Samedi 23 mars 2019
La malédiction de la constitution
Bon nombre de nos compatriotes de tous âges, sexes, régions et niveaux intellectuels croient au sort, aux prédictions et aux histoires surnaturelles. Ça fait partie de notre culture.
Nous croyons pour la plupart aux miracles, aux contes et légendes, au merveilleux, à la prédestination, dont celle de l’homme providentiel ou du cheikh inspiré qui ne sont souvent, on commence enfin à s’en rendre compte, que des Djouha en habit moderne ou en tenue dite islamique. Des fois, ils alternent les deux.
Dans l’esprit de beaucoup ces croyances sont assimilées à la foi révolutionnaire ou à la religion.
Quand l’horizon national est bouché, que nous n’entrevoyons pas de solution à nos problèmes et à ceux du pays, nous laissons percer notre désespoir et soupirons, abattus : « Nous sommes maudits ! Une malédiction doit peser sur nous ! Ça sera toujours comme ça ! Jamais nous ne nous en sortirons ! »…
Et si c’était vrai ? Et si une malédiction pesait effectivement sur nous ?
A l’heure où il est question de la réviser, je voudrais faire état d’un sortilège qui serait lié à la Constitution algérienne. La cause en serait la trahison du sang des martyrs, l’assassinat de la Constitution au moment où elle devait voir le jour.
Au lieu d’émaner du peuple à travers les représentants qu’il avait mandatés, la Loi fondamentale qui devait dessiner l’organisation politique et l’avenir du pays au sortir de la guerre de libération lui a été arbitrairement imposée.
Au terme de cette malédiction, tout président de la République qui toucherait à la Constitution serait condamné à perdre son poste dans les trois années qui suivraient. Jugeons-en.
Le président Ben Bella a empêché l’Assemblée constituante élue pour donner à l’Algérie sa première Constitution d’accomplir sa mission, et confié son élaboration au parti FLN.
Moins de trois années après il était délogé du pouvoir par le coup d’Etat de Boumediene, et emprisonné pendant quatorze ans.
Ce dernier gèle la Constitution adultérine et gère le pays hors de tout cadre constitutionnel durant onze ans. En 1976, il décide de donner une nouvelle Constitution au pays.
Moins de trois années après il était arraché au pouvoir par une mort mystérieuse sur laquelle on s’interroge à ce jour.
En 1989 son successeur, Chadli Bendjedid, fait réviser la Constitution de 1976 sous la pression des évènements d’octobre 1988 pour y introduire le multipartisme.
Moins de trois années après il était « évacué » du pouvoir…
Liamine Zeroual a changé la Constitution de 1989 pour créer le Sénat et limiter le nombre des mandats présidentiels à deux.
Trois ans après, il démissionnait sans qu’on n’en connaisse jusqu’à maintenant les raisons.
Chose curieuse, le président qui a limité le nombre de mandats présidentiels à deux (Zeroual) est celui-là même qui a quitté ses fonctions de son propre gré et vivant.
Il ne portait pas en lui le virus du despotisme, c’est pourquoi il n’a pas été « puni ».
Tous ses prédécesseurs, sans exception, ont quitté le pouvoir de force (Ahmed Ben Bella et Chadli Bendjedid) ou morts (Boumediene et Boudiaf)…
Détail encore plus curieux : sur les six chefs d’Etat que l’Algérie a comptés, Zeroual est le seul dont le nom ne commence pas par la lettre B : Ben Bella, Boumediene, Bendjedid, Boudiaf, Bouteflika.
Je n’ai pas oublié Ali Kafi qui a remplacé au pied levé Mohamed Boudiaf à la tête du Haut Comité d’Etat après son assassinat. Il n’a été ni élu, ni « programmé » par l’armée. Il était là, dans le HCE, et le poste était devenu vacant.
On peut relever que malgré leur évidente intention de ne pas quitter le pouvoir (à l’exception de Zéroual, toujours) aucun président n’a été au bout de son ou de ses mandats.
Ben Bella n’a pas terminé son mandat, Boumediene n’a pas achevé le sien (il a été élu en 1976), Bendjedid a été « libéré » à mi-chemin du troisième mandat, Boudiaf a été assassiné six mois après sa prise de fonction à la tête du HCE, Zéroual a démissionné avant la fin de son mandat.
Par ailleurs, aucun président n’est resté au pouvoir au-delà de treize ans.
Après Boumediene et Chadli, Bouteflika en est à la douzième année.
Entre la Constitution de Ben Bella et celle de Boumediene, il s’est écoulé treize ans. Entre celle de Boumediene et celle de Chadli, il s’est écoulé treize ans. Entre celle de Zéroual et celle de Bouteflika, il s’est écoulé, à quelques mois près, treize ans.
Treize ! Le chiffre qui symbolise le malheur.
Les Constitutions de 1963 et de 1976, de type soviétique, ont institutionnalisé le pouvoir personnel et le parti unique. Les libertés individuelles et publiques étaient ignorées, mais c’était dans l’esprit du temps.
