Ivan Butel est un auteur, scénariste et réalisateur français spécialisé dans le documentaire de création. Titulaire d’une Maîtrise en philosophie et d’un DESS en réalisation documentaire, il a construit une œuvre engagée et réflexive, explorant la mémoire politique, l’identité européenne et les tensions sociales.
Son parcours cinématographique se distingue par des documentaires à la profondeur historique et à la portée politique reconnues. L’Europe et ses fantômes, interroge l’identité européenne, des origines antiques à la crise grecque, avec la participation d’historiens comme Patrick Boucheron et Paulin Ismard. Conjurer la peur, examine une fresque politique médiévale à Sienne et ses résonances avec les peurs contemporaines. Tarnac – Quand tout déraille, revient sur l’affaire Tarnac, mêlant justice, politique et médias. La Belgique des écrivains, explore les paradoxes du pays entre unité européenne et tensions communautaires. Ses premiers travaux incluent Les 9 Folies de Nietzsche à Turin et Jean. En 2006, il reçoit le 6ᵉ Prix du documentaire historique des Rendez-vous de l’Histoire de Blois pour son scénario Chano.
Son premier roman, De silence et d’or, publié en janvier 2025 aux éditions Globe, retrace le parcours de Sebastian « Chano » Rodriguez, nageur paralympique espagnol, dont le passé militant au sein du groupe armé d’extrême gauche GRAPO refait surface après ses médailles d’or aux Jeux de Sydney en 2000. Ce récit mêle enquête journalistique, portrait intime et réflexion historique sur la transition démocratique espagnole post-franquiste. Ivan Butel y interroge les notions de rédemption, de mémoire collective et de justice, décrivant son livre comme « l’adaptation d’un film qui n’a pas existé ».
Issu d’un environnement intellectuel engagé, il est le fils du journaliste et écrivain Michel Butel, fondateur de L’Autre Journal, et L’Impossible. Cette filiation influence profondément son travail, qui explore les marges politiques, les utopies et les désillusions contemporaines. Son œuvre interroge les cicatrices laissées par l’histoire, la guerre, le terrorisme et la répression, mettant en lumière des trajectoires humaines souvent oubliées ou dérangeantes. Plus qu’un jugement, il cherche à comprendre les contradictions, les silences et les refoulements qui hantent les sociétés européennes.
Son travail s’inscrit dans une culture de la mémoire lucide et engagée, où chaque documentaire et récit devient un acte de transmission et d’interrogation critique. Son approche, alliant rigueur documentaire et sensibilité narrative, fait de lui une voix singulière dans le paysage culturel français. Bien que relativement discret dans les grands médias, il marque les milieux intellectuels, documentaristes et littéraires engagés, imposant une voix exigeante et profondément humaniste.
Son influence dépasse le cinéma documentaire, son regard patient et réflexif inspire une nouvelle génération de réalisateurs soucieux d’aborder les sujets politiques avec subtilité et densité. Ses films servent de support à des débats universitaires ou militants sur la mémoire, la radicalité politique et l’Europe sociale et identitaire. Avec De silence et d’or, il élargit son audience en rendant accessibles ces thématiques à un public plus large. Le roman a suscité des discussions autour du rapport entre rédemption individuelle et mémoire collective, amplifiant la portée de son travail.
Ivan Butel invite à appréhender l’histoire comme un ensemble de forces en interaction, traversé par des conflits, des récits divergents et des blessures encore vives, plutôt qu’une simple chronologie d’événements.
Son œuvre agit comme un contrepoint à l’amnésie politique, en France comme en Europe. Il ne fait pas du bruit, mais il fait sens.
Réalisateur engagé et désormais romancier, Ivan Butel explore depuis plus de deux décennies les zones d’ombre de l’histoire contemporaine. De ses documentaires politiques à son premier roman De silence et d’or, il interroge sans relâche les silences, les contradictions et les récits oubliés qui façonnent nos sociétés. Dans cet entretien, il revient sur son parcours, ses influences, et sa vision d’un art au service de la complexité du réel.
Le Matin d’Algérie : Ivan, votre travail mêle étroitement l’intime et le politique. Qu’est-ce qui vous pousse à explorer ces zones de friction entre destin individuel et mémoire collective ?
Ivan Butel : Je ne suis pas historien de formation et quand j’aborde des grands sujets (comme ici la question de la dictature franquiste et de la période de la Transition après la mort du dictateur), je le fais avec ma sensibilité, en racontant les choses à la première personne, par le prisme des hommes et des femmes que je rencontre. Dans ce livre je raconte la grande Histoire à travers la « petite » histoire de ces gens, leur vécu.
Ainsi, j’ai réalisé que pour le protagoniste (Cha) les choses ne s’étaient pas seulement jouées dans les manifestations, dans les luttes, dans la rue… mais aussi au niveau du cercle familial, de l’intime, des relations entre frères et sœur ou entre enfants et parents. C’est aussi là que s’est joué le passage à l’acte, la décision de s’engager ! Pour moi, ce livre n’est donc pas juste une fresque politique autour des années Franco, c’est aussi une affaire familiale, une fresque intime.
Le Matin d’Algérie : Vous avez longtemps travaillé dans le documentaire avant de publier De silence et d’or. Qu’est-ce que l’écriture romanesque vous a permis d’exprimer que le cinéma ne permettait pas ?
