Jeudi 22 octobre 2020
Kamal Hamadi : la richesse d’une carrière artistique (1)
De son vrai nom Zeggane Larbi, Kamal Hamadi est né le 22 décembre 1936 à Aït Daoud (ex-Commune mixte du Djurdjura, actuellement A.P.C. de Iatafene, daïra de Beni Yenni).
Le jeune Larbi vécut au village jusqu’à l’âge de treize ans et demi. Appartenant au patrilignage des Aït Ali Ouzeggane, il est le fils de Mohand-Saïd et de Fetta des Aït-M’hand-Sâid. Ces deux lignages appartenant au même village entretiennent des relations réciproques d’échange matrimonial depuis plusieurs générations. Larbi connait et apprécie beaucoup sa famille avunculaire (xwal-is), qui le lui rend bien. Né au sein d’une fratrie de trois garçons et de cinq filles, il est venu au monde en troisième position après un frère et une sœur.
Faire la biographie de Kamal Hamadi est aujourd’hui (2003) une aubaine inespérée pour les recherches musicales kabyles. Mieux connaître cette grande figure de la chanson algérienne nous révèlera des informations qui manquent cruellement quant à une meilleure connaissance de l’essor de la chanson kabyle dite composée qui a ses auteurs et ses compositeurs connus.
Le démarrage de cette chanson, telle qu’elle continue de se faire aujourd’hui, remonte véritablement au tout début des années 1950, c’est-à-dire à l’époque où Kamal Hamadi, encore tout jeune, commence à fréquenter sérieusement le milieu artistique algérois. Il se souvient du retour de Slimane Azem au pays quand il était venu de France faire sa fameuse seconde tournée musicale à travers toute la Kabylie en 1953/54. Kamal Hamadi ne manque pas alors d’aller le voir en concert.
A Alger, en pleine Casbah, le jeune montagnard déjà pétri de culture ancestrale, fraîchement devenu citadin, fréquente le «Café des sports ». Ce café possédait un phonographe qui susurrait à longueur de journée des chansons en langue kabyle et en langue arabe algérien. Il se fait des amis parmi les artistes auxquels il composera assez rapidement des chansons, d’abord en arabe du pays, puis en kabyle. Il découvrira, en effet, l’origine kabyle de certains de ses amis citadins qui, en dehors de leur famille, ne pratiquaient pas la langue kabyle de leurs parents.
Pour énormément de raisons, lever un coin du voile, aussi réduit soit-il, sur la vie et la carrière de Kamal Hamadi, facilitera la recherche musicologique et artistique algérienne en général et kabyle en particulier. Son œuvre composée utilise une esthétique particulière dont l’étude révélera à coup sûr la part du folklore local employé, mais aussi le type d’emprunts faits aux traditions de frottement : maghrébines, orientales et occidentales.
La composition devient sa raison de vivre
Auteur prolifique, il écrit pour la radio et la télévision des pièces de théâtre, des opérettes et des sketchs. Pour les opérettes, il fut inspiré par des œuvres d’auteurs égyptiens diffusées par leurs films.
Pendant plus de vingt-cinq ans, en tant que cadre indépendant de la radio kabyle d’Alger, il produira et présentera des émissions où seront invitées plusieurs personnalités de la musique kabyle : Mohamed Iguerbouchen, Zerrouki Allaoua et tant d’autres. Sa production poétique et musicale, riche de plusieurs milliers d’œuvres, embrasse de nombreux thèmes.
Par ailleurs, les airs de ses chansons sont constitutifs de plusieurs genres musicaux régionaux algériens. Il serait aujourd’hui l’auteur et le compositeur maghrébin, de langue kabyle et de langue arabe algérien, qui compte le plus grand nombre d’œuvres à son actif. Sa carrière 3 professionnelle commence avant la déclaration de la guerre de libération (1954-1962). Cinquante ans après, sa carrière se poursuit encore de façon rayonnante. Kamal Hamadi a croisé le chemin de très nombreux artistes.
Nombre d’entre eux lui deviendront, soit des exemples qu’il suivra, avant de devenir lui-même un artiste complet, soit des amis durables auxquels il restera lié par ses multiples activités musicales, ou encore des collaborateurs et même des émules dont il sera à l’origine de la carrière artistique. Lounis Aït Menguellet, Athmani, Slimani, Mouloud Habib, le regretté Aït Meslayene, et d’autres encore, lui doivent le succès de leurs débuts.
