Samedi 12 mai 2018
La diplomatie algérienne : entre principes et réalisme politique
La situation régionale au Maghreb, et tout particulièrement sur la frontière algéro-marocaine inquiète les autorités algériennes. Les dernières manœuvres très démonstratives de l’Armée nationale algérienne (ANP) dans l’ouest du pays ne sont pas des exercices de routine. La tension, celle que perçoivent à sa juste mesure les observateurs attentifs de la scène politico-diplomatique maghrébine, a dû atteindre un degré tel que l’ANP a cru devoir exhiber sa dissuasion et ses capacités à riposter à toute menace ou tentative d’agression. Pour le Maroc, le prétexte existe : le droit des Forces armées royales (FAR) à poursuivre l’armée sahraouie sur ses bases de repli algériennes. Cette option « militaire » a en tout cas bien été exprimée par au moins un responsable politique marocain. Et cela n’est pas anodin. Brandir la menace d’une intervention militaire n’est pas une parole en l’air en effet car une telle éventualité ne peut être envisagée par le Maroc et mise en pratique qu’avec le feu vert et le soutien financier, technique et logistique de puissances qui ont tout intérêt à affaiblir l’Algérie ou à tout le moins à « rabaisser le caquet » à ce pays qui se targue d’avoir une ligne diplomatique inflexible depuis l’époque des maquis. Une ligne vertueuse, qui est, reconnaissons-le, en totale discordance avec une politique intérieure faite de reniements, d’improvisation, de gaspillage, de prédation et de courtisaneries en tout genre sans lesquels le pays se serait bien mieux porté aujourd’hui.
Ligne diplomatique vertueuse en effet car la politique extérieure de l’Algérie est constante obéissant aux mêmes règles depuis la naissance dans les maquis de l’Etat révolutionnaire algérien : respect absolu de la souveraineté nationale et de l’intégrité territoriale des Etats-nations ; non-ingérence dans les affaires intérieures ; droit à l’autodétermination des peuples ; intangibilité des frontières héritées du colonialisme, principe inscrit dans la charte de l’organisation de l’unité africaine (OUA) ; soutien diplomatique et aide aux peuples en luttes pour leur liberté et leur indépendance ; diversification des relations économiques ; équidistance des blocs notamment à l’époque du non-alignement (il en est resté quelque chose dans ce monde de nouveau en voie de multipolarisation accélérée) ; offre de bons offices pour dénouer des crise humaines (otages américains de Téhéran, otages français du Liban…) et des conflits inutiles et délétères mettant aux prises des pays amis notamment l’Iran et l’Irak. C’est Alger qui a rabiboché le Shah et Saddam en 1975 ; c’est encore Alger qui s’évertue à mettre fin à une guerre stupide déclenchée par Saddam Hussein contre la République islamique d’Iran, une médiation qui va contrecarrer les intérêts occidentaux et israéliens qui n’avaient de cesse depuis le début du conflit que d’affaiblir les deux belligérants en ravivant le feu chaque fois que les flammes venaient à faiblir. Cette médiation coûtera la vie en 1982 à Mohamed Seddik Benyahia, le brillantissime chef de la diplomatie algérienne de l’époque.
Il y a également un axe majeur et constant de la politique étrangère algérienne, le soutien à la cause palestinienne même si durant ces dernières années, l’Algérie, fragilisée par ses problèmes intérieurs et le déséquilibre géopolitique survenu depuis la fin de l’URSS, s’est quelque peu repliée sur elle-même. Pourquoi, pourrait-on s’interroger, ce soutien inflexible de l’Algérie la cause palestinienne ? Est-ce par solidarité arabe ? Non je ne le crois pas même si tel président algérien, paraphrasant une « parole sainte », avait déclamé que « nous Algériens, sommes aux côtés de la Palestine qu’elle ait tort ou raison ». Est-ce par empathie religieuse ? Non plus, car la Palestine est un melting-pot de plusieurs religions, et l’OLP elle-même comporte des factions commandées par des chefs chrétiens. Le soutien fort et constant apporté par la diplomatie algérienne au MPLA angolais, au FRELIMO mozambicain, à l’ANC sud-africain, au PAIGC guinéo-capverdien et à bien d’autres mouvements de libération en Afrique et dans le monde, montre que d’évidence l’esprit de la diplomatie algérienne n’est pas guidée par la sympathie religieuse. Aussi, la véritable cause du soutien sans faille de la diplomatie algérienne aux Palestiniens est ce goût des causes justes né au cours d’une guerre de libération nationale avide de soutiens internationaux dès ses débuts. Les Algériens savent ce que signifie de compter sur des amis sûrs et constants.