Ivan Butel : C’est vrai que j’ai commencé par faire des films documentaires… et que j’en fais encore aujourd’hui. Ce livre est comme une parenthèse entre deux films. A l’origine, ma manière de regarder le monde, les gens, c’est avec une caméra. Mais pour cette histoire-là, cela ne suffisait pas. La caméra n’était pas l’outil adéquat. Car dans l’histoire de Cha, tout tourne autour du silence. Et le silence face à une caméra, c’est compliqué ! Alors que dans un livre, cela permet plein de choses. Pour le dire vite : je me suis engouffré dans ses silences, que j’ai peuplé avec mes mots. Ses silences ont libéré une place dans laquelle je me suis engouffré. Et puis, même si c’est une histoire vraie, il y a la littérature, le romanesque… Bref, tout ici m’indiquait que c’était une affaire d’écriture, que ce sont les mots écrits qui devaient transmettre cette histoire extraordinaire….
Le Matin d’Algérie : La mémoire semble être un fil rouge dans votre œuvre. Diriez-vous que vous cherchez à réparer des silences de l’histoire, ou simplement à les faire entendre ?
Ivan Butel : C’est une bonne question… Peut-être les deux à la fois… Je cherche à « faire entendre » les choses qui se sont passées (et qui demeurent en grande partie méconnue, surtout en France), en retrouvant des témoins, en recueillant leur parole, en travaillant sur les archives, les articles de journaux, les films militants (dont un, bouleversant, tourné clandestinement depuis l’intérieur de la prison) … et puis j’espère par-là faire œuvre de réconciliation, d’apaisement, mettre du baume sur les plaies de cette histoire douloureuse qui reste à vif… Je me rends compte que le passé ne passe pas en Espagne. Que ce pays soit encore très divisé en ce qui concerne les questions mémorielles.
Le Matin d’Algérie : Votre roman s’inspire d’une histoire vraie, celle de Sebastian « Chano » Rodriguez. Qu’est-ce qui vous a touché dans cette figure à la fois héroïque et controversée ?
Ivan Butel : Je ne sais pas si je le qualifierais de « héros ». Je ne crois pas qu’il le soit. C’est un champion, un personnage au parcours extraordinaire. Mais il n’est pas un héros. Par contre, ce qui est sûr, c’est que son « cas » fait débat. Les gens ont des avis très différents concernant sa trajectoire. Certains y voient un magnifique exemple de rédemption. Pour d’autres, il est à jamais coupable d’avoir participé à la lutte armée dans son pays…
Tout ceci m’a intéressé. Le fait qu’il soit difficile de résumer son histoire facilement… toutes les questions éthiques et morales que posent son parcours. Mais pour reprendre le terme votre question, je dirais que c’est encore plus que ça : j’ai été littéralement « touché » par ce personnage. Il m’a ému. Nous sommes devenus amis et c’est une rencontre importante dans ma vie. Qu’est-ce qui m’a touché exactement ? Je crois que c’est la ligne de crête sur laquelle il se tient. Cette façon très particulière qu’il a de regarder son passé…
Le Matin d’Algérie : On sent dans vos films et dans votre livre une méfiance envers les récits dominants, les simplifications. Quelle place donnez-vous au doute, à l’ambiguïté, dans votre démarche ?
Ivan Butel : Je suis heureux que vous releviez ce point car il me paraît crucial. Le doute. C’est la base de mon travail. J’ai fait des études de philo autrefois et si j’en garde une chose c’est bien cela : douter sans cesse. De tout. Tout remettre en question. Se méfier de nos certitudes, des apparences. Cette manière de faire est un moteur formidable pour creuser des sujets, pour enquêter, essayer de comprendre l’Histoire, les passions humaines…
Le Matin d’Algérie : Vous êtes le fils de Michel Butel, grande figure de la presse libre. En quoi cet héritage a-t-il influencé votre manière de raconter, de vous engager, ou de résister ?
Ivan Butel : Mon père était un passionné de presse, de politique et de culture. Il a tenté tout au long de sa vie de concilier ces différents univers dans les journaux qu’il a créés (dont le plus connu fut L’Autre Journal, dans les années 80-90). Je crois que j’ai hérité de cette manière de regarder le monde : tenter d’avoir un regard juste sur les choses sans avoir peur de se disperser et de toucher à tout. Au contraire : faire feu de tout bois, ramener le politique au poétique, et inversement. J’ai senti chez lui une confiance face à la vie et à ses difficultés. Je crois qu’il ne m’a pas tant légué un discours politique et un manuel de résistance qu’une façon libre de regarder les choses.
Le Matin d’Algérie : Avez-vous de projets en cours ou à venir ?
Ivan Butel : Je viens de terminer le tournage d’un film sur les traces du philosophe Nietzsche. Je ferai le montage à l’automne et le film sera diffusé sans doute fin 2025, d’abord sur Via Stella (France 3 Corse). Dans ce film, je raconte comment Nietzsche voulait devenir méditerranéen. Il en avait assez d’être allemand et de cette puissance germanique. Il a découvert les rivages de la Méditerranée, Nice, Gênes… Il pensait aussi à l’Afrique, cherchait un autre climat, une autre musique…
Si je m’intéresse à cette figure, c’est parce qu’avec Nietzsche, il y a aussi la question de la violence, du rapport à la loi. Ce sont des thèmes que j’aime aborder encore et encore…
Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?
Ivan Butel : Puisque vous m’offrez la chance de m’adresser à un lectorat en Algérie, et aux algériens partout dans le monde, je voudrais juste dire qu’en travaillant sur la question mémorielle espagnole, ce passé qui ne passe pas, j’ai souvent pensé à la question algérienne. Pourquoi pas un jour travailler par exemple sur les réseaux Curiel, qui sont liés à l’histoire de ma famille…
Entretien réalisé par Brahim Saci
Livre publié :
De silence et d’or, 2025, éditeur Globe