Mardi 4 février 2020
La littérature marocaine en langue française: continuités et ruptures
Il s’agit là de discuter d’une littérature qui utilise la langue française comme véhicule de communication et donc une langue étrangère que Kateb Yacine, monstre sacré de la littérature algérienne, écrivain atomiseur de barricades, considérait comme un « butin de guerre ».
Cette littérature n’utilise donc pas les langues arabe et amazigh et ces livres sont loin d’être destinés à des lecteurs situés uniquement de l’autre côté de la Méditerranée.
La littérature marocaine de langue française a souvent été examinée comme une littérature de la contestation, de l’insoumission et de la sédition, alors qu’elle possède une multitude de visages et qu’elle ne peut être que multiple. Cette littérature, depuis les origines, effervescente et remuante, ne pouvait pas se cantonner à un seul sujet, une seule manière de scruter le monde, une seule façon d’appréhender la vie… Parler du roman marocain de langue française, c’est déjà reconnaître la multiplicité des littératures différentes au sein même de cette littérature.
Cette littérature incite les lecteurs, les étudiants, les critiques et les analystes à se poser des questions sur les mille une façons de son assiduité sur les étagères des libraires, sa pérennité et sa persévérance, son endurance et ses efforts pour se singulariser.
Disserter sur le roman marocain équivaut déjà à lui reconnaître une visibilité et une stabilité indubitables. En parler nous interroge sur les ruptures et les continuités qui jalonnent cette littérature particulière – vers quelles ruptures progresser ? Vers quelles continuités persévérer ?
Plus qu’une suite de tableaux avec des noms et des titres, il convient d’arriver à un état des lieux et un inventaire pour que se dégagent les grandes lignes sur un sujet en constante métamorphose comme en témoigne l’arrivée sur la scène littéraire des nouvelles figures comme celles d’Abdallah Taïa, Leïla Slimani, Abdellah Baïda, Yasmine Chami ou Hicham Tahir.
La littérature marocaine d’expression française est, à l’évidence, depuis les premiers romanciers comme Ahmed Sefroui, Mohamed Aziz Lahbabi ou Driss Chraïbi en passant par la deuxième génération qui était celle de Abdelatif Laabi, Mohammed Khair Eddine, Tahar Ben Jelloun et Mustapha Nissaboury jusqu’à celle d’aujourd’hui un continuum de mouvements créateurs qui ont toujours mis le Maroc au centre des préoccupations des écrivains.
Les écrivains marocains de langue française, aux origines de cette littérature, n’ont eu de cesse de questionner leurs personnages sur leur identité. Méconnus par un lectorat inexistant, boudés par une caste de culture arabe dans les grandes villes, ignorés par les « métropolitains » prétendument propriétaires de cette langue, ces écrivains ne pouvaient qu’appréhender un monde dans lequel sont nés La Boite à merveilles ou Le Chapelet d’ambre.
Il était normal, à ce moment de l’histoire, de voir fleurir des œuvres qui valorisaient et flattaient la vie indigène pour l’abriter des à-priori.
La première génération
De la première génération d’écrivains marocains, seuls trois noms, à mon sens, méritent d’être mentionnés et surtout lus. Il s’agit d’Ahmed Sefrioui, de Mohammed Aziz Lahbabi et surtout de Driss Chraïbi.
Ahmed Sefrioui, tout le monde s’accorde à le reconnaître, est le premier à écrire un roman en langue française. C’est une littérature « ethnographique » qui nous est livrée. Le Chapelet d’ambre et La Boite à merveilles nous donnent à voir un Maroc traditionnel et coutumier.
Mohammed Aziz Lahbabi était bien une exception puisqu’il écrivait aussi bien en français qu’en arabe. Il était considéré comme un romancier et comme un poète mais surtout comme philosophe. Il faut se souvenir du Passé enterré et d’Espoir vagabond.
Driss Chraïbi est à part dans ce triptyque. Ses romans sont toujours lus tant au Maroc qu’à l’étranger. Chraïbi a été malmené par la classe politique de l’époque. Le Passé simple a agi comme un détonateur dès sa parution. C’est une satire foudroyante contre l’engourdissement de la société marocaine et, plus précisément du patriarcat. « Je pisse. Je pisse dans l’espoir que chaque goutte de mon urine tombera sur la tête de ceux que je connais bien, qui me connaissent bien, et qui me dégouttent. » Il a bâti une allégorie sur la réalité sociale et politique du Maroc de l’époque dans un vocabulaire corrosif pour mettre en lumière les fêlures des traditions pétrifiées et des mœurs suffocantes. Par la suite, Chraïbi a publié Les Boucs ensuite L’Âne, puis La Foule, et enfin Succession ouverte.
La deuxième génération
Comment, après cette première génération, cerner les ruptures et comment témoigner des continuités ? Faut-il changer notre appréhension et notre perception suivant la génération à laquelle appartient l’écrivain dont nous avons en mains le roman ? Pour ma part, j’ai la certitude qu’il ne s’agit nullement d’un problème de génération. Un exemple probant et quel exemple !