La politique étrangère algérienne incarnée avec brio ces dernières années par Ramtane Lamamra recèle également une dimension d’éthique et de justice : on ne met pas sur le même pied d’égalité un agressé et un agresseur même si ce dernier est puissant.
Goût des causes justes et rejet du droit de la force brutale, voilà ce qui peut également expliquer la proximité, ou en tout cas l’empathie algérienne à l’égard de l’Iran. Ce pays qui n’a bombardé ni envahi personne, qui a été attaqué plusieurs fois sur son propre territoire, qui est totalement encerclé par une constellation de bases militaires américaines, se soucie avant tout de sanctuariser son territoire en tissant des alliances défensives et en brandissant ses supposées capacités de nuisance. « Si vous me frappez je vous ferais mal », tel est le credo des Iraniens adressé à l’Occident et surtout à Israël qui agite chaque saison la menace de bombardements pour détruire des sites supposés dangereux nucléairement parlant pour sa sécurité et sa survie. Les Iraniens comme les Coréens du nord n’oublient pas la leçon irakienne d’un Saddam suppliant le Léviathan américain avant la deuxième guerre du Golf, d’épargner son pays qui n’a plus aucune capacité de nuisance. « Ne me frappez pas, venez voir, je n’ai plus rien, je suis inoffensif ». Tel était le message de Saddam à ceux qui avaient programmé la destruction de son pays. Et on l’a frappé, détruit son pays, dans l’humiliation absolue pour lui-même et l’Irak. Le piège de son agression contre l’Iran se referma définitivement sur lui le jour où son corps bascula dans la trappe.
Revenons à la situation actuelle : l’Arabie saoudite joue en ce moment sur la fibre arabe et sunnite, et bien évidemment sur les promesses d’aide financière, pour fédérer autour d’elle une coalition contre l’Iran chiite. L’entreprise n’est pas dénuée de l’arrière pensée belliqueuse d’une guerre proxy américano-israélienne contre l’Iran. On lira l’avenir à partir du 12 mai 2018 quand sera connue la décision du président américain sur l’accord de dénucléarisation de l’Iran signé par l’Europe, les Etats-Unis, la Chine, la Russie et le pays concerné. Le rejet de cet accord par Trump signifiera sans doute le feu vert donné à la guerre. Cette guerre a du reste déjà commencé par les bombardements des bases iraniennes en Syrie par les Israéliens et la volonté des Saoudiens d’écraser sous un tapis de bombes les Houtis chiites du Yémen soutenus par l’Iran. On peut parier que le belliqueux prince héritier saoudien et les faucons américano-israéliens ne s’arrêteront pas là, ces derniers ayant juré de transformer l’Iran en nation pastorale.
Deux questions se posent cependant. La première : l’Europe, notamment l’Allemagne et la France, marchera-t-elle les yeux fermés, elle dont les intérêts économiques divergent de plus en plus avec ceux du tandem américano-israélien ? On peut supposer que oui car comme l’avait dit François Mitterrand en son temps, « il est difficile de résister aux Américains », même si aujourd’hui la coupe commence à déborder et l’opinion et les dirigeants européens à se poser des questions sur une alliance devenue franchement contre-productive économiquement.