Les seuls apports positifs faits à la Constitution depuis 1963, sont ceux conçus à l’initiative de Chadli et de Zéroual.
Le premier en créant le poste de chef de Gouvernement qui n’existait pas sous Boumediene, et plus tard le multipartisme, le second en créant le Sénat et en limitant le nombre de mandats présidentiels.
En 2008, Bouteflika a annihilé les apports positifs de ceux qu’il a qualifiés de présidents « stagiaires ». Il a supprimé le poste de chef de Gouvernement et la limitation des mandats, mais je parie qu’ils seront prochainement rétablis.
Celui qui a eu à diriger le pays dans les pires conditions sécuritaires, climatiques et financières de son histoire, a été Zeroual.
Celui qui a eu à le diriger dans les meilleures conditions climatiques et financières depuis l’Indépendance est Bouteflika : 500 milliards de dollars de recettes entre 2000 et 2010 !
Que veut dire tout cela ? Pour l’esprit rationnel, rien d’autre que des superstitions.
Mais si tous les ennuis de l’Algérie venaient réellement de là ?
Le président Bouteflika qui est sensible aux traditions, qui a rendu aux zaouïas leur influence sur la société, et qui s’apprête à toucher de nouveau à la Constitution, devrait considérer les choses sous ce nouvel éclairage. Il faut voir comment exorciser cette malédiction, et lui seul est compétent en la matière.
Non pas qu’il soit exorciste, mais parce que la Constitution dépend de lui. Elle dépend de lui, comme il nous en a administré la preuve, plus qu’il ne dépend d’elle.
Les experts en droit constitutionnel qui vont être requis seront certainement très compétents, mais il n’est pas sûr que la bénédiction des Martyrs de la Révolution de Novembre leur soit acquise.
Quoiqu’ils fassent, leur responsabilité sera bénigne.
Elle incombera entièrement par contre à ceux qui vont leur donner les orientations et les axes de travail, et singulièrement à celui que la Constitution désigne comme étant son gardien sacré, son protecteur : le président de la République.
Si, abusant de ce privilège, de cette « amana » (confiance) il se comporte avec elle comme si elle n’était que de l’encre sur du papier, ou sous prétexte qu’ « elle n’est pas le Coran », comme aiment à dire les valets de chambre, s’il ne la regarde que sous l’angle de son intérêt personnel, comme il l’a fait en 2OO8,
c’est sur lui que la malédiction retombera, et lui seul.
Il faut renoncer aux arguments éculés du genre : « Ce qu’un président a fait, un autre peut le défaire ; si tel président a changé la Constitution, pourquoi pas moi… ».
Il faut se mettre à raisonner comme les Américains à propos de leur Constitution qui a plus de deux siècles d’âge, et non comme Bokassa devant la sienne.
Il faut prendre exemple sur le meilleur, et non sur le pire.
Le peuple, entre autres reproches à lui faire, enfreint allègrement le code de la route dès qu’il n’y pas un gendarme ou un policier pour lui retirer le permis de conduire.
Les dirigeants enfreignent encore plus allègrement la Constitution depuis l’Indépendance, sauf qu’eux personne n’est là pour leur retirer le permis de diriger.
Ce « personne n’est là », ce gendarme hypothétique, ce policier virtuel, n’est autre que le peuple souverain dont parlent les Constitutions algériennes sans exception.
En fait il était là, mais il a tourné la tête.
Il a fait comme s’il n’avait rien vu parce qu’il n’en avait cure, parce que, pensait-il, la Constitution ne le nourrit pas, parce qu’il était affairé à chercher sa « loqmat-al-aïch » dans les Souk-el-fellah. C’était une époque.
Aujourd’hui, il n’a qu’à allumer sa télé pour voir ce qu’est un peuple, une nation, un Etat, et le rapport de causalité existant entre une Constitution démocratique et la « bouchée de pain ».
Même si c’est le même pain noir, il a meilleur goût.
Chez nous, la notion de « pouvoir » implique parmi les prérogatives dévolues à son détenteur (son « propriétaire » devrais-je dire) le droit naturel de piétiner toutes les lois, du plus petit arrêté communal à la Constitution, pour peu que ça lui chante. Sinon il ne passerait pas, à ses yeux comme à ceux des autres, pour « puissant ».
S’il est limité par quelque chose, par quelque chiffon de papier, par quelque policier ou gendarme, c’est qu’il n’a pas vraiment le pouvoir.
Le « pouvoir », dans notre inconscient collectif, qu’il soit de nature politique, économique ou physique, que nous le subissions ou le faisions subir aux autres, est synonyme d’élévation au-dessus de tout : usages, civisme, savoir-vivre, droits des autres, barrières, lois, Constitution…
Pas nécessairement par bravade, par méchanceté ou par vantardise, non. C’est tout simplement ainsi, c’est tout banalement comme ça ; c’est dans notre culture et dans nos têtes.
