« Ighil yerna, tiɣremt terna — La colline change, la maison change aussi. »
Le proverbe n’a jamais sonné aussi juste. En Kabylie, les villages changent à une vitesse que nos anciens n’auraient jamais imaginée. On ne construit plus seulement des maisons : on érige des étages, des façades, des symboles. Le paysage se transforme — et avec lui, une partie de notre identité.
I. La maison d’hier : une architecture qui tenait debout parce qu’elle tenait les gens ensemble
Autrefois, les villages kabyles — thudrin — formaient un corps vivant. Maisons basses, ruelles serrées, pierre locale, bois d’olivier, tuiles rouges séchées au soleil : chaque mur racontait une histoire.
On ne construisait pas pour montrer, mais pour transmettre.
« Taddart mačči d uxxam kan… » — le village, c’était la jambe qui portait le peuple.
Aujourd’hui, cette harmonie n’est plus qu’un souvenir.
II. Le tournant démographique : faute d’espace, le village s’élève… et s’isole
Les crêtes kabyles ne permettent plus l’expansion horizontale. Alors on grimpe. Trois, quatre, parfois cinq étages. Parents en bas, enfants au-dessus, et toujours un étage “pour plus tard”. Le futur devient un étage vide.
Même le garage devient symbole d’époque : omniprésent, démesuré, souvent plus important que les pièces de vie.
III. La diaspora : modernité, confort… et rupture esthétique
Paris, Marseille, Montréal, Bruxelles : la diaspora kabyle finance une nouvelle architecture.
Fenêtres aluminium, façades lisses, marbre brillant, toits-terrasses. Des maisons pensées pour montrer la réussite autant que pour abriter une famille.
Le confort grimpe, mais l’esthétique traditionnelle s’efface.
Un retour au pays ressemble désormais parfois à un retour dans un décor étranger.
IV. Le prix caché de la modernité : confort dedans, isolement dehors
Les maisons sont plus hautes, mais les relations plus basses.
Dans certains villages, on n’entend plus les voix des voisins.
Les fenêtres s’aluminent, les liens s’étiolent.
La pierre unissait, le béton sépare.
Le progrès n’est pas en cause. C’est l’équilibre qui est perdu.
V. Les châteaux vides : nouvelle tragédie silencieuse
C’est le phénomène le plus frappant : ces immenses maisons construites avec sacrifice… et abandonnées par les enfants partis vivre ailleurs.
Chambres vides, salons impeccables, pigeons qui remplacent les héritiers.
« J’ai construit trop haut pour des enfants partis trop loin. » Une phrase devenue presque universelle en Kabylie.
VI. Kabylie – Alpes : deux montagnes, un même vertige
Ce qui se passe en Kabylie n’est pas unique.
Dans les Alpes européennes, on voit la même fracture :
– résidences secondaires désertes,
– béton qui mord la pierre,
– villages plus beaux, mais plus silencieux.
À Chamonix comme à Tizi-Ouzou, on entend la même inquiétude :
« Nos montagnes changent plus vite que nos vies. »
Les Alpes ont réagi : règles strictes, préservation du patrimoine, rénovation plutôt que destruction.
Une leçon simple : moderniser n’oblige pas à se renier.
VII. Reconstruire sans détruire l’essentiel
Des architectes kabyles tentent une nouvelle voie : pierre + modernité, respect du relief, sobriété esthétique.
La beauté ne s’oppose pas au confort. La modernité n’efface pas la mémoire — si elle est pensée, encadrée, assumée.
« Axxam i d-yebna s tazmert… »
La maison bâtie avec sagesse construit aussi le cœur.
Conclusion : que voulons-nous léguer ?
Nous avons déjà perdu trop de ruelles, trop de pierres, trop de liens.
La question n’est pas de revenir en arrière.
La vraie question est : allons-nous construire un avenir qui ressemble à ce que nous sommes, ou à ce que nous croyons devoir imiter ?
Le béton est inévitable.
L’oubli, lui, ne l’est pas.
Aziz Slimani