Avec des textes de chansons qu’il interprète lui-même ou qu’il compose pour d’autres, il aborde, après Cheikh El-Hasnaoui, dit-il modestement, et en même temps que Chérif Kheddam, des thèmes nouveaux. Il transgresse des tabous en exprimant des sentiments que les jeunes de son époque ressentent mais que la norme sociale des siens oblige à taire.
Il chante l’amour mais aussi l’impossibilité de l’amour, en trouvant les mots qu’il faut. On se souviendra longtemps d’une chanson qui avait fait un succès retentissant : A tbib dawi-yi (Médecin de l’amour guéris-moi) :
A tbib dawi-yi, aql-i d eg-ir hala(1)
Ebghigh-tt tebgha-yi,
baba-s yenna-d ala
Médecin de l’amour guéris-moi,
me voilà dans le désarroi
Je la désire et elle me veut,
son père me la refuse
Dans une autre chanson intitulée Yid-em (« Avec toi »), qui est l’un des meilleurs duos de la chanson kabyle composée, l’artiste décrit la relation d’une jeune fille et d’un garçon liés par un désir ardent :
Netta : Yid-em, yid-em, lemhibba-m tugh etnewwer
Nettat : Yid-ek, yid-ek, alamma yefna laamer
Lui : Avec toi, avec toi, ton amour prend racine et fleurit
Elle : Avec toi, avec toi, jusqu’à la fin de la vie En leur temps, ces chansons ont bousculé les mentalités.
Par ailleurs, la déclaration de la guerre de libération sera pour Kamal Hamadi l’occasion d’affirmer son sentiment nationaliste cultivé dans sa jeunesse. En effet, adolescent il fera partie des S.M.A. (Scouts Musulmans Algériens) de sa localité dont les activités s’intensifient dans les villages kabyles au cours des années 1940. Son passage dans le groupe des scouts le marquera au point où dès 1955, il composera des chansons à connotation nationaliste. Celles-ci lui vaudront d’être censuré à Radio Alger.
L’une des chansons les plus significatives de ce registre est celle composée en 1956 et qu’il intitule : Lezzayer is’m-is aɛziz. (« L’Algérie possède un nom prestigieux »).
Son refrain dit :
Lezzayer ism-is aɛziz, fell-as yedda sser d ennur
Ɣlayet d eg-ul xir n elwiz, tweṛddett f ettɣennin leḍyuṛ
L’Algérie possède un nom prestigieux, auréolé de grâce et de lumière
Sa valeur surpasse celle de l’or, fleur que célèbrent les oiseaux
L’indépendance de l’Algérie, obtenue après plus de sept années de guerre, sera fêtée dans une grande liesse populaire.
Les artistes participeront à leur façon à ces réjouissances. Kamal Hamadi composera dès 1962, l’une des chansons de reconnaissance les plus laudatives, dédiées aux moudjahidins (combattants) :
Ferhet ay ayetma ferhet,
Lzzayer ibedd laalam-is
Mkkull yiwen s wayen yewwet, wa s ldjib wa s yighil-is
Rezq a rebbi s eldjennet, wi mmuten af-etmurt-is
Réjouissez-vous mes frères,
l’Algérie possède son drapeau
Chacun a participé au combat, avec sa finance, ou en combattant
Que dieu accorde le paradis, à celui qui s’est sacrifié pour son pays
La même année, il compose une autre chanson qui glorifie l’indépendance. Elle sera interprétée par Salah Sadaoui. Elle s’intitule Yecreq yitij yuli w-ass (« Le soleil monte et le jour se lève ») :
Yecreq yitij yuli w-ass,
tedwi-d tafat af medden irkkwelli
Mkkull wa am’k i s-yufa lbenna-s,
W(a) am esskkwer, w(a) am ilili
Le soleil monte et le jour se lève,
C’est la lumière pour tout un chacun
Chacun lui trouve un goût différent,
Douce pour l’un et amère pour l’autre
Ainsi, on voit comment l’artiste souligne avec une certaine objectivité le mélange d’espoir et de désillusion qui s’instaure au pays à la suite de l’indépendance qui voit s’installer un pouvoir politique dont les options qu’il prône alors viendront fragiliser entre autres la radio émettant en langue kabyle. Kamal Hamadi, avec d’autres, sera encore là pour relever le défi de la consolidation de cette chaîne radiophonique. Il y produira sans salaires ni cachets des émissions et y entraînera ses amis artistes qui en feront de même.