C’est avec ce naturel, ce bon aloi que peuple et dirigeants comprennent les choses depuis les premiers Aguellid (Rois berbères de l’Antiquité), depuis les « Mille et une nuits », depuis l’Indépendance.
C’est comme ça que, du chef de l’Etat au plus humble gardien de parking sauvage, les choses sont vues, vécues et pratiquées.
Les différences d’un cas à un autre résultent de la position qu’on occupe dans la hiérarchie sociale.
Autrement, c’est de cette façon que tout le monde se comporte chez soi, au travail, aux guichets de l’administration, dans les arcanes du pouvoir, dans la rue, à pied, en voiture…
Très peu de gens croient à la loi, au droit, au bon exemple. Par contre, le mauvais exemple est religieusement suivi.
La majorité d’entre nous ne croient qu’en la force brute, la force des armes, la force physique, la force du rang social, la force de l’argent, la force de la fourberie…
Entre les mains des puissants, la loi est une télécommande : on appuie négligemment dessus pour récompenser ou sévir, puisqu’on a le privilège de pouvoir déroger à tout.
On fait beaucoup de lois, d’ordonnances, de décrets, de circulaires, mais on ne veille à leur application « avec la dernière rigueur » que lorsqu’on veut enrichir ou ruiner quelqu’un, l’élever ou l’abaisser, lui passer ses caprices ou le jeter en prison s’il s’est mêlé de « ce qui ne le regarde pas ».
Les règlements, l’ordre, les interdictions, les autorisations, la paperasse infernale, la chaîne, c’est pour les assujettis : pour leur « montrer leur place », les occuper, les contenir, les humilier, les écraser, leur faire mettre genou à terre comme on dit dans le langage populaire.
Voilà d’où provient la dictature des grands et des petits.
Heureusement que tout le monde n’a pas tout le pouvoir tout le temps.
Ce n’est pas le sort qui nous accable de malédictions, c’est l’égoïsme, la méchanceté, l’ignorance, l’incivisme, le penchant pour la duperie de tous qui, en se rencontrant et en s’entrechoquant dans le quotidien, génèrent le despotisme, la « hogra », la méfiance, l’anarchie, la violence, les déperditions de temps, de moyens et d’énergie, dont nous souffrons et nous plaignons unanimement.
Nos malédictions, nous les tissons de nos propres mains : ce sont les milliers de petits problèmes que nous créons inconsciemment les uns aux autres ; les milliers de petits malheurs que nous nous occasionnons réciproquement avec sadisme ; les milliers de « petits riens » avec lesquels nous nous empoisonnons mutuellement la vie.
Elles ne sont que les termes génériques qui désignent nos mauvaises actions, nos devoirs non accomplis, notre travail mal fait, nos ruses.
Depuis l’Indépendance, nous sommes poursuivis par trois malédictions : celle de la Constitution, celle du pétrole et celle de l’islamisme. Comment les exorciser ?
En commençant par le commencement, en suivant l’ordre dans lequel elles sont apparues.
En trois mots, il faut une Constitution démocratique INTANGIBLE dans ses dispositions principales, un Etat légitime et compétent, et une économie créatrice d’emplois et de richesses grâce à la remotivation de la société, des investisseurs et des autres agents économiques.
Ceux qui, quels qu’ils soient, seront appelés à plancher sur la Constitution, pourraient faire une petite place dans leur esprit à ces « superstitions » sans risque pour eux d’être distraits outre mesure de leur tâche.
L’âme tourmentée des martyrs trahis par les démons du despotisme qui se sont emparés de nos dirigeants avant même l’Indépendance ne connaîtra le repos que le jour où l’Algérie sera dotée d’une Constitution digne des idéaux pour lesquels ils se sont sacrifiés, une Constitution stabilisée pour un siècle qui consacrerait la souveraineté, les droits et devoirs du peuple, et non les intérêts conjoncturels d’un homme ou d’un clan.
C’est un argument supplémentaire en faveur de la démocratie, de nature mystique celui-là, mais il aura peut-être plus d’effets sur nos esprits crédules que les arguments rationnels.
(« Le Soir d’Algérie » du 24 avril 2011)
Post scriptum (22 mars 2019)
Le cas de Bouteflika semble avoir démenti la logique de la « malédiction de la constitution » décrite ici.
C’est ce que j’ai cru moi-même (entre avril 2011 et avril 2013) jusqu’à ce que – à quelques semaines de l’expiration de sa treizième année au pouvoir, et une année avant la fin du troisième mandat « volé » – il a été frappé par l’AVC qui a amoindri ses capacités dans une mesure qu’on ne connaît pas (avril 2013).
Il est resté en vie jusqu’au jour où il a reçu le pire des châtiments pour lui, celui qu’il n’a jamais imaginé : voir le peuple algérien, rassemblé et uni comme jamais et sous les applaudissements du monde entier, le chasser du pouvoir.
Je ne m’en réjouis pas, je constate : la « Némésis des « chouhada trahis » a frappé une fois encore !
Gare au prochain…