’ils occupent. Soueïda, Jabal al-Druze, la lisière du Golan, c’est moins une terre druze qu’une frontière flottante entre deux légitimités. Celle d’un Israël sûr de son droit à bombarder tout ce qui menace son silence stratégique et celle d’un État syrien fracturé, contesté, que la guerre a vidé de sa centralité.
Entre les deux, les Druzes, qui n’ont rien demandé, mais dont la neutralité menace chacun. Israël a toujours été un cartographe vigilant du désordre arabe. Ce qu’il ne peut contrôler, il le fracture. Ce qu’il ne peut soumettre, il l’encourage à l’autonomie.
Ce qu’il ne peut digérer, il le pousse à se battre contre ses propres voisins. Les Druzes, hier discrets, deviennent aujourd’hui un « soft buffer », un rempart communautaire instrumentalisé pour contenir à la fois le retour d’un pouvoir central syrien, l’infiltration iranienne, et l’éruption de chaos sunnite dans une zone que Tel-Aviv considère comme son glacis vital.
Doctrine périphérique et centralité minoritaire
Ce que fait Israël avec les Druzes syriens, il l’a déjà expérimenté avec les chrétiens maronites du Liban, les Kurdes du Nord irakien, et même certains chiites libanais avant l’émergence du Hezbollah. La doctrine est ancienne, claire, et invariable : sécuriser la périphérie en appuyant les minorités contre les majorités arabes nationales.
Cette stratégie dite « périphérique » n’a jamais été humanitaire. Elle est purement mécanique. Elle produit des zones tampons, des alliés circonstanciels, des fractures ethno-confessionnelles qui empêchent toute consolidation d’un front arabe uni.
Ainsi, le soutien israélien aux Druzes syriens n’est pas un acte de protection ; c’est un acte de projection. Il ne s’agit pas de sauver une minorité, mais de préempter un espace, de redessiner une marge, d’écrire une nouvelle partition du Sud syrien au nom de la stabilité d’Israël.
Le bombardement comme message politique
Les frappes récentes contre Damas, les sites militaires de Soueïda, les convois des forces gouvernementales syriennes ne relèvent pas de l’improvisation. Elles sont un message codé, une grammaire de la force. Le contenu est clair : Israël n’acceptera aucun retour de l’armée syrienne ou des milices pro-iraniennes à proximité de la zone druze. Il s’autorise même à parler à Damas avec un langage qui, ailleurs, s’apparenterait à une déclaration de guerre.
Et pourtant, le silence du monde est assourdissant. Car Israël ne frappe pas à l’aveugle, il frappe au nom d’une minorité silencieuse, il frappe contre un régime infréquentable, il frappe en se présentant comme bastion d’ordre dans une région d’entropie. Cela suffit à fabriquer le consentement tacite des chancelleries occidentales.
Une protection à double tranchant
Mais le plus grand danger pour les Druzes n’est pas le régime syrien. Ce n’est pas non plus Israël. C’est de devenir un outil dans une guerre qui les dépasse. La logique protectrice israélienne les transforme en pièce d’échiquier dans une partie dont ils ne maîtrisent ni les règles ni les enjeux.
Entre une Syrie centrale en recomposition et une puissance israélienne qui prétend veiller sur eux, ils risquent de perdre leur autonomie historique, leur neutralité patiemment bâtie, et devenir malgré eux les kurdes du sud syrien : nécessaires, instrumentalisés, puis abandonnés.
Vers une fragmentation institutionnalisée de la Syrie
Ce qui se joue ici dépasse le drame ponctuel de Sweida. C’est la balkanisation lente et méthodique de la Syrie, selon un modèle déjà expérimenté en Irak et en Libye. Le soutien israélien aux Druzes participe d’une stratégie plus large : empêcher la résurrection d’une Syrie unifiée, nationaliste et souveraine, capable de fédérer les résistances à l’ordre régional israélo-américain. En cultivant des enclaves autonomes, Israël affaiblit toute centralité arabe.
Ce n’est pas une guerre de conquête, c’est une guerre de fragmentation. Une guerre douce, ciblée, chirurgicale, où chaque minorité devient une fissure dans le bloc adverse. Une paix impossible faite de guerres légitimes Israël n’a pas besoin de conquérir la Syrie. Il lui suffit que la Syrie reste inconquise. Que ses minorités se méfient de sa majorité. Que ses Druzes craignent ses sunnites. Que ses sunnites refusent ses chiites.
Que ses Kurdes redoutent ses Arabes. Dans cette architecture de la méfiance, Israël devient l’acteur rationnel, l’ami protecteur, l’ombre bienveillante. Mais cette paix israélienne, tissée de guerres préventives et de minorités protégées, est une paix instable, une paix cynique, une paix coloniale de nouvelle génération. Et les Druzes, ces sages de la montagne, ces gardiens des secrets, pourraient bien n’être qu’une porte que l’on pousse pour entrer dans une maison qu’on ne leur rendra jamais.
Rabia Hassanine