Dans la même génération, celle de la grande revue Souffles, il y a eu un renouveau littéraire inouï avec l’apparition sur la scène littéraire de Mohammed Khair Eddine qui a fait littéralement exploser les digues existantes. Cet écrivain de l’excès, avec sa sédition perpétuelle, son insubordination légendaire, ses mots en constante ébullition et l’insoumission incontrôlable qui le personnifie. Il faut lire Agadir et Corps négatif suivi d’Histoire d’un Bon Dieu pour se rendre compte à quel point la rupture s’est faite avec tout ce qui était connu auparavant. Nous sommes bien en présence d’un écrivain essentiel qui a aboli, dans son univers, tout ce qui se faisait avant lui. Et qui a décidé d’avoir comme revendication le fait de tout contester y compris la façon dont la littérature a été écrite jusque-là.
Dans la même souche générationnelle, Tahar Ben Jelloun, sans avoir peur de tomber dans la banalité, cherche à être loyal en brossant un tableau en se servant des sentiments de ses compatriotes sans aucune prétention d’originalité et sans aucune aspérité.
La deuxième génération des écrivains marocains a personnifié, à travers les membres de la revue Souffles (1966-1971), une rupture complète avec celle qui l’a précédée. D’abord parce que ces écrivains ne se sont pas contentés d’écrire, ils ont fait de la politique et ont rué dans les brancards.
Ils ont mis en place une littérature engagée de citoyens vivants dans la cité et qui s’y intéressaient. La littérature devient agitation, révolte et révolution. Les mots bouillonnent désormais et la démesure n’est pas loin. La virulence des phrases devient véritablement un soulèvement. La recherche de l’élégance et de la coquetterie de la prose passe au second plan.
Dans cette magnifique génération, nous pouvons citer pêle-mêle Abdellatif Laâbi, Mohammed Khair Eddine, Mostafa Nissabour et Abdelkébir Khatibi.
La troisième génération
Abdelhak Serhane (Messaouda, Le Deuil des chiens, Les Enfants des rues étroites, Le Soleil des obscurs…) est peut-être l’écrivain le plus connu de cette génération. Ce qu’il dit de la jeunesse fracassée qui ne se retrouve plus dans les traditions de son propre pays lui ont valu de porter haut la voix des plus démunis. L’Amour circoncis est un plaidoyer contre une société conservatrice qui étouffe toute liberté d’action ou de pensée chez les jeunes dans le cadre des échanges sexuels. Il pointe d’une manière virulente son doigt sur les contradictions qui affectent la société marocaine.
Rajae Benchemsi (Fracture du désir, La Controverse des temps, Marrakech, Lumière d’exil, Houda et Taqi, Sur mes traces), Mahi Binnebine (Les Étoiles de Sidi Moumen, Le Seigneur vous le rendra, Les Funérailles de lait, L’Ombre du poète, Le fou du roi, Rue du Pardon), Salim Jay (Embourgeoisement immédiat, Victoire partagée) sont d’autres figures de cette même génération.
La dernière génération
Leïla Slimani, Abdallah Taïa, Yasmine Chami, Bahaa Trabelsi, Nadia Chafik et Driss Bouissef-Rekab sont les noms qui me reviennent le plus souvent aux oreilles lorsqu’il s’agit de cette dernière génération. Ce qui est à noter, à propos de cette génération, c’est le nombre de plus en plus croissant de femmes qui y figurent. Et la multiplication des sujets.
Épilogue
Comment conclure après cette brève description d’une littérature qui, hormis certains écrivains comme Mohammed Khair Eddine et Abdelatif Laabi, n’a toujours pas trouvé sa place dans ma bibliothèque. L’énoncé lui-même de « littérature marocaine de langue française » fait pendant à celle de la « littérature algérienne d’expression française ». J’ouvre les parenthèses pour indiquer que Jean Sénac, l’immense poète algérien, l’auteur de Matinale de mon peuple et du Soleil sous les armes, parle de littérature algérienne de graphie française.
La question qui est posée désormais est celle-là : la littérature marocaine actuelle qui utilise la langue française pour s’exprimer s’insère-t-elle dans une rupture plus ou moins complète par rapport au passé ou progresse-t-elle, cahin-caha, dans la même continuité ? Il est certain qu’il souffle sur cette littérature depuis quelques années une véritable tornade. La leçon la plus importante à retenir, c’est que les écrivains de cette nouvelle génération écrivent dans une langue qu’ils ne considèrent pas comme étrangère à leurs préoccupations et qu’ils arrivent à coloniser des territoires voués à la littérature : roman, poésie, nouvelle, biographies et même des récits de prison pour ceux qui ont réussi à survivre à Tazmamart.
À l’évidence, la littérature marocaine de langue française est une littérature vigoureuse qui draine du sang neuf et qui fortifie une langue qu’elle s’est totalement appropriée.