La deuxième question est de savoir quelle attitude adopteront les Chinois et les Russes. Les premiers ont d’énormes intérêts économiques avec l’Iran et n’entendent pas les sacrifier. Au surplus, une guerre contre l’Iran entrainerait ipso facto le blocus du détroit d’Ormuz et stopperait net une partie importante de leurs approvisionnements énergétiques. Quant à la Russie qu’on croyait acquise à l’idée d’une alliance russo-irano-turque pour faire pièce au bloc américano-israélo saoudien, prendrait-elle le risque d’une confrontation directe avec les Etats-Unis, confrontatioin dont chacun sait qu’elle pourrait être le prélude à la fin des Temps.
D’un autre côté, il y va de sa crédibilité de grande puissance qui entend jouer un rôle clé dans les problèmes du monde. Si Vladimir ne se dresse pas pour dire un niet ferme à une guerre contre l’Iran, qui voudra dans l’avenir tisser des liens d’amitié et d’alliance avec un pays qui se contente de vœux pieux pour soutenir ses alliés. Contrairement aux Etats-Unis qui déploient un zèle inégalé pour appuyer ses alliés, notamment Israël et l’Arabie saoudite, ses amis les plus proches au Moyen-Orient. Au demeurant si la Russie détourne pudiquement le regard du bras de fer qui oppose l’Iran au bloc américano saoudo israélien, elle ne fera que renforcer un peu plus l’encerclement programmé de son propre territoire.
Au Maghreb, le Maroc en toute logique joue la coalition de ses alliés naturels : l’Arabie saoudite et les monarchies du Golfe, l’Amérique et de facto Israël, et rompt ses relations diplomatiques avec l’Iran au prétexte que la République islamique apporte son soutien au Polisario. Cette rupture avec l’Iran n’est pas le fait du hasard même si l’ex Sahara espagnol a toujours été une question vitale pour le Palais royal et le Makhzen. Car si ce n’était que cela le Maroc aurait depuis longtemps rompu toute relation avec une Algérie base de repli du Polisario, et qui clame publiquement son soutien à l’autodétermination du peuple sahraoui. La rupture avec l’Iran a une signification claire : Le Maroc doit répondre aux exigences de ses alliés, notamment saoudiens dont le credo « être avec nous ou contre nous » ne souffre ni atermoiement ni position médiane.
Sans apporter de soutien franc à l’Iran, qui est tout de même l’ennemi du très puissant binôme israélo-américain, l’Algérie se démarque de l’initiative saoudienne. Elle ne veut pas cautionner le bellicisme de Mohamed Ben Salmane au service d’une cause qui le dépasse. La diplomatie algérienne qui mise tout sur les solutions pacifiques et politiques ne s’embarrasse plus de l’ethnicité arabe, l’Algérie venant du reste de renouer avec sa profondeur historique amazighe. Ni de considérants religieux : ni sunnites, ni chiites, même si elle donne l’impression paradoxale d’un pays sunnite solidaire de l’arc chiite (Syrie, Irak, Iran, Hezbollah libanais). Le choix algérien est un choix de principe et n’a rien à voir comme cela a été dit avec de prétendues survivances chiites en terre algérienne depuis l’époque du royaume Kutama de Jijel. Ce choix est déterminé par cette éthique diplomatique qui caractérise la politique étrangère algérienne : se démarquer de l’agresseur supposé et prendre le parti du potentiel agressé. En toute logique, aux côtés de l’Iran, de l’Irak, de la Syrie et du Hezbollah, ce dernier étant considéré par les Algériens comme un mouvement de libération qui défend l’intégrité territoriale de son pays. Dans les relations internationales, toujours donc le rejet de l’exercice du droit de la force. Ainsi, sans être totalement imperméable au réalisme politique, notamment au cours de ces dernières décennies, ce sont les principes qui guident avant toute chose la politique étrangère algérienne et ses pratiques diplomatiques.