Les changements sociaux survenus après 1962 provoquent déjà des injustices qui feront fuir vers l’émigration une partie de la jeunesse algérienne. Avec une chanson mémorable sortie en 1965, Kamal Hamadi dénoncera les causes de cette fuite tout en pointant du doigt ces injustices. Elle s’appelle Ma ɣaben wid izewṛen… (Si les jeunes gens valides s’en vont…) :
Ma ghaben wid i zewren,
melt-aɣ w ar att i ɛemren
Tamurt tehwadj arraw-is,
ttimura medd’n i ccuṛen
Si les jeunes gens valides s’en vont, qui donc va l’occuper Alors que le pays a besoin de ses enfants, ils remplissent les pays étrangers Mais, voyant l’avenir se dessiner autrement que l’attendaient ceux qui avaient lutté pour la libération du pays, l’artiste évoque les difficultés auxquelles sont confrontés les jeunes en partance.
Ainsi, il explique que partir exige de disposer de l’argent du voyage et que tout le monde ne le 6 possède pas forcément.
Dans une chanson pathétique, plébiscitée en 1965, il dit :
Redlegh-d elheq n errekba,
kkemmlegh i tlaba
Llan-t-iyi ula ttimgharin
Annaɣ ya rebbi âdjaba, aql-aɣ nebbehba
Ay turid d i twenziwin
Lfiraq d i lmut yecba, ighdel-d errehba
A nnedj leÌbab d elwallddin
J’ai emprunté le montant du voyage, augmentant mes dettes
Je dois des créances même aux vieilles femmes
Dieu que de problèmes, nous voilà affolés
Que de choses prescrites dans la destinée
La séparation semblable à la mort, a déversé la peur
Nous laisserons derrière nous les amis et les parents
L’essor d’une carrière qui se confirme d’année en année le fait voyager à travers les deux rives de la Méditerranée. Lorsque les chansons de Slimane Azem furent pour un temps « indésirables » à la radio algérienne d’État (juin 1967), Kamal Hamadi n’eut de cesse de convaincre son ami de continuer de produire.
Déjà en 1964, il avait su persuader Ahmed Hachlef, directeur artistique pour le catalogue arabe et kabyle chez Pathé Marconi, de faire revenir Dda Slimane à la chanson qui, entre 1957 et 1964, avait quasiment interrompu sa carrière musicale. Slimane Azem prend pied dans le sud-ouest de la France où il fait l’acquisition d’une petite propriété rurale (Moissac) dès le début de l’année 1963.
Pendant deux ou trois ans, il devient agriculteur et subsidiairement éleveur et vendeur de volailles. Pour le bonheur du public kabyle, qui adulait le chanteur fabuliste, Ahmed Hachlef, avec d’autres amis, est allé chercher Slimane Azem installé comme paysan à Moissac (Tarn-et-Garonne).
Avec beaucoup d’objectivité et pour l’histoire, Kamal Hamadi considère encore aujourd’hui (2003) Slimane Azem comme étant le fondateur de la chanson moderne kabyle. Slimane Azem en impulsera l’essor 7 durablement dès la fin des années 1940.
Avec son arrivée dans le monde artistique, la chanson kabyle parvient à se faire une place de choix parmi la chanson arabophone moderne. Kamal Hamadi le dit dans un poème de son cru :
Seg wasm(i) is nesla yecna,
igh yaâdjeb leghwna nhemm’l-it
Awal-is akk d lmaâna, yenjer-d abrid endefr-it
Necfa ghef-ayen id-yenna,
yerna ccbah(a) i teqwbaylit
Depuis que nous l’entendons chanter, le chant nous devient agréable Tout ce qu’il dit prend sens, voie droite que nous suivons Nous gardons en mémoire ses mots, car il a enrichi la langue kabyle Dès le début des années 1950, les jeunes Kabyles d’Alger peuvent enfin, sans complexe, écouter la chanson kabyle qui, dès lors, rivalise favorablement avec les chansons arabes, maghrébines et égyptiennes. (A suivre)
Mehenna Mahfoufi (Paris, 2003)
Renvois
1. Une mouture de cet entretien avait été publiée dans le journal hebdomadaire Izu®an / Racines (livraisons de juin 2004)
2. Que les lecteurs puristes nous excusent pour cette façon de transcrire certaines signes de la langue kabyle. Nous ne disposons pas de la police de caractères qui nous permettent de respecter l’